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Published on 7 June 2019

Mémoire - Jerzyk : Je ne suis même pas un adulte, par Daniella Pinkstein

Jerzyk : I’m Not Even a Grown-up, édité et annoté par Anthony Rudolf, est l’histoire d’un enfant dont le récit ne se termine pas. Le seul enfant juif de l'histoire de la Shoah à s'être suicidé - dans un lieu, jadis incomparable, vers lequel aujourd'hui il est préférable ne plus tourner son regard.

Jerzyk Feliks Urman est né le 9 avril en 1932, à Stanislawów. Le nom de cette ville ne vous dit sans doute rien, trop petite, trop éloignée, effacée de la région du conscient parmi ces lieux qui se meuvent sans bouger,- les frontières s’étant, selon les conflits, écartées ou rapprochées d’autres frontières. Jerzyk y est né alors que la ville était polonaise. Avant la première guerre, elle appartenait à l’Empire austro-hongrois. La Galicie ! depuis la fin du XVIIIème cette région comptait aussi la Bucovine, dont Czernowitz était le centre, « la Vienne » de l’Est. Jerzyk, y serait-il né plus tôt, aurait été un enfant heureux, promis, comme son père médecin, à un avenir brillant. Car en effet, il était un enfant à l’esprit précoce et d’une intelligence hors du commun. Cette même Galicie avait vu naître, entre autres, Paul Celan, Agnon, Bruno Schulz, Martin Buber, les parents de Sigmund Freud, Joseph Roth (dont les éloges pour l’Empereur François-Joseph étaient intarissables, celui-ci ayant évité aux juifs la haine et les pogroms alentours, et, l’un étant lié à l’autre, avait enrichi cette région autant économiquement qu’intellectuellement).

Mais en 1939, l’Europe qui a déjà bien entamé sa descente aux enfers, perd la Galicie de l’Est au profit de l’Union Soviétique. Le 22 juin 1941, c’est l’Opération Barbarossa, toute la région est alors occupée par l’Allemagne. Un mois plus tôt, le terme de « Solution finale » est utilisé dans un document officiel pour la première fois.

Entre avril et août 1942, Jerzyk et ses parents, pris au piège dans le ghetto de Stanislawów sont témoins d’atrocités d’une sauvagerie propre au sadisme affamé, à cette méchanceté ontologique, comme le disait Vladimir Jankélévitch[1], des occupants allemands. Organisant leur fuite pour Dohobycz, le père trouve par le truchement d’une employée de son frère, un lieu où se cacher. Jerzyk accepte, mais à la seule condition de posséder comme ses parents une dose de cyanure.

Du 10 septembre au 12 novembre 1943, veille de sa mort, l’enfant, « not even a grownup », « même pas adulte », tiendra un journal. Le 13 novembre, dans la panique, et sous la menace des Kripos, la gestapo locale, Jerzyk ingère le cyanure devant ses parents horrifiés. Devant son père Izydor, qui lui avait donné, de ses mains, naissance,- devant la gestapo qui, frappe, cogne, vole, menace, mais ne reviendra pas chercher les parents.

Il avait onze ans.

C’est l’histoire d’un enfant dont le récit ne se termine pas.

Son journal ne ressemble ni à celui d’Anne Franck, ni à ceux de Moshe Flinker, Eva Heyman, David Rubinowcz ou Dawid Sierakowiak. Il ne donne pas à voir, il ne témoigne pas, il ne montre pas de vocation précoce. Il tient au-dessus de nos pas mécaniques, une bougie qui ne vacille pas et qui éclaire – de gré ou de force – ces ombres lacunaires que nos corps ont écartées pour avancer jusqu’aux lendemains aveugles, mais vivants.

« Mon garçon, tu es parti pour une autre mère, certainement plus digne d’un tel trésor que moi qui ne suis pas parvenue à te protéger. Je l’envie de posséder en son sein tant d’enfants, mais mon petit Chat, tu étais tout ce que j’avais »[2].

Hermann Broch dans son texte « Réflexions sur le problème de la mort de la civilisation » se questionnait sur le concept « d’époque ». De quoi se constitue-t-elle, comment est-elle ensuite restituée à la génération qui la succède, que reste-t-il de « ces millions d’existences humaines, pour la plupart anonymes ; des myriades et des myriades d’actions, de motivations et de forces humaines, pour la plupart anonymes ; mais aussi une infinité de pensées, de vérités et d’erreurs humaines, pour la plupart anonymes » ? et que remet-elle à ses contemporains ? « S’il est exclu que le contenu d’une époque comme totalité se transmette concrètement à une époque ultérieure, il faut bien que des forces spirituelles soient à l’œuvre. Car une telle transmission se produit bel et bien ».

Si la population juive de Galicie était pour une grande partie indigente, sur 1700 médecins, 1150 cependant étaient juifs. 41% des intellectuels, écrivains, dramaturges, cinéastes, 45% des dentistes et des infirmières, l’étaient également. A Sambor, des écoles juives, des mouvements sionistes, y côtoyaient des courants laïques qui allaient présager des grandes idéologies futures, on disait même de son rabbin toujours de blanc vêtu, qu’il surpassait sa propre foi. Stanislawów comptait à elle seule 55 synagogues, Lwów (anciennement Lemberg, puis Lvov, puis Lviv), la grande ville la plus proche, était la ville des « maitres de la Thora et des savants maskilims», entraînée dans le sillage de la Haskala, des « Lumières ». Lwów était encore auréolée de sa beauté ancienne « délice de toute la terre[3] ». Mais Lwów était aussi « une ville neuve, à cachet cosmopolite où dans les cafés, les hôtels, les banques on entend parler dix langues[4] ». « Florence du Nord », elle était la plus grande et la plus belle ville après Vienne et Budapest.

Dans et hors des shtetls, jamais volonté de « réparation du monde » de la part des juifs religieux ou à peine assimilés n’avait été aussi grande. Ils voyaient cette Europe promise à un avenir radieux, à une juste humanité, comme s’il s’agissait de leur enfant unique ; Le père de Kafka, issu lui aussi de Galicie, avait produit – même lui, si mal dégrossi - un fil prodige à cette Europe nouvelle.

 En 1944, après une barbarie, à la vaste hauteur de celles qui se produiront dans toute l’Europe, en Pologne et en Ukraine en particulier, avec l’aide des locaux, Stanislawów deviendra la première ville Judenrein de la Galicie de l’Est ;- les juifs de Sambor enfermés dans le ghetto furent transportés directement aux chambres à gaz, à des dates inégalables de sadisme : pour Pessah (14 avril 1942), pour Kippour (octobre 1942), etc, jusqu’à ce que la ville soit à son tour Judenrein. Lwów enchaine entre massacres par les ukrainiens, pogroms et fusillades de masse par les Einstzgruppen, pour être ensuite entièrement décimés dans le camp d’extermination de Belzec. En quelques mois, toute la Galicie, ou presque, y est déportée, - pour ceux tout au moins qui n’ont pas été pillés, torturés et assassinés sur place.

La Vienne de Galicie, La Jérusalem de Bucovine, Czernowitz, ne sera plus que « la rose de rien, la rose de personne »[5]. Les juifs de Bucovine furent déportés à Theresienstadt, via la Transnistrie. Certains juifs avant le départ dernier, purent entendre les sœurs de Franz Kafka, qui, clandestinement, avaient organisé avant leur transport pour Auschwitz, l’anniversaire des 20 ans de la mort de leur frère.

Le 9 octobre 1943, Jerzyk et sa famille jeunaient pour la fête de Kippour. Ils prirent même le risque d’allumer une bougie. En aout 1944, Sophie et Izydor déterraient leur enfant, pour l’ensevelir à nouveau mais « dignement » dans le cimetière juif de Drohobycz. Ils n’avaient pas trouvé le courage d’avaler le cyanure. En 1947, ils atteignaient les côtes méditerranées, et jusqu’à leur mort demeurèrent en Israël.

Jerzyk Feliks Urman avait des projets par milliers, l’un d’entre eux était de cultiver en Palestine des champignons dans des serres monumentales. Mais il avait aussi prévu de sauver le peuple juif, et toute l’humanité.

C’est l’histoire d’un enfant dont le récit ne se termine pas. 

Il y eut dans ce chaos maudit, des millions de « forces spirituelles »,- par delà la vallée des ossements, par delà les cris, le mutisme, la barbarie et la lâcheté. Certaines brillent avec entêtement.

Anthony Rudolf [6], poète britannique, essayiste, traducteur, écrivain, cousin de Jerzyk nous restitue le journal de l’enfant, mais aussi celui de sa mère et les témoignages des proches.  « Jerzyk : I’m not even a grownup » est un ouvrage inédit – pour ce qu’il dit encore de ces lieux-là, de ces anonymes extraordinaires qui les ont habités et de la lumière qui ne vacille pas et dont ils nous font don. Pour que nous puissions habiter « demain », les yeux clairs, dans cette Europe, qui de nouveau, impavide, s’affaisse dans la nuit.

Pour ceux qui lisent l’anglais, en attendant que l’ouvrage soit publié en français, n’ignorez pas un « tel trésor »[7]. Car, il faut espérer, il en dépend de nous, que notre « époque » trouve – même in extremis - la grâce d’illuminer l’histoire de cet enfant dont le récit ne se termine pas.

Notes :


[1] L’Imprescriptible, « Les sadiques qui faisaient du savon avec les cadavres des déportés ne cherchaient pas à augmenter la production ni à améliorer le rendement…L’extermination des Juifs est le produit de la méchanceté pure et de la méchanceté ontologique, de la méchanceté la plus diabolique et la plus gratuite que l’histoire ait connue. »

[2] Jerzyk. Quelques mois après son suicide, sa mère de Jerzik, Sophie, s’adresse à lui à travers un journal.

[3] JS. Agnon

[4] Emmanuel de Martonne, « Europe Centrale », cité in Martin Buber, Dominique Bourel.

[5] Un rien
nous étions, nous sommes, nous
resterons, en fleur :
la rose de rien, de
personne

Paul Celan, Psalm, Die Niemandsrose.

[6] Anthony Rudolf est né à Londres en 1942. Il est poète et essayiste. Il est également le traducteur d’Edmond Jabès, de Claude Vigée et d’Yves Bonnefoy. Il est l’auteur de nombreux ouvrages littéraires et critiques dont sur Primo Levi, Piotr Rawicz et le peintre Kitaj. 

[7] Jerzyk : I’m not even a grownup, The Diary and diary fragments of Jerzy Feliks Urman, Edited by Anthony Rudolf, Shearsman Books, UK, 2017.

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