Tribune
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Published on 4 May 2015

Penser la vague complotiste contemporaine

Extraits du dernier essai de l’auteur : Pensée conspirationniste et théories du complot. Une introduction critique, Uppr Éditions, e-book, avril 2015.
 

Par Pierre-André Taguieff, publié dans le Huffington Post le 4 mai 2015
Comme d'autres époques marquées par des crises touchant les valeurs fondamentales, notamment celles déclenchées par les bouleversements révolutionnaires (Révolution française, révolution d'Octobre, etc.), notre époque, où la guerre se confond avec la paix, brouillage des frontières illustré par la multiplication de méga-attentats terroristes (sur le modèle du 11-Septembre), où l'ami ne se distingue plus de l'ennemi (qui peut dire si le Qatar est l'ami ou l'ennemi de la France ?), et où, dans les relations internationales et le monde économico-financier, le mensonge, la désinformation et la manipulation règnent sans rencontrer de notables résistances, est particulièrement favorable à la multiplication des représentations ou des récits conspirationnistes, à leur diffusion rapide et à leur banalisation. La suspicion à l'égard des autorités traditionnelles (enseignants, intellectuels, journalistes, dirigeants politiques) a trouvé dans le Web un moyen d'expression privilégié et un puissant instrument de persuasion.
Démocratie et esprit complotiste
Mais l'esprit complotiste n'est nullement une invention récente. L'avènement des sociétés démocratiques a, semble-t-il, aiguisé le goût du démasquage, face à un pouvoir devenu énigmatique, celui du peuple. Nombre de théoriciens sociaux, révolutionnaires ou contre-révolutionnaires, ont été saisis par le démon du soupçon, et se sont montrés obsédés par la question du type « Qu'y a-t-il derrière ? » Ils ne pouvaient pas croire que la démocratie était telle qu'elle semblait être. Et ce doute était porteur d'anxiété. Ils s'interrogeaient sur ce que pouvaient dissimuler les apparences du pouvoir démocratique, postulant que l'essentiel se trouvait derrière la scène visible et le décor, dans les coulisses. Ils ont émis l'hypothèse que, derrière l'apparent pouvoir du peuple, se cachait le pouvoir réel de groupes agissant secrètement. Derrière la souveraineté du peuple, ils discernaient l'existence de puissances occultes exerçant réellement le pouvoir : sociétés secrètes imaginées sur le modèle de la franc-maçonnerie et fantasmées comme « judéo-maçonniques », financiers cosmopolites (souvent assimilés aux Juifs), etc. L'anxiété des démystificateurs s'est dès lors colorée d'indignation et de colère.
La peur et la dénonciation du pouvoir invisible constituent un trait majeur de l'attitude dite populiste. Être populiste, c'est d'abord postuler que nous ne sommes pas égaux dans l'accès au pouvoir et la richesse, et, ensuite, considérer qu'il y a là une injustice représentant une raison suffisante de se révolter contre l'ordre social et politique établi (« le Système », disent les nouveaux populistes). Les populistes dénoncent les puissances cachées qui confisquent le pouvoir et l'exercent secrètement à leur seul profit. C'est pourquoi, dans toutes les formes de populisme politique observables depuis la fin du XIXe siècle en Occident, l'on rencontre des récits complotistes.
Origines et figures de l'imaginaire conspirationniste
La grande nouveauté du XXe siècle aura été en la matière la diffusion planétaire de quelques thèmes majeurs de la mythologie conspirationniste occidentale, autour de ses deux principaux noyaux, l'antimaçonnisme et l'antisémitisme. Son principal véhicule a été le célèbre faux connu sous le nom de Protocoles des Sages de Sion, fabriqués vers 1900-1901, et traduits dans un grand nombre de langues à partir de 1920. Le mythe du complot « judéo-maçonnique » mondial est devenu un thème majeur de la propagande politique, à travers ses deux formes principales : d'une part, la dénonciation du « complot judéo-capitaliste » (ou « ploutocratique »), et, d'autre part, celle du « complot judéo-bolchevique ». Le « complot judéo-maçonnique » s'est transformé à la fin du XXe siècle en « complot américano-sioniste ». Aujourd'hui, l'imaginaire politique du monde Musulman, dans toutes ses composantes, en est saturé.
La vision complotiste du monde - un ennemi secret et puissant qui œuvre au malheur de tel ou tel groupe humain - est l'une des sources du jihadisme contemporain. Le conspirationnisme est une « exportation » politico-culturelle occidentale que les islamistes ont bien assimilée. Il ajoute une motivation politique (ou pseudo-politique) à la motivation religieuse de mourir en martyr : la volonté de lutter contre un complot islamophobe international. Le complotisme est un mode de construction de l'ennemi absolu, défini par ses objectifs : la domination, l'exploitation ou l'extermination de certains groupes humains (ici les Musulmans). La désignation de l'ennemi « américano-sioniste » offre une vision d'ensemble cohérente non seulement aux salafistes-jihadistes mais aussi à tous ceux qui, face à la marche chaotique du monde, veulent à tout prix échapper à l'incertitude et à l'insécurité.
Il n'est pas de pensée conspirationniste sans événements déclencheurs, qui, perçus à la fois comme importants et ambigus, appellent des investigations de la part de journalistes, de « chercheurs de vérité » (« truthers») ou de citoyens-enquêteurs faisant surgir de véritables communautés interprétatives, lesquelles se traduisent depuis les années 1990 par des sites et des blogs plus ou moins spécialisés. De 1964 à la veille du 11 septembre 2001, dans l'imaginaire politique occidental, le point de fixation de la pensée complotiste est resté l'assassinat du Président Kennedy (22 novembre 1963), événement déclencheur devenu paradigmatique, qui a fait l'objet d'interprétations multiples et contradictoires, où dominèrent dans un premier temps les hypothèses liées à la menace communiste ou à la mafia. Mais certains idéologues conspirationnistes ont aussi diffusé la thèse selon laquelle le Président américain aurait été tué sur ordre du « gouvernement mondial » occulte qu'il s'apprêtait à démasquer. Les attentats du 11 septembre 2001 ont changé la donne en installant un nouveau paradigme, lié à l'expansion de l'islamisme, qui oriente désormais la perception de la menace et alimente l'inquiétude. En outre, dans ses différentes versions, les islamistes radicaux n'ont point cessé de justifier leurs appels au jihad par des récits complotistes visant l'ennemi aux visages multiples, réductibles cependant à la figure composite du « judéo-croisé » ou de l'« américano-sioniste ». L'Occident Chrétien et mécréant est fantasmé comme une machine à comploter contre ses « autres ». Mais la nouvelle idéologie conspirationniste comporte toujours une forte dimension antimondialiste, qui s'articule tant bien que mal avec l'anti-islamisme comme avec l'islamisme.
La vague complotiste contemporaine
Ces dernières années, la vague complotiste a pris de l'ampleur en jouant un rôle croissant dans le champ de l'opinion. Les « théories du complot » ont accompagné le traitement de la plupart des menaces reconnues comme telles, au point de s'imposer comme un thème idéologico-politique régulièrement affiché et débattu. Les médias s'en sont fait l'écho, en même temps que, par une réaction circulaire, ils ont alimenté, voire renforcé la passion complotiste. Le thème du complot est devenu une marchandise culturelle autant qu'un topos de la rhétorique politique. L'accroissement des flux d'information, notamment par l'effet du Web qui charrie indistinctement le vrai, le faux et le douteux, produit mécaniquement une haute diffusion des rumeurs de complots, qui peuvent prendre la forme de « rumeurs solidifiées », et des explications « alternatives » de style complotiste. En outre, la vie politique internationale s'est de plus en plus imprégnée des croyances et des représentations complotistes. Les accusations mutuelles de conspirer se sont banalisées dans les relations entre États comme dans les relations entre ces derniers et divers groupes sociaux, politiques ou ethniques.
Le conflit sanglant en Ukraine, où la sécession des séparatistes pro-russes a provoqué une guerre civile, s'est accompagné d'accusations complotistes dans les deux camps : les séparatistes ukrainiens et le gouvernement russe ont centré leur commun discours de propagande sur la dénonciation d'un grand complot occidental (européo-américain) contre la Russie, voire d'un complot « fasciste », tandis que les Ukrainiens anti-séparatistes ont accusé les dirigeants russes et leurs alliés séparatistes de comploter pour diviser la nation ukrainienne et annexer une partie de son territoire. Chaque camp s'est forgé sa vision d'un complot « impérialiste » attribué au camp adverse. Les « révolutions de couleurs » (ou « révolutions colorées »), en Géorgie, en Ukraine et au Kirghizstan comme dans plusieurs pays arabes ont été dénoncées comme le produit de coups d'État fabriqués par des puissances étrangères, organisatrices de conspirations où l'Amérique et Israël, les deux figures motrices de « l'Empire » mondial, se disputent le premier rôle… Lire l’intégralité.