Cérémonie au camp de Pithiviers : discours d'Eliane Klein

 
L'assistance était fort nombreuse. On notait la présence du Préfet de la région Centre, Nacer Meddah, du Député-Maire d'Orléans, Olivier Carré, de la Député  du Loiret, Marianne Dubois, et du Maire de Pithiviers.
 
"Le présent, c'est à dire la quotidienneté ambiante, nous assiège de toutes parts et ne cesse de nous convier à l'oubli des choses révolues", ...le passé doit être retenu par la manche, comme quelqu'un qui se noie, les défunts sont sans défense et dépendent de notre bon vouloir...ces offensés nous incombent, ce sont nos célébrations qui les sortent du néant", écrivait le philosophe Vladimir Jankélévitch.
 
A cet instant, me vient à l'esprit l'injonction biblique:"Zahor", souviens-toi, qui donne tout son sens à cette commémoration, que l'on pourrait traduire par "Mémoire oblige"; il ne s'agit pas d'une manifestation mortifère ou revendicative.
 
En ce lieu de Mémoire privilégié, à côté des stèles où sont gravés les milliers de noms, les noms de ceux qui, avec des millions d'autres, ne reposent pas dans un cimetière, n'ont aucune place dans un cimetière, les noms des Juifs déportés directement depuis le camp de Pithiviers( et de Beaune la Rolande) vers Auschwitz -Birkenau, sur ordre du gouvernement de Vichy, notre geste s'inscrit dans la fidélité et le sentiment d'une dette envers ce monde anéanti.
 
Il rejoint la tradition juive, moins tournée vers le ressassement du passé que vers la connaissance rigoureuse et la transmission de ce qui fut, sans faire référence aux formules compassionnelles ou incantatoires, au sempiternel "plus jamais ça", qui n'engagent à rien, qui sont source d'oubli et qui ont été régulièrement trahis dans le monde depuis 70 ans.
 
Il s'agit donc de réfléchir sur ce crime contre l'humanité perpétré sur le sol européen- ce désastre du monde civilisé dans sa totalité-génocide advenu dans le silence -l'indifférence des nations: ce silence à l'origine du terrible sentiment de solitude ressenti par de si nombreux Juifs de France.
Le secours est venu des organisations juives, des associations caritatives chrétiennes et des Justes des Nations, connus ou inconnus.
 
Car ce qui s'est accompli ici, comme à Beaune la Rolande, était le début d'un génocide, l'anéantissement programmé d'un peuple "en trop", d'une langue, d'une culture, avec la complicité active du Régime de Vichy.
 
Il s'agit de ne pas raisonner en termes de chiffres, mais de penser à la destruction d'un univers fait d'hommes, de femmes, d'enfants vivants, tout en sachant qu'il y aura  toujours quelque chose d'intransmissible dans le calvaire vécu dans les camps de la mort, une mémoire sans paroles, sans images , comme celles des millions d'adultes et d'enfants massacrés par les Einsatzgruppen sur les territoires de l'ex union soviétique.
Ce "quelque chose" que l'ART ( littérature, poésie, arts plastiques, cinéma,etc..) nous permet d'approcher ou d'imaginer.
 
Je n'oublie pas les "Témoins": écouter leur parole est fondamental, car, comme l'a écrit Albert Camus, "qui répondrait en ce monde à la terrible obsession des nazis d'effacer leurs crimes, si ce n'est la terrible obstination du témoignage".
Et je voudrais, à cet instant , rendre hommage aux survivants, aux disparus et aux vivants, Zalman Brajer, Henry Bulawko et bien d'autres, ceux qui n'ont pas été écoutés après la fin de la guerre, car peu pouvaient ou voulaient les entendre, les croire."Ils avaient vu ce qu'aucun autre regard humain n'avait vu"(Georges Bensoussan). Ils et elles ont eu le courage de consacrer une grande partie de leur vie à témoigner.
 
Cependant, la voix des survivants s'affaiblissant, le rôle des historiens est fondamental dans notre quête de sens.
 
Il est essentiel à plusieurs titres, car" la Shoah nourrit un immense désir d'oubli et la tendance est lourde à vouloir "tourner la page", à édulcorer l'évènement, à le banaliser ou l'instrumentaliser, et même à le nier" ( Georges Bensoussan).
 
Un récit méticuleux, précis, peut restituer à cet évènement son caractère incommensurable: la destruction des Juifs d'Europe ( d'abord) était au coeur du projet nazi.
La Shoah est un fait d'Histoire qui s'inscrit dans un certain cheminement politique de l'Occident(Georges Bensoussan). Il nous éclaire sur la singularité de cette catastrophe où, contrairement aux massacres précédents,
le projet démentiel fut d'aller chercher les Juifs aux 4 coins de l'Europe pour les convoyer jusqu'au lieu de leur assassinat ou les massacrer dans tous les shtetels de l'ex Union soviétique, les réduire en cendres pour effacer toute trace de leurs crimes.
 
Ce travail d'Histoire met en lumière cette rupture dans la civilisation et, particulièrement, la"Shoah dans la Shoah"( Gérard Rabinovitch, "l'extermination des enfants juifs jusqu'au dernier").
Leur crime: être nés.
 
Le récit historique nous révèle cette terrible vérité: la Shoah, ce n'est pas la barbarie coexistant avec le progrès technique dans une des nations les plus civilisées d'Europe, c'est les moyens techniques au service du mal radical:" la cruauté nazie servie par un appareil industriel intégré à l'appareil d'Etat" (Alain Finkielkraut).
 
C'est aussi, comme l'a écrit Primo Lévi, cette "zone grise", faite d'"hommes ordinaires", soucieux de leur carrière, bons pères de famille le soir et les pires assassins le lendemain, qui tuaient par "esprit de corps".
Le nazisme fut aussi le rassemblement des truands, des gangsters, bref de la pègre, comme Bertold Brecht l'avait présenté dans sa pièce" La résistible ascension d'Arturo Ui".
Mais les tentatives d'analyse du nazisme furent ignorées.
 
En fait, une grande partie du peuple allemand a consenti au nazisme, par peur, par lâcheté ou adhésion, manipulée par la propagande diffusée grâce à une communication de masse.
 
 
Le récit historique évoqué lors de cette commémoration, cette mémoire qui nous oblige, prend tout son sens s'il nous permet de décrypter le présent, la féroce actualité du présent, de "voir ce que l'on voit" (Charles Péguy) et, surtout, de nommer ce que l'on voit, pour paraphraser la phrase d'Albert Camus.
"L'ensauvagement du monde", maintes fois évoqué depuis des années, s'est amplifié, s'est propagé   par internet et les réseaux sociaux, mettant en péril les Démocraties: populisme, racisme, antiracisme dévoyé, négationnisme, théories du complot, antisémitisme en forte augmentation, dont l'antisionisme n'est même plus le masque, embrigadement pour le "djihad",  atteintes répétées aux valeurs humanistes au nom du multiculturalisme et du relativisme historique. Et surtout, violence extrême de l'islamisme radical incarné par Daesh, directement responsable-avec ses sponsors- de la tragédie des milliers de "migrants" engloutis dans la Méditerranée.
 
La haine des Juifs et de la France et de ses institutions démocratiques, en particulier la liberté d'expression et la laïcité- cet idéal universaliste- s'est exprimée dans les terribles attentats dont je ne ferai pas la liste ici.
A ce sujet, je souhaite faire part de ma préoccupation, partagée par de nombreux citoyens français, face au déni de ceux "qui sont dans l'incapacité de dire les choses "( Boualem Sansal) qui se complaisent  dans le refus de voir la réalité de l'idéologie mortifère de l'islam radical", pire, face à  ceux qui, de Paris, relaient la fatwa d'un prédicateur salafiste-la condamnation à mort-  contre un écrivain algérien, Kamel Daoud. Son crime: sa méditation sur le statut de la femme dans le monde arabo-musulman.
 Des intellectuel(les) musulman(ne)s, hommes et femmes, de plus en plus nombreux - très souvent menacés de mort- ont le courage et la lucidité d'analyser et de combattre ce nouveau totalitarisme:
Je cite quelques noms: Karim Akouche, Boualem Sansal, Abdenour Bidar, Fethi Benslama ,Kamel Daoud, Djemila Benhabib,  Wassila Tamzali, Zineb El Rhazaoui, Fawzia Zouari, le regretté Abdelwahab Meddeb, etc...
Tous écrivent, disent leur attachement indéfectible aux valeurs universelles de la démocratie: la liberté( de penser, d'écrire), l'égalité hommes-femmes, la laïcité, la fraternité et nous demandent de ne rien céder.( titre de leur manifeste en juillet 2015) :"Face à l'islamisme, la République ne doit pas trembler").
 
Ces valeurs mêmes qui nous fondent, comme citoyens, et que nous devons défendre sans faiblir, comme nous devons soutenir , sans faillir,  tous ceux- comme ceux et celles citées plus haut- qui gardent les yeux ouverts sur la réalité.
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