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Published on 13 September 2018

Crif/Israël - Il était une fois Ahed Tamimi : entretien avec Ruth Amossy, Professeur à l'Université de Tel Aviv, spécialiste du discours et de la rhétorique

L’histoire commence comme un conte de fées. Dans une contrée très très lointaine, dans un pays où les gens ne parlent pas notre langue, vivait une belle jeune fille en détresse, avec ses longs cheveux bouclés et ses grands yeux clairs. C’est une belle histoire que se raconte le monde depuis quelques jours. Pourtant, tout le monde le sait, les contes de fées n'existent pas.

Entretien de Marie-Sarah Seeberger avec la Professeur Ruth Amossy, de l'Université de Tel-Aviv, coordinatrice du groupe de recherche ADARR (analyse du discours, argumentation, rhétorique).

Crif - Depuis quelques jours, le visage d’Ahed Tamimi occupe la presse française et internationale. Les médias n’ont de cesse de décrire ses « boucles botticelliennes », son visage d’ange et ses grands yeux plein d’espoirs… Le quotidien français Le Monde est allé jusqu’à décrire l’état de la chambre de l’adolescente. Peut-on parler d'un storytelling réussi ?

Ruth Amossy - Certainement. C’est bien l’objectif de la famille Tamimi, qui lutte contre Israël en diffusant aussi largement que possible des images destinées à conforter la représentation d’une occupation israélienne répressive et cruelle. Elle use de la caméra comme d’une arme, ce qui lui permet, selon ses déclarations, de mener une « lutte non-violente » contre « l’occupant ». Il y a longtemps que le conflit israélo-palestinien se joue dans les médias - c’est ce qu’on a appelé la guerre de l’image. Encore faut-il faire parler les images, c’est-à-dire les encadrer dans un récit qui fait sens, qui suscite l’émotion et qui porte un message. Pour créer un narratif porteur et facilement communicable, il faut utiliser des éléments largement partagés, des clichés qui provoquent des réactions assurées : une enfant contre des soldats, une citoyenne aux mains nues contre des militaires armés, une jeune femme contre des hommes. Ces éléments ne sont pas simplement là, sur place, ne demandant qu’à être montrés : ils sont aussi le résultat d’une mise en scène soigneusement élaborée, et d’un cadrage qui les fait signifier. Ils entrent en effet dans le scénario familier des sévices de l’occupation et plus particulièrement de l’occupation israélienne des territoires palestiniens, un scénario qu’ils viennent rappeler et renforcer. En plus de cela, les images devenues virales ne montrent pas seulement la répression militaire, elles se rattachent aussi à la création d’une histoire de la résistance palestinienne :  si la victimisation appelle la compassion et l’indignation, deux sentiments étroitement liés l’un à l’autre, la lutte des faibles contre un ennemi puissant doit susciter l’estime et l’admiration. De ce point de vue, la provocation de l’adolescente devant la caméra lorsqu’elle agresse et gifle le soldat est interprétée comme un symbole de résistance à l’occupant. C’est, comme le signale la presse, l’inversion des rôles du mythe juif de David et Goliath. Ainsi la scène, décontextualisée, est lue par le plus grand nombre comme le récit de l’héroïque résistance (palestinienne) contre l’agresseur (israélien). Elle aurait pu être interprétée différemment, comme le prouvent diverses réactions en Israël – surtout au vu du fait que le soldat reste impassible face aux agressions de l’adolescente. Mais le scénario stéréotypé de la colonisation brutale prévaut dans la compréhension du conflit avec les Palestiniens, et impose sa grille de lecture.

Crif - On peut imaginer qu’une héroïne à la peau foncée et aux cheveux voilés n’aurait pas suscité la même émotion chez les Occidentaux. A quelle obsession occidentale le cas d’Ahed Tamimi répond-il ?

R.A. - C’est le diagnostic, diffusé par Le Monde, de la psychiatre et psychothérapeute palestinienne, Samah Jabr. Il est sûr que le physique avantageux de la jeune fille et son abondante chevelure bouclée attirent la sympathie. Les Israéliens, vous le savez, l'ont surnommée Shirley Temper, en référence à Shirley Temple, la première enfant-actrice du cinéma dont les belles boucles étaient légendaires. Ahed est pour le monde l’actrice qui incarne un rôle héroïque, et avec qui le spectateur peut s’identifier. Sans doute l’effet aurait-il été moindre si elle était laide, ou avait un aspect rébarbatif. Qu’elle soit blonde aux yeux bleus facilite l’identification mais selon moi ne la détermine pas. Il y a depuis longtemps un courant de sympathie qui se porte vers les Noirs, les victimes au teint basané, dont d’autres ont profité. A noter que le physique de la jeune fille à la chevelure dénouée fait écran pour les Occidentaux au fait que sa mère, activiste de longue date, est bel et bien voilée, et que Ahed le sera sans doute aussi à l’avenir.

Crif - Au-délà du jeu des médias, les parents de la jeune fille ont largement participé à la construction de l’icône « Tamimi ». La question de l’identification a été soulevée en Israël et l’on reproche aux familles israéliennes de ne pas avoir d’empathie pour la jeune fille, qui pourrait être la leur. Quelle est l’opinion publique israélienne sur ce sujet-là ?

R.A. - Les parents sont des activistes bien connus, qui ont dès son plus jeune âge impliqué Ahed dans leur lutte. C’est ici la question de la mobilisation des enfants (elle fait parler d’elle depuis l’âge de 12 ans) qui se pose. Pour les Israéliens, l’enrôlement des enfants dans la lutte palestinienne, qui se manifeste souvent avec une particulière violence dans les confrontations avec Tsahal, est un sujet délicat. D’un côté, on peut s’identifier avec une adolescente qui est arrêtée et incarcérée et lui manifester de la compassion : chacun peut s’imaginer ce qu’il ressentirait s’il s’agissait de sa propre fille. D’un autre côté, ce même sentiment de protection envers l’enfance fait que l’embrigadement des tout jeunes dans la lutte contre Tsahal est souvent sévèrement jugée. Les familles ne comprennent pas qu’on puisse accepter d’exposer ses enfants de la sorte. C’est un sujet qui a été beaucoup traité depuis la première intifada, et l’Israélien moyen ne voit pas dans l’enfant qui combat des soldats la figure admirable de Gavroche. Il reproche aux Palestiniens d’envoyer leurs enfants en première ligne là où la société adulte est censée les protéger. De plus, en prenant en compte la guerre de l’image, ils dénoncent une utilisation médiatique selon eux éhontée des photos et des récits d’enfants combattants, et des jeunes victimes de l’armée ou de l’État d’Israël, qui sont une recette sûre pour s’attirer la sympathie du grand public. Un enfant est par définition présumé innocent, et toute répression contre lui apparaît comme coupable et honteuse. Beaucoup considèrent qu’un usage manipulateur est fait de ce scénario, complètement décontextualisé.

Dans le cas présent, il est clair que le récit en images est mis au service d’une cause et que l’enfance (qui n’en est plus vraiment une, Ahed a 17 ans) est mobilisée pour créer un effet de pathos. Certains voient de la propagande là où d’autres (les pro-palestiniens) parlent d’engagement et d’activisme en faveur de la libération. Tout est une question de point de vue. Ceci dit, on ne peut pas dire que l’ensemble de la population israélienne approuve l’arrestation de Ahed, et nombreux sont ceux qui pensent que ce n’est pas à l’honneur d’Israël de s’en prendre à une mineure et de la traîner dans les tribunaux. Ce sont les mêmes qui approuvent l’impassibilité des soldats agressés qui décident de ne pas user de violence envers une civile adolescente – un sujet lui aussi controversé dans le pays.

Crif - Depuis quelques jours, on peut noter que Tsahal communique essentiellement autour de ses soldats (et plutôt jeunes en l’occurrence), en postant des vidéos sur leur vie quotidienne de soldat mais aussi sur leurs passions, leurs attentes, leurs envies pour l’après-service militaire. Est-ce qu’on a là une réponse à la belle histoire militante « Ahed Tamimi » que les médias nous racontent ?

R.A. - Dans la mesure où l’image d’Israël a été dégradée par la vidéo virale qui présente les soldats comme des occupants armés jusqu’aux dents qu’on peut néanmoins défier sinon vaincre, une riposte s’impose pour réparer cette image. Elle repose en grande partie sur le caractère stéréotypé et anonyme de la figure du soldat de Tsahal dans les médias en-dehors d’Israël. Cette indifférenciation contribue au portrait standard d’un militaire oppresseur avec qui toute identification est impossible. On a pu remarquer que dans les médias occidentaux, les « victimes » palestiniennes étaient le plus souvent individualisées – avec un nom, une biographie, une parole individuelle – alors que les soldats de Tsahal étaient désindividualisés et réduits à des stéréotypes négatifs. C’est pour parer à cette difficulté que les combattants, qui sont tout jeunes au moment de leur service militaire obligatoire (18 ans, un an de plus que Ahed), et qui pour les Israéliens sont leurs enfants, sont présentés comme des personnes à part entière, des jeunes gens dont on peut partager les sentiments, les projets d’avenir, etc. C’est, si vous voulez, une entreprise de dédiabolisation par la restitution d’une échelle humaine. Maintenant, il ne faut pas trop attendre de cette démarche : dans la mesure où les stéréotypes sont par définition rigides, et dans la mesure où le scénario figé de la confrontation israélo-palestinienne est profondément ancré dans l’imaginaire social, la présentation personnalisées et humanisée des soldats a peu de chance de l’emporter dans l’opinion publique.

Crif - Ahed Tamimi a été portée au statut d’icône de la résistance palestinienne, notamment auprès de la jeune génération qui doit prendre son « engagement » comme un modèle de réussite. Ce n’est pas la première fois que les Palestiniens s’ancrent autant dans la problématique de la construction d’une icône. On se souvient par exemple de Leila Khaled. Comment peut-on expliquer cela ?

R.A. - Toute résistance, surtout si elle se diffuse dans les médias, a besoin de symboles, c’est bien connu. Ces symboles doivent être assez prégnants pour s’intégrer dans la conscience collective et délivrer, ou renforcer, un message qu’ils condensent avec une force toute particulière. Et cela d’autant plus que les résolutions du conflit stagnent et qu’aucune solution ne semble poindre à l’horizon. Il faut donc relancer le mouvement - de quelque nature qu’il soit – Ahed parle de moyens armés aussi bien que de violence symbolique pour la poursuite de l’opposition à Israël.

Sa capacité à devenir icône tient aussi à la figure symbolique de la femme résistante, incarnée entre autres par l’analogie avec Jeanne d’Arc. Cet exemple historique est élaboré dans l’article d’Uri Avnery, grande figure de la gauche israélienne, dans Ha-aretz, qui s’étale aussi dans les intitulés de nombreux articles (Joan of Arc in a West Bank village).  Cette analogie n’est d’ailleurs pas nouvelle, elle a déjà été utilisée (notamment pour une femme palestinienne Wafa idris qui s’est fait sauter à Jérusalem en 2010 - www.haaretz.com/the-palestinians-see-a-joan-of-arc-1.53335). La femme, ou la femme-enfant, donnent ici l’exemple de la lutte contre l’oppresseur en prouvant qu’elle est possible ; elles prennent parce qu’elles redonnent espoir.

Je voudrais néanmoins ajouter un mot sur la question de la valeur symbolique des images de la lutte israélo-palestinienne. Il est clair que le cri d’indignation qui s’est fait entendre en Israël après que la vidéo où le soldat se fait agresser sans réagir soit devenue virale, relève aussi d’une réaction à une situation interprétée comme symbolique. En effet, les soldats israéliens qui ne réagissent pas à la provocation de la jeune Palestinienne et de son entourage restent dans le domaine des faits et des consignes – il s’agit de civils désarmés, d’adolescents qui  ne représentent aucun danger physique et que les combattants n’entendent pas attaquer en retour. Leur flegme reflète la réaction de l’adulte qui refuse de battre l’enfant, du fort qui ne fait pas usage de sa force contre des civils désarmés et inoffensifs (ils ont, par contre, réagi aux jets de pierres qui ont précédé et qui représentent un danger réel). Si donc tous ne se sont pas joints à ceux qui leur ont fait compliment de cette retenue (qui, soit dit en passant, s’oppose complètement à l’image stéréotypée du soldat de l’armée d’occupation – mais cela n’a pas été relevé par les commentateurs étrangers), c’est parce que symboliquement, il y va d’un outrage à l’armée israélienne, que celle-ci ne devrait pas (surtout selon la droite israélienne) tolérer. L’image du combattant de Tsahal qu’on peut impunément agresser, et humilier, apparaît alors comme une représentation dans laquelle les Israéliens refusent de se reconnaître, et dont ils évaluent les dangers. Elle est aussi nocive aux yeux de certains, sinon plus, que celle du soldat qui emploie une force jugée brutale. Le clivage qui règne dans la société israélienne en ce qui concerne le conflit israélo-palestinien, une société démocratique où les conflits d’opinion se donnent librement cours dans des polémiques parfois féroces, fait cependant que l’image n’a pas un sens unifié qui fait consensus et la transforme facilement en icône – contrairement à ce qui semble se passer dans la société palestinienne. 

Professeur émérite, Ruth Amossy est la coordinatrice du groupe de recherche ADARR (analyse du discours, argumentation, rhétorique) et la rédactrice en chef de la revue scientifique en ligne Argumentation et analyse du discours. Elle dirige des doctorants, et est responsable d’un programme de rhétorique en licence à l’Université de Tel-Aviv. Elle est membre du conseil scientifique de nombreuses revues savantes. Elle est aussi la représentante des Amis français de l’Université de Tel-Aviv en Israël, et fait partie du comité d’organisation de l’association des Amis francophones de l’Université de Tel-Aviv en Israël.

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