Tribune
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Published on 23 May 2012

Israël : la tentation du statu quo

Par Gérard Chaliand

                 

Il n'est pas sans risque de dresser un état des lieux dans le conflit qui oppose, depuis les lendemains de la guerre de 1967, Israël et les Palestiniens, chargé par l'hostilité constitutive de pays arabes ne reconnaissant pas l'État juif et celle de l'Iran des mollahs qui prétend vouloir sa disparition.

Rappelons qu'il s'agit d'un affrontement dont le nombre des victimes, de part et d'autre, est relativement modeste comparé, par exemple, à celui du Sri Lanka, ou des millions de morts en République Démocratique du Congo qui ne mobilisent guère les opinions publiques et que la Cisjordanie et Gaza (5 500 km2) étaient, entre 1949 et 1967, sous le contrôle de la Jordanie et de l'Égypte respectivement. Terre trop promise, la Palestine du mandat, aujourd'hui divisée entre Israël et les territoires occupés, est l'espace exigu où il est question que cohabitent deux États que la communauté internationale et les parties concernées appellent officiellement de leurs vœux depuis bientôt vingt ans. Ce conflit concerne des Juifs qui ont payé le prix le plus élevé pour le droit de survivre, un monde arabe humilié et des Palestiniens dépossédés et contraints.

 

Pour l'observateur sensible aux problèmes stratégiques et à la géographie, Israël est un cas d'école. L'État d'Israël s'étend sur 78% de la Palestine du mandat (environ 20 000 km2). La bande de Gaza (1,3%), aujourd'hui évacuée et dirigée par le Hamas, est (sur)peuplée d'environ 1,6 million d'habitants, sans autre accès extérieur que vers l'Égypte, par un système de tunnels. Dans l'État d'Israël, on décompte quelque 5 500 000 juifs et approximativement 1 800 000 "Arabes israéliens". La Cisjordanie, soit 20,3% de la Palestine du mandat, à peine plus de 5 000 Km2, est divisée en zones A, B et C. On y compte (Jérusalem compris) environ 3 millions de Palestiniens et, d'après les évaluations les plus récentes, 660 000 juifs, dont 320 000 dans le Grand Jérusalem. La zone A est dévolue à l'Autorité palestinienne ; la B est sous administration palestinienne, mais la sécurité est contrôlée par Israël ; la C concerne le reste de la Cisjordanie, dont les colonies. Les Palestiniens occupent environ un tiers des 22% des territoires occupés.

 

On ne peut que constater la montée des extrêmes, dans chaque camp. Les partis séculiers et leurs élites, qui avaient réussi, jadis, à créer l'État, objectif essentiel des sionistes, sont aujourd'hui dépassés. La dynamique pionnière n'est guère plus insufflée, aujourd'hui, que par les partis religieux. Les religieux orthodoxes font beaucoup d'enfants, mais les hommes ne travaillent pas et accomplissent très rarement le service militaire. Tandis que leur proportion augmente, ils tendent à vouloir régenter les comportements, pour tous, notamment le jour du sabbat et maintiennent les femmes en position d'infériorité. Afin de justifier les implantations, les ultras religieux en appellent aux Écritures. Les droits historiques l'emportent désormais sur le maitre mot des débuts de l'État d'Israël : la sécurité (Bitahon).

 

De facto, l'espace sous contrôle militaire israélien est un puzzle complexe dont l'enchevêtrement, savamment calculé grâce aux implantations, au système routier et à la division en trois zones, cantonalise la population palestinienne de Cisjordanie.

                                            

Sur le plan de la géopolitique régionale, la situation, malgré l'isolement d'Israël, est moins médiocre qu'il n'y paraît. Certes, la volte-face récente de la Turquie a fait perdre à l'État juif un allié de taille qui, il y a quelques années encore, participait avec celui-ci et la Jordanie à des manoeuvres militaires communes. La nouvelle diplomatie turque cherche à occuper une place majeure dans l'Orient sunnite, renouant avec une politique qui fut la sienne depuis le XVIe siècle.

 

L'Égypte d'Hosni Moubarak, si commode, n'est plus, mais la montée des Frères musulmans et d'autres courants islamistes seraient plus redoutables si l'Égypte, le seul pays arabe ayant une tradition étatique, n'était dans une situation économique aussi précaire. La Jordanie, pour l'heure, bien que peuplée de 70 % de Palestiniens, reste stable, l'Irak chiite a fort à faire avec ses problèmes intérieurs, la Syrie connaît une guerre civile en devenir qui devrait mener, à terme, à la chute du pouvoir alaouite allié à l'Iran et soutien du Hezbollah. La Turquie jouera un rôle sans doute décisif lorsqu'elle sera internationalement mandatée pour hâter la déstabilisation du régime syrien.

 

Reste l'adversaire principal, l'Iran et son programme nucléaire, dont la coalition qui dirige Israël fait son cheval de bataille. L'accession de l'Iran au feu nucléaire serait, pour Israël, la fin du monopole nucléaire au Moyen-Orient et, peut-être, une dangereuse course à la prolifération régionale. Ni les États-Unis ni les États arabes, Arabie Saoudite en tête, ne veulent d'un Iran doté de la bombe et Israël moins que tout autre. Le discours, apocalyptique, de Benyamin Nétanyahou à l'ONU visait à mettre la pression à l'incandescence afin que les mesures de rétorsion à l'encontre de l'Iran soient renforcées. Elles ont porté leurs fruits. Les banques iraniennes voient leur liberté d'action réduite, et les mesures concernant le pétrole iranien vont frapper de plein fouet une économie déjà éprouvée par l'embargo en cours.

 

Devant les réticences du président américain concernant l'option militaire sans délai, il est peu probable qu'Israël se décide, quelle que soit sa rhétorique, à frapper en premier. Ce dossier capital, chargé d'incertitudes, restera au centre des négociations internationales des mois à venir.

 

Après avoir rencontré, à Jérusalem, toutes les formations politiques qui composent la coalition actuelle, l'observateur politique est amené à conclure qu'il n'y aura pas d'État palestinien dans un délai prévisible.

 

La prise de possession se fait par la pierre. En 1967, Al-Qods (nom arabe pour Jérusalem) avait 6 km2 ; aujourd'hui, le Grand Jérusalem en compte 70, soit douze fois la surface initiale (y compris Jérusalem-Ouest). La Vieille Ville est enserrée en un premier cercle (Mont Scopus, French Hill, Augusta Victoria, Kamot). Le Grand Jérusalem écarte, avec un maximum d'efficacité, par un second cercle, la présence palestinienne : bâtiments, portions du mur, système routier N1 et N443. Des hauteurs, on aperçoit Ramallah. Har Homa, bâti en 1996 sous le gouvernement Nétanyahou, isole Jérusalem de Bethléem. Les bâtiments semblent avoir été pensés dans la perspective d'une guérilla urbaine. Enfin, une troisième enceinte, qui triangule la cité, va de Maale Adumim (45 000 juifs, 5 000 Palestiniens) à Gush Etsion (60 000 juifs, 20 000 Palestiniens). Seul à la périphérie, reste massivement homogène Modi'in Elit avec une population de plus de 50 000 juifs. Un certain nombre de maisons palestiniennes ont été confisquées, ce qui s'ajoute aux centaines de familles ayant perdu leur "droit de résidence".

 

J'ai pu, en Cisjordanie septentrionale (dénommée ici Samarie), visiter Ariel, une cité de 28 000 habitants, dont quelque 13 000 étudiants, avec sa municipalité, ses activités communales, son système de transport. Non loin sur la route n° 5, des implantations ont été bâties sans permis, postes avancés qu'on ne considère pas comme illégaux, comme Nofei Mekhemia ou Rechalim. Aux arrêts, on discute avec des éléments hautement motivés, souvent d'origine américaine ou du Maghreb. Les séculiers sont minoritaires.

 

Dans les implantations, on trouve surtout des jeunes couples avec enfants. Les femmes portent robes longues jusqu'aux chevilles et foulards, et les hommes, presque sans exception, la kippa. La sécurité est en principe assurée par l'implantation elle-même. Tous ceux qu'on rencontre sont confiants et ont le sentiment d'accomplir quelque chose d'important. À Barkan, village qui se revendique séculier, une zone industrielle emploie également des Palestiniens. Les salaires sont deux fois plus élevés que ceux versés par l'Autorité palestinienne (qui boycotte ce qui est fabriqué dans les implantations). J'ai visité Itamar, Shilo, Alon Moreh, Yizhar, à partir de laquelle on aperçoit Naplouse.

 

Des hauteurs d'Itamar, on peut voir les "trois mers", tant l'espace est exigu : la Méditerranée, la mer Morte et le lac de Tibériade. La séparation est sensible à l'échelle du réseau routier - en principe pour garantir la sécurité, mais aussi pour contrôler les passages obligés. Un système de tunnels permet de ne pas se croiser.

 

En quoi consiste l'occupation ? Il s'agit, grâce aux implantations, d'assurer le contrôle spatial et de concourir à la séparation (Hafradah) des entités palestiniennes, à briser la continuité plus ou moins dense des villages ou des agglomérations. Séparer facilite le contrôle, qui est essentiel. Celui-ci est assuré par un rets serré de mesures : permis de déplacement, barrières de séparation pour les passages, restriction sur l'usage de routes proches des implantations pour prévenir le terrorisme. Celui-ci est sanctionné par des punitions collectives, comme dans toute occupation, mais non par l'exécution d'otages.

 

Au cours des quarante-cinq dernières années, quelque 130 000 Palestiniens de Cisjordanie ont perdu leur "droit de résidence". Dans l'ensemble, l'occupation israélienne est pénible, voire dure parfois, mais on est très loin des répressions menées naguère par des régimes semi-démocratiques (Sri Lanka, Turquie, Russie) ou dictatoriaux. Quelles que soient les mesures qui accentuent la séparation, il n'est pas pertinent de définir la condition des Palestiniens comme un apartheid. J'ai vécu plusieurs mois en Afrique du Sud, dans les années 1980, et mesure la différence. Le contrôle se double d'un arsenal légal et l'ensemble du dispositif cumulant maintien de l'ordre et avancée territoriale dépend du ministère de la Défense, de l'administration civile, de l'état-major.

 

Ce sont les autorités israéliennes qui décident quels biens peuvent circuler et même un simple soldat peut laisser passer ou retenir plus ou moins longtemps aux postes de contrôle. La présence israélienne se veut dissuasive. Des manifestations de réticences entrainent des confiscations. Dans ce processus de démonstration de force, les colons sont non seulement les partenaires de l'armée, mais des éléments de choc, surtout parmi les plus idéologisés, souvent provocateurs.

 

Hébron (Cisjordanie méridionale, dénommée Judée) est un cas à part. Le lieu est lourdement chargé de symboles : le Tombeau des Patriarches (Abraham et Sarah, Isaac et Rebecca...). Avec Safed, Tibérias et Jérusalem, Hébron est une des quatre cités saintes du judaïsme. Le Tombeau des Patriarches est, pour les juifs, un lieu particulièrement sacré et l'on vous fait remarquer que les synagogues, autrefois nombreuses dans les pays arabes, sont aujourd'hui inaccessibles ou détruites, ce qui renforce à l'égard des lieux saints du judaïsme tel Hébron, une vénération passionnée.

 

En 1929, 67 juifs y étaient massacrés, et les Britanniques évacuèrent la petite communauté juive de la cité. En mai 1970, non loin, est créée l'implantation de Kiryat Arba, où vivent quelque 7 250 juifs. En 1979, des colons religieux entrent dans la ville et y occupent un bâtiment. L'année suivante, sept d'entre eux sont assassinés. Quatorze ans plus tard, un certain Goldstein tue 29 musulmans dans la mosquée du Caveau. En vertu du protocole d'Hébron, en 1997, la ville est divisée en deux : H1 et H2.

 

J'ai pu, grâce à Élie Barnavi (ancien ambassadeur d'Israël en France) et avec lui, visiter la section fantôme du centre-ville (H2). Afin que moins de 900 colons ultra-religieux puissent y séjourner sous la protection de l'armée, parallèlement à 175 000 Palestiniens, il a fallu, dans la période qui suivit l'affaire Goldstein et durant la seconde Intifada, procéder à la fermeture des marchés de la viande, des fruits et légumes, murer une série de sorties de la section H1, évacuer un millier de logements, fermer 1 800 boutiques.

 

Des maisons palestiniennes ont leur porte d'entrée condamnée. Les habitants doivent sortir par les toits. Les fenêtres ont des avancées de protection contre les pierres jetées par des colons agressifs. Les Palestiniens peuvent aller à pied dans les rues de H2, mais pas en voiture. De nouvelles implantations se sont créées : Givat Haavot, Avraham Avinu, Beit Romano, Beit Hadassah, Tel Rumeida. Hébron montre le visage nu de l'occupation. Quelles que soient les motivations religieuses, il est choquant de voir quelques centaines d'ultraorthodoxes obliger des dizaines de milliers de Palestiniens à s'incliner de la sorte. Hébron est une flétrissure dans la démocratie israélienne.

 

La situation est différente en zone A, celle de l'Autorité palestinienne, prospère et discrètement contrôlée, ce qui tend, suivant les classes sociales, à atomiser jusqu'à un certain point la société, cependant unie par un fort sentiment d'humiliation. Il est défendu aux Israéliens de se rendre en zone A, mais les Palestiniens d'Israël peuvent librement y entrer. L'observateur, au terme de ce tour d'horizon, constate qu'il s'agit d'une occupation doublée d'une avancée territoriale pensée et qu'elle reste, pour l'Autre, une dépossession devant laquelle, malgré ses sursauts violents, il ne reste de salut que par une intervention extérieure.

 

Les Palestiniens comptent cependant sur leur présence obstinée, le temps et la démographie (en 2030, pourtant, la population juive constituera encore près de la moitié du territoire contrôlé par Israël). Un prochain sursaut ne peut manquer de se produire. Confiantes, les autorités israéliennes pensent pouvoir le juguler et jouent sur la non-résolution du conflit.

 

Pour qui travaille le temps ? Jusqu'à présent pour Israël, contrairement à ce que me disait, en Jordanie, avant Septembre Noir, il y a plus de quarante ans, Yasser Arafat. En sera-t-il encore longtemps de même ? Si les sondages indiquent une disposition de l'opinion publique au compromis, le calme relatif et l'absence d'offre politique, jusqu'aux toutes récentes déclarations de Saul Mofaz, nouveau représentant du Kadima qui se déclare résolument pour la création d'un État palestinien, ne mobilisent guère les Israéliens pour aboutir à une solution négociée.

 

Les élites politiques israéliennes sont inégalement partagées entre ceux qui estiment nécessaire et bénéfique de déboucher sur un accord et une majorité qui préfère poursuivre le processus en cours et pense le maîtriser. Grâce à l'accord-surprise passé avec le nouveau dirigeant du parti Kadima, qui s'était déclaré partisan d'un État palestinien, Benjamin Netanyahu jouit d'une nouvelle marge de manoeuvre. Il peut en faire usage pour marginaliser certains des partis des petites formations religieuses. Il est par contre douteux, malgré les effets d'annonce, qu'il négocie pour aboutir sur le dossier palestinien.