Tribune
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Published on 20 February 2013

La part maudite des intellectuels dans l’antisémitisme : une tradition multimillénaire

 

Manfred Gerstenfeld interviewe Robert Wistrich

Adaptation : Marc Brzustowski.

 

Le Professeur Robert Wistrich est titulaire de la Chaire Neuberger, d’histoire juive et de l’Europe moderne à l’Université Hébraïque de Jérusalem. Depuis 2002, il est directeur du Centre International Vidal Sassoon d’Étude de l’antisémitisme, au sein de cette université.

 

«  L’antisémitisme, au sein de l’élite intellectuelle de l’Antiquité païenne, a pris son essor, à Alexandrie, il y a plus de 2000 ans. Ce type d’antisémitisme – particulièrement vivace, parmi les cultures les plus élaborées, c’est-à-dire l’Égypte, la Grèce et Rome, s’est focalisé sur des sujets qui semblent connaître un écho pérenne. En particulier, l’accusation a continué de courir que les Juifs étaient antisociaux. Ils ne mangeaient ni ne buvaient en compagnie de leurs voisins, comme c’était de coutume, dans l’éthos des contrées méditerranéennes. Cette accusation antique d’exclusivisme et d’isolationnisme des Juifs a fourni la matière première de diverses accusations plus graves, construites au fil des millénaires.

 

Le rôle pivot des intellectuels antisémites s’est perpétué à travers les siècles. Les pères de l’Église, notamment au quatrième siècle de l’ère chrétienne, ont posé les bases de l’infrastructure idéologique, à partir de laquelle l’essentiel de la diabolisation des Juifs, du Judaïsme et du peuple juif a prospéré. Ils ont explicitement marqué les Juifs au fer rouge, en les désignant comme les assassins du Christ, un peuple déicide. Ces accusations font, déjà, leurs premiers pas dans les Évangiles. Les seuls et uniques intellectuels de l’Europe chrétienne au cours du Moyen-âge étaient les clercs de l’Église. Durant plus d’un millier d’années, de nombreux théologiens chrétiens dominants ont enseigné le mépris envers le peuple juif. Après la Seconde Guerre mondiale, l’auteur juif français Jules Isaac a décrit par le menu ce phénomène.

 

La perception du caractère supposé satanique des Juifs s’est propagée à travers toutes les époques du Moyen-âge. Plus tard durant cette période, les Juifs sont littéralement devenus une « abstraction démoniaque ». Presque tous leurs agissements n’étaient interprétés que comme le fruit d’une malice et d’une perversité extraordinaires. Le réformateur de l’Église Martin Luther était un homme d’une puissance intellectuelle considérable. Ses dénonciations contre les Juifs sont parmi les plus virulentes de toute l’histoire de la diffamation antisémite.

 

Dans l’univers des courants catholiques, chrétiens orthodoxes et protestants d’Europe de l’Est, l’antisémitisme s’est transformé en un phénomène en pleine expansion. Les Églises définissaient les Juifs comme « les suppôts du Démon » et les ennemis de la Foi. Cette diabolisation s’est reportée pour devenir un Ethos postchrétien, rationaliste, acquérant une nouvelle vitalité laïque. Par exemple, le 18ème siècle des Lumières a inscrit la révolte contre l’Église instituée tout en haut de ses oripeaux. Il a proclamé la souveraineté de la Raison, de l’Humanité et de la « tolérance » universelle. Pourtant, cela n'a pas empêché la tradition antisémite de se poursuivre sans relâche. Ses grands défenseurs intellectuels ont retourné leur antisémitisme contre l’Église catholique elle-même. C’est l’approche voltairienne contre les citadelles de la « Superstition » et, en particulier, celle de l’Église Catholique et des Écritures saintes. Cela comprend une attaque en règle et sans merci contre la Bible hébraïque, le peuple juif et le Judaïsme, comme source de tout ce qui allait de travers. Lui et bien d’autres philosophes français du 18ème siècle n’ont eu de cesse de proclamer que le crime capital des Juifs était d’avoir inventé D.ieu et le monothéisme, la pire chose qui soit jamais arrivée à la civilisation. En d’autres termes, leur péché originel n’était plus tant d’avoir crucifié le Christ, que de lui avoir donné naissance.

 

La faute à Voltaire?

 

Les grands philosophes idéalistes allemands du 18ème siècle, de Kant en passant par Fichte et Hegel, étaient tous antisémites. Les intellectuels exceptionnels qui les ont suivi ou se sont opposés à eux, tels que Shopenhauer, Nietzsche et le jeune Karl Marx trempaient dans les mêmes eaux. Bien que Nietzsche et Kant étaient nettement moins antisémites que les autres. Cette tradition a atteint son apogée avec Martin Heidegger, que beaucoup de gens considèrent que le philosophe prédominant au 20ème siècle. Son engagement dans le Nazisme était très profond et a gravement affecté sa position à l’encontre des Juifs.

 

Parmi les héritiers des traditions des Lumières, on trouve les socialistes français du 19ème siècle. À de rares exceptions près, ils ont préparé le terrain à l’antisémitisme français de la fin du 19ème siècle. Ce courant comprend Charles Fourier, Pierre-Joseph Proudhon – le fondateur de l’anarchisme et personnage séminal du mouvement des travailleurs français – et Alphonse Toussenel. La personnalité à la tête de l’antisémitisme français, à l’époque de l’affaire Dreyfus était Édouard Drumont, auteur de l’œuvre à grand succès La France Juive. Avec approximativement 100 rééditions, elle surclasse les ventes de tous les autres livres du moment, dans la France Fin-de-siècle [en français dans le texte].

 

Le grand rival et adversaire de Proudhon, Karl Marx, a rédigé une œuvre que les Marxistes intègrent toujours au panthéon de ses écrits, Zur Judenfrage [sur la Question juive]. Parmi les nombreuses perles qui constituent l’inspiration de ce travail, on trouve des phrases, telles que : « Mammon [la richesse, la possession matérielle] est le dieu terrestre des Juifs », ou « le monde chrétien actuel, en Europe et en Amérique du Nord, a atteint le summum de cette évolution et s’est judaïsé de part en part ».

 

L’antisémitisme n’est, en aucun cas, uniquement, l’apanage de l’ignorant et de l’homme non-cultivé. Les mouvements de masse, tels que le Nazisme et beaucoup d’autres formes de fascisme, de nationalisme et certains types de socialisme, comportent, effectivement, des composantes essentielles d’anti-intellectualisme. Pourtant, ces mouvements, qui sont, à la fois, anti-intellectuels et antisémites, disposent aussi d’un fondement intellectuel. Parmi les inspirateurs du fascisme européen, on trouve des penseurs, comme George Sorel, Giovanni Gentile, Ernst Jünger, Oswald Spengler et tant d’autres. « Les professeurs d’Hitler », pour paraphraser Max Weinstreich, ont contribué à préparer le terrain conduisant au génocide nazi des Juifs.

 

La diabolisation intellectuelle des Juifs se poursuit, jusqu’à présent, en dépit des changements radicaux qui se sont instaurés sur les plans intellectuel, social et politique dans l’histoire européenne. Délégitimer Israël est, aujourd’hui, à la mode parmi les élites cultivées d’Europe. De nombreux écrivains, artistes, des journalistes et des universitaires prédominants sont à l’avant-garde, dans la diffusion d’odieuses comparaisons entre le Sionisme et le Nazisme et, d’Israël à l’égard de l’Allemagne hitlérienne. L’écrivain portugais, lauréat du Prix Nobel, José Saramago, n’a été que l’un d’entre eux. Pourtant, ils s'intègrent parfaitement dans une tradition de longue date de la haine intellectuelle des Juifs.

 

Le Dr Manfred Gerstenfeld est membre du Conseil d’Administration du Centre des Affaires publiques de Jérusalem, qu’il a présidé pendant 12 ans. Il a publié 20 ouvrages. Plusieurs d’entre eux traitent d’anti-israélisme et d’antisémitisme.