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Published on 12 November 2015

André Glucksmann, du côté de la liberté, par Laurent Joffrin

"Le philosophe avait toujours conjugué réflexion et militantisme, jusqu’à porter le combat antitotalitaire"

Par Laurent Joffrin, Directeur de la publication de Libération, publié dans Libération le 10 novembre 2015
 
Ils avaient fière allure, dans cet Apostrophes fondateur en mai 1977. Le verbe simple et coupant, le cheveu long et soyeux, une allure de jeunes premiers insolents, ils attiraient la lumière sous l’œil ravi du grand maître des cérémonies Bernard Pivot. Sartre était debout sur un tonneau ; ils étaient assis dans un studio : ce fut tout aussi efficace. Les «nouveaux philosophes», dont Glucksmann était l’aîné, Maurice Clavel le mentor et Bernard-Henri Lévy le coryphée, faisaient leur entrée fracassante sur la scène intellectuelle qui devenait une scène médiatique.
 
Nouveaux philosophes, mais aussi nouveaux politiques… Il faut se replacer dans le contexte de cette époque où le marxisme restait, en dépit de Soljenitsyne, la grande référence d’une partie de la gauche. Le Parti communiste représentait un électeur sur cinq, tenait la CGT et conservait dans la vie des idées une influence que Mai 68 avait seulement commencé d’ébranler. C’était entendu, le goulag était une réalité, tardivement admise, même par Althusser – incroyable cécité de ceux qui se donnaient comme mission de penser le monde – mais c’était, pour les défenseurs de la foi, un avatar du «mode de production asiatique», selon le terme piqué à Marx. Le système stalinien était un accident de l’Histoire, l’expression d’un archaïsme russe, une déviation monstrueuse dans un mouvement historique de progrès et de révolution, une boursouflure répressive qui laissait intactes les tables de la loi.
 
Arrivent ces jeunes gens venus du gauchisme, souvent acteurs plus ou moins actifs de 68. Et patatras ! Contre les bonzes du Parti et les burgraves de la vieille gauche, ils expliquent que le ver est dans le fruit marxiste, que la pensée «scientifique», hégélienne ou platonicienne propre à l’Occident, qui a débouché sur le «matérialisme historique», dogme absolu de la gauche marxiste, est la vraie coupable. Horreur et abomination, enfer et damnation !
 
Destin acrobatique
 
Sur le plan philosophique, la thèse n’est guère bouleversante. Les critiques du communisme, du mar­xisme, de la pensée occidentale trop impérieuse, étaient déjà légion, même à gauche. Mais cette fois le fer était porté, non par des barbons sentencieux ou des intellos du Figaro (il y en avait une tripotée, contrairement à ce qu’on croit, dominés par la figure tutélaire de Raymond Aron), mais par de jeunes essayistes au look d’acteurs, qui ressemblaient, par la grâce de la mode, chevelures abondantes et cols ouverts, aux romantiques de la bataille d’Hernani et des Trois Glorieuses. Un tir de barrage nourri, celui déclenché par Pierre Bourdieu, notamment, n’y fit pas grand-chose. Occupant les studios et les magazines comme on occupait naguère les usines, les «nouveaux philosophes» ont fait tomber en France les idoles marxistes minées par l’effroyable échec du «socialisme réel». Seul Alain Badiou survit, bizarrement redécouvert par des journalistes sans mémoire.
 
Dans ce juste combat contre le totalitarisme, Glucksmann était l’un des plus articulés, même si BHL était le vrai animateur de l’affaire, actif comme un colonel d’empire qui serait passé à l’école d’Andy Warhol.
 
Fils de militants juifs communistes, agrégé de philosophie en 1961, assistant de Raymond Aron, André Glucksmann évolue d’abord à l’extrême gauche. Il appelle à la révolution européenne, qualifie les communistes de «révisionnistes» parce qu’il les trouve tièdes et quasi sociaux-démocrates. Il dénonce «le fascisme» au pouvoir en France, ce qui n’était pas une grande preuve de lucidité politique face à un régime certes un peu autoritaire mais néanmoins démocratique, dont les principaux responsables avaient risqué leur vie dans la Résistance ou la France libre, contre le fascisme, justement. Il rejoint les maoïstes de la Gauche prolétarienne, thuriféraires intransigeants de la Révolution culturelle, l’une des calamités déchaînées par Mao contre son peuple. Le bon sens n’était pas à cette époque la chose la mieux partagée à gauche... Lire l'intégralité.
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