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Published on 22 January 2020

Crif/Stéréotypes - En France, les stéréotypes antisémites se développent-ils ?

La survivance d’un antisémitisme structurel (et pas forcément conjoncturel) s’appuie sur de vieux clichés nauséeux – les mêmes qui perdurent depuis des siècles. Et en ce début de vingt unième siècle, survol d'une haine banalisée qui s'exprime régulièrement.

Par Marc Knobel, Historien, Directeur des Etudes au Crif

Rappelons que c’est à l’orée du XIXème siècle, avec l’émergence du capitalisme industriel, que le cliché des Juifs et de l’argent s’affirme avec une nouvelle force. Les Juifs sont alors accusés d’être les promoteurs du capitalisme mondialisé. Le cliché se transforme en complot. L’historien Gerald Krefetz dans son livre « Les juifs et l’argent : les mythes et la réalité », résume l’idée de l’antisémitisme économique en une phrase : « [les juifs] contrôlent les banques, la réserve monétaire, l’économie et les affaires — de la communauté, du pays, du monde[1] ». En 2006, avec le meurtre épouvantable d’Ilan Halimi[2], on constate que les préjugés moyenâgeux sont toujours aussi prégnants. Les criminels ont assassiné un jeune homme sous le prétexte que, parce qu’il est juif, il aurait de l’argent. Ils pensaient ainsi demander une « rançon » à toute une communauté. Mais, un autre stéréotype se développe associant cette fois les juifs au pouvoir et/ou détenant les clés du pouvoir. De fait, les sondages d’opinion révèlent la prégnance de ces stéréotypes.

Stéréotypes/préjugés : que disent les sondages ?

En 2014, la Fondation pour l’innovation politique mène deux enquêtes avec l’Ifop. La première a été menée auprès d’un échantillon de 1005 personnes, représentatif des Français âgés de 16 ans et plus. Les interviews ont lieu par questionnaires auto-administrés en ligne du 26 au 30 septembre 2014. Cette enquête révèle que 25% des Français pensent que les Juifs « ont trop de pouvoir dans le domaine de l’économie et de la finance. »

En 2015-2016 et durant 18 mois, l’Ipsos enquête sur le « vivre ensemble » en France. Et plus particulièrement sur la façon dont sont perçues les communautés juive et musulmane dans notre pays. L’étude, qui a été commandée par la Fondation du judaïsme français (janvier 2016), révèle surtout le sentiment de défiance qui traverse notre société. Si «les Français considèrent massivement que les juifs sont bien intégrés», plus d’un sondé sur deux (56 %) estime qu’ils auraient « beaucoup de pouvoir », ou qu’ils sont «plus riches que la moyenne des Français». Pour 41 %, ils sont même «un peu trop présents dans les médias» et 60 % pensent qu’ils ont leur part de responsabilité dans la montée de l’antisémitisme. Résultat : pour plus d’un sondé sur dix (13 %), « il y a un peu trop de juifs en France[3]. »

Après celui du Journal du dimanche, c’est au tour du Parisien de publier un autre sondage. Le quotidien reprend un sondage de l’Ifop (étude de l’Ifop menée en ligne auprès de 1468 personnes entre le 3 et le 5 février), commandé par SOS Racisme et l’UEJF, sur les préjugés supposés sur les juifs. Entre un tiers et un quart des interviewés adhèrent à l’idée que les juifs utilisent dans leur propre intérêt leur statut de victimes du génocide nazi (32%), qu’ils sont plus riches que la moyenne des Français (31%), qu’ils ont trop de pouvoir dans les médias (25%) ou dans le domaine de l’économie et des finances (24%, contre 19% s’agissant de la politique)[4].

En octobre 2016, un sondage d’opinion CNCDH/SIG/IPSOS révèle que 35% des Français pensent que « les Juifs ont un rapport particulier avec l’argent » (66% par rapport à janvier 2016)[5]. En novembre 2018, une étude réalisée par le sondeur ComRes pour CNN montre la prégnance des clichés antisémites en Europe. Ainsi, en France comme en Europe, entre 24 et 28% des personnes interrogées estiment que «la communauté juive a trop d’influence à travers le monde» dans la sphère de la « finance et des affaires », un chiffre qui s’élève à environ 21% dans les champs politique et médiatique. Cependant, dans le même sondage, à la question de savoir si l’antisémitisme est considéré (à juste titre) comme un problème grandissant aujourd’hui : réponse positive pour plus de 48% des Français et plus de 43% des Européens[6].

Des 22 au 28 février 2019, un nouveau sondage est publié par l’hebdomadaire Marianne. L’enquête réalisée par l’Ifop montre que même si une majorité de Français sont inquiets du sort réservé à leurs concitoyens Juifs, les stéréotypes antisémites sont encore très présents dans l’opinion.  Ainsi, un peu plus d’un sondé sur quatre (27%) pensent que les « Juifs sont plus riches que la moyenne des Français » ; une personne interrogée sur cinq, qu’ils « utilisent aujourd’hui dans leur propre intérêt leur statut de victimes du génocide nazi pendant la Seconde guerre mondiale », qu’ils « ont trop de pouvoir dans le domaine des médias » et qu’ils ont « trop de pouvoir dans le domaine de l’économie et de la finance[7]. »

Au final, 27% des Français sont d’accord avec deux affirmations antisémites. Très représentés dans cette catégorie, les sympathisants du mouvement d’extrême- droite de Marine Le Pen (le Rassemblement national) sont 10% à adhérer à cinq affirmations antisémites, le double de la moyenne nationale. Ce sondage dissèque également l’opinion des « gilets jaunes. » Dans ce panel, ils sont 59% à être d’accord avec au moins une affirmation antisémite, 17 points de plus que la moyenne française. L’Ifop ajoute que s’il est plus concentré chez les jeunes, les ouvriers et les hommes, cet antisémitisme dormant traverse toute la société[8].

Les résultats de ces sondages sont donc préoccupants, puisque nous en déduisons que de 20 à 35% (ou plus) des sondés pensent que les juifs sont riches et/ou qu’ils auraient une forte influence dans la société. Les stéréotypes ont donc la vie dure et longue. Ils s’actualisent et se répandent très rapidement, ce phénomène étant amplifié par les réseaux sociaux. De là découle un problème de temporalité. Si les stéréotypes se répandent rapidement, par contre, le temps de la déconstruction des stéréotypes et de l’éducation est beaucoup plus long. Il implique que différents acteurs, comme des formateurs et des enseignants soient formés à la tâche. Afin de déconstruire en classe les stéréotypes. À cet égard, il faut être extrêmement vigilant. Le temps manque et la haine progresse dangereusement.

 


[1] Jacques Attali, Les Juifs, le monde et l’argent : histoire économique du peuple Juif, Paris, Le Livre de Poche, N° 15580, octobre 2007. Sur ce sujet, voir également http://www.lefigaro.fr/actualite-france/2014/12/05/01016-20141205ARTFIG00297-les-juifs-et-l-argent-un-prejuge-tenace.php. Plus anciennement, Éric Conan, « Les juifs, les chrétiens et l’argent », L’Express, 10 janvier 2002.

3] Cependant, les sondages de 2016 seront très critiqués. Les questions seront jugées tendancieuses et caricaturales.

[5] Sondage CNCDH/SIG/IPSOS, réalisé du 17 au 24 octobre 2016, sur un échantillon de 1006 personnes. Voir à ce sujet le rapport de la CNCDH, La Lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie, Paris, La Documentation Française, pp. 58 et suivantes.

[6] Le Figaro, « Antisémitisme en Europe : un sondage américain alarmant, mais critiqué », 2 novembre 2018.

[7] Soazig Quéméner, « Des préjugés toujours ancrés », Marianne, 22 au 28 février 2019.

[8] Idem.