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Published on 15 March 2019

Revue annuelle du Crif 2019 - Nietzsche contre l’antisémitisme, par Pierre-André Taguieff

Le Crif bénéficie régulièrement de l’expertise et des contributions, analyses et articles de nombreux chercheurs et intellectuels sur les nouvelles formes d’antisémitisme, l’antisionisme, la délégitimation d’Israël, le racisme et les discriminations, les risques et enjeux géopolitiques et le terrorisme, notamment. Chaque vendredi, une contribution rédactionnelle publiée dans la Revue annuelle 2019 du Crif vous sera proposée. Bonne lecture !

Revue annuelle du Crif 2019 - Nietzsche contre l’antisémitisme, par Pierre-André Taguieff 

Au XXe siècle et au début du siècle suivant, ce qu’on appelle ordinairement, depuis le début des années 1880, « l’antisémitisme », en imaginant savoir de quoi l’on parle, a été étudié savamment par un certain nombre d’historiens, suivis par des sociologues, des psychologues sociaux, des anthropologues, des psychanalystes et des politistes, qui ont multiplié les approches et les interprétations plus ou moins contradictoires entre elles, et construit des modèles d’intelligibilité qui, pour être souvent séduisants, s’avèrent pour la plupart incompatibles. D’où la perpétuelle relance des tentatives de définition du phénomène. Telle est l’une des raisons de ce qu’on appelle « l’actualité de l’antisémitisme » : ceux qui dénoncent « le retour de l’antisémitisme » ne peuvent éviter d’affronter la question de la définition de ce dont ils parlent. Qu’est-ce donc qui « fait retour » ? Qu’est-ce qui est censé « revenir » ou « se répéter » ? Et pourquoi ? Peut-être faut-il commencer par reconnaître que l’antisémitisme, recouvert par des flots d’encre et de sang, demeure une énigme, la question sans réponse étant la suivante : pourquoi les Juifs, en tant que minorité, ont-ils pu concentrer sur eux tant de haine et de délires et durant tant de siècles ? Pourquoi, dans l’histoire universelle, la haine des Juifs est-elle « la haine la plus longue » (Robert S. Wistrich) ?

Cette question fondamentale n’a guère retenu l’attention des philosophes, à quelques exceptions près, et l’on peut s’en étonner. La première grande exception est illustrée par les positions prises par l’« anti-antisémite » déclaré  qu’était Friedrich Nietzsche (1844-1900), au moment même où la vague antisémite commençait à déferler sur l’Europe, à savoir à la fin des années 1870 et au début des années 1880. Dès 1878, dans Humain, trop humain, alors qu’il a rompu avec Wagner et les milieux wagnériens judéophobes, Nietzsche note avec une surprenante lucidité que « dans presque toutes les nations actuelles – et cela d’autant plus qu’elles adoptent à leur tour une attitude plus nationaliste – se propage cette odieuse littérature qui entend mener les Juifs à l’abattoir, en boucs émissaires de tout ce qui peut aller mal dans les affaires publiques et intérieures ». Le philosophe avait ainsi parfaitement repéré le lien causal entre la vague antijuive et les mobilisations nationalistes au sein des États-nations européens et interprétait le phénomène en recourant au modèle du bouc émissaire, inaugurant ainsi une tradition interprétative qui sera illustrée par nombre d’approches sociologiques et psychologiques de l’antisémitisme. Son rejet de l’antisémitisme et du nationalisme s’inscrivait dans sa lutte contre son « époque » marquée notamment par ces deux phénomènes couplés. C’est pourquoi, aux yeux de ses contemporains, les écrits de Nietzsche paraissaient mélanger l’« étonnamment actuel » et le « bizarrement inactuel ». 

 À l’automne 1880, alors qu’il poursuit la rédaction d’Aurore (1881), Nietzsche revient sur la question en formulant une hypothèse sur ce qu’on pourrait appeler la « personnalité antisémite » : « Ainsi la lutte contre les Juifs a-t-elle toujours été la marque d’une nature basse, envieuse et lâche : et celui qui y participe aujourd’hui doit recéler en lui une mentalité passablement populacière. » Ultérieurement, à l’époque de Par-delà bien et mal (1886) et de La Généalogie de la morale (1887), puis dans ses derniers écrits de 1888, il s’attaquera directement à ses contemporains qui se déclaraient eux-mêmes « antisémites ». En 1886, dans un développement qu’on peut considérer comme philosémite ou plus exactement judéophile, après avoir confié qu’il n’avait « pas encore rencontré un seul Allemand favorable aux Juifs », Nietzsche recommande « d’expulser du pays les braillards antisémites ». Dans une version première d’Ecce homo rédigée entre le 15 octobre et le 4 novembre 1888, il réaffirme avec fermeté son engagement : « Je mène une guerre impitoyable à l’antisémitisme – il est l’une des aberrations les plus maladives de l’autocontemplation hébétée et bien peu justifiée du Reich allemand… » Dans Ecce Homo, décrivant sans aménité les milieux wagnériens, il note : « Aucun monstre [Mißgeburt]  n’y manque, pas même l’antisémite ! ». Et, dans Nietzsche contre Wagner, pour expliquer sa prise de distance vis-à-vis du musicien-prophète, il précise : « Je ne supporte rien d’équivoque ; or, depuis que Wagner était en Allemagne, il s’abaissait peu à peu à tout ce que je méprise – et même à l’antisémitisme. » Dans une Europe saisie par la « rage nationaliste », les Juifs sont « un antidote contre cette dernière maladie de la raison européenne », note le philosophe en juillet 1888.

Nietzsche ne s’en tient pas à des positions de principe ni à la simple expression de son mépris pour les agitateurs antisémites dont il connaît les écrits – tel Theodor Fritsch (1852-1933), l’auteur duCatéchisme des antisémites (1887). Il esquisse une analyse critique de l’antisémitisme de ses contemporains, qu’il s’agisse du « sentiment antijuif » largement répandu dans la population allemande ou de l’antisémitisme idéologisé des pamphlétaires antijuifs, nombreux dans les cercles wagnériens. Son propre beau-frère, le wagnérien et raciste aryaniste Bernhard Förster, était l’un de ces activistes antijuifs qui lui inspiraient un profond dégoût. Sur la question, l’apport principal de Nietzsche réside dans son recours au concept de ressentiment qu’il a élaboré dans La Généalogie de la morale, où il attaque violemment les antisémites, et en particulier le socialiste Eugen Dühring (1833-1921) – auteur d’un pamphlet antisémite paru en 1880 : La Question juive en tant que question de race, de mœurs et de culture –, « cet apôtre de la vengeance » qu’il décrit comme « le plus grand braillard de la morale qui existe aujourd’hui, même parmi ses pareils, les antisémites » :

 « Ce sont tous des hommes du ressentiment, ces hommes physiologiquement disgraciés et tarés, il y a là tout un monde frémissant de vengeance souterraine, insatiable, inépuisable dans ses explosions contre les heureux et aussi dans les travestissements de la vengeance, dans les prétextes à exercer la vengeance… »

 On trouve une brève caractérisation de l’antisémite comme type psychologique dans ce fragment posthume datant de l’automne 1888 : « Définition de l’antisémite : envie, ressentiment, rage impuissante comme leitmotiv de l’instinct, la prétention de l’“élu” : la plus parfaite manière moralisante de se mentir à soi-même – celle qui n’a à la bouche que la vertu et tous les grands mots. » L’antisémite est celui qui, à l’instar de Dühring, « fait du tam-tam moral l’usage le plus indécent et le plus répugnant ». Mensonge, bêtise, envie, vertuisme, ressentiment : tels sont les attributs de « l’antisémite » selon Nietzsche.

 Pour le « médecin de la civilisation » qu’est Nietzsche, il s’agit d’identifier les symptômes de la maladie européenne et de les interpréter. Et l’antisémitisme est à ses yeux l’une des composantes les plus répulsives de la maladie. Son diagnostic peut être résumé par deux thèses principales : le ressentiment constitue le moteur passionnel de l’antisémitisme et l’idéalisme affecté en représente le mode de rationalisation, de légitimation et de sublimation. Les antisémites font partie de ces « “nobles” pharisiens » toujours prêts à « jouer “la noble indignation” ». Dans un texte datant de l’automne 1888, Nietzsche voit dans l’antisémitisme « l’affectation » de l’idéalisme, au sens où les antisémites aiment se draper dans les nobles sentiments et les idéaux sublimes : « De mauvais instincts, une absurde ambition, la vanité (…) et avec cela l’affectation des “valeurs supérieures”, de “l’idéalisme” … » C’est pourquoi le philosophe ne cache pas le mépris que lui inspirent les antisémites, êtres dévorés par l’envie et la jalousie, qu’ils recouvrent de postures moralisantes : « Les antisémites ne peuvent pardonner aux Juifs d’avoir de l’“esprit” – et de l’argent. »

La position anti-antisémite de Nietzsche est tout le contraire d’un héritage intellectuel et moral. Elle a suscité une double rupture dont le philosophe a payé le prix : avec les milieux wagnériens et avec son milieu familial, en particulier avec sa sœur Elisabeth, épouse de Förster et antisémite convaincue. Cette prise de position publique contre l’antisémitisme a été le produit d’une réflexion exigeante sur la « question juive », telle qu’elle était posée en son temps, ainsi que d’un travail sur soi témoignant d’un rare courage et d’une probité intellectuelle peu commune. L’évolution de Nietzsche vaut pour preuve que nul n’est voué à ressasser les préjugés de son enfance, ni à rester fidèle à des convictions devenues intolérables. C’est à cela qu’on reconnaît les libres esprits.

Cet article a été rédigé pour la revue annuelle 2019 du Crif.
Nous remercions son auteur.
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