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Published on 20 May 2020

Monde - Coronarivus : en Inde, "l’Etat a abandonné les pauvres"

La carte des distributions alimentaires dessine la réalité de l’Inde de Narendra Modi. Parmi les premières victimes du confinement figurent les musulmans, cibles d’une politique systématique de discrimination.

Publié le 20 mai dans Le Monde

Les sacs de denrées ont été déposés sur un parking où s’entassent des véhicules hors d’usage et des monceaux d’ordures. Mais l’endroit est protégé par des grilles, les rations sont en sécurité. Il n’y aura pas de nourriture pour tous les habitants de Bhatt Camp, seulement pour 350 familles sur les 3 000 personnes, hommes, femmes, enfants, majoritairement originaires du Rajasthan qui s’entassent dans le bidonville de Tughlakabad, dans le sud de New Delhi, dans des bicoques bricolées, collées les unes aux autres, ou sous de simples bâches. Et les volontaires de l’association Kawan-e-Mohabbat (« la caravane de l’amour ») veulent éviter un mouvement de foule.

Les températures dépassent les 40 oC dans la capitale indienne et une odeur pestilentielle enveloppe Bhat Camp. Un seul point d’eau, des déchets partout, de l’eau stagnante, le bidonville est connu pour ses conditions d’hygiène déplorables, propices au développement de maladies.

Le virus n’est pas leur priorité. Leurs poches et leurs estomacs sont vides.

La plupart des habitants ne portent ni masque ni protection, parfois un foulard ajusté sur le visage. Le virus n’est pas leur priorité. Leurs poches et leurs estomacs sont vides. Depuis le confinement général, ordonné le 25 mars et prolongé jusqu’au 31 mai par le premier ministre, Narendra Modi, les familles n’ont plus d’argent et pas de réserve de nourriture. « D’habitude, je donne des cours de dessin dans les écoles, se désole un père de famille. J’ai une femme et quatre enfants, je n’ai plus rien pour les nourrir. Ni le gouvernement central ni celui de Delhi ne distribuent de nourriture ici. Nous sommes végétariens, j’ai besoin de riz, de farine et des légumes. »

Beaucoup d’habitants ne portent pas de masque, sauf parfois juste un foulard.

Beaucoup d’habitants ne portent pas de masque, sauf parfois juste un foulard. ISHAN TANKHA POUR "LE MONDE"

Des mesures gouvernementales attendues

Le gouvernement avait promis aux pauvres des aides en produits essentiels et en argent, mais les habitants du bidonville ne pouvaient jusqu’ici y prétendre – leur occupation du site est illégale et ils ne disposent pas des papiers requis. Jeudi 14 mai, la ministre des finances, Nirmala Sitharaman, a concédé, dans le cadre du grand plan de sauvetage de l’économie finalement dévoilé par M. Modi, la généralisation des distributions de nourriture aux plus démunis, y compris ceux ne possédant pas de carte de rationnement – 670 millions de bénéficiaires potentiels, au total. L’ennui, c’est que ce dispositif ne prendra réellement effet qu’à partir du mois d’août.

A Bhatt Camp, les bénévoles de l’association, appuyés par quelques hommes forts du bidonville, appellent une par une les familles. Chaque représentant repart chargé d’un gros sac contenant 5 kg de farine, 5 de riz, 2 de lentilles, 1 de sel et 1 de sucre, 1 litre d’huile, 100 grammes de piments, 1 savon et du détergent. La ration doit permettre à une famille de cinq personnes de s’alimenter pendant dix jours.

Chaque famille a droit  à un sac de farine, de riz et de lentilles. Ces aides proviennent de l’association Kawan-e-Mohabbat mobilisée dès le début de la pandémie.

Chaque famille a droit  à un sac de farine, de riz et de lentilles. Ces aides proviennent de l’association Kawan-e-Mohabbat mobilisée dès le début de la pandémie. ISHAN TANKHA POUR « LE MONDE »

L’association Kawan-e-Mohabbat s’est mobilisée dès les premières heures de la crise sanitaire, pressentant une catastrophe humanitaire.

« En Inde, le confinement, annoncé avec un préavis d’à peine quatre heures, a laissé des millions de travailleurs sans accès au travail, au logement et à la nourriture : les ouvriers et les agriculteurs journaliers, les travailleurs migrants, les pauvres, les ramasseurs de déchets, les femmes isolées, les handicapés, etc. », explique son fondateur, Harsh Mander

Ce militant des droits de l’homme a lancé une campagne d’appel aux dons fin mars pour « assurer à tout le monde le droit à l’alimentation, de manière digne, avec des protocoles de distanciation sociale ». Il a reçu de l’argent de particuliers et de grandes fondations. Avec l’appui de 200 bénévoles, il espère distribuer, à travers tout le pays, l’équivalent de 6 millions de repas.

Le nord de la capitale a été en février le théâtre de trois jours de violences inouïes contre les musulmans

A New Delhi, les volontaires de Kawan-e-Mohabbat sillonnent chaque jour les quartiers pauvres, notamment dans le nord de la capitale, théâtre en février de trois jours de violences inouïes contre les musulmans. L’association a identifié 150 familles qu’il faut soutenir. Elles ont tout perdu, leur maison, leur échoppe, leur travail et, bien sûr, leurs papiers. Leur survie ne dépend que de l’aide humanitaire.

Musulmans, dalits et travailleurs migrants

La carte des distributions alimentaires dessine la réalité de l’Inde de Narendra Modi. Parmi les premières victimes du confinement figurent les musulmans, cibles d’une politique systématique de discrimination, les dalits (anciennement appelés intouchables), tout en bas de la hiérarchie des castes, et les travailleurs migrants intérieurs, ces millions d’Indiens pauvres qui quittent chaque année leur village pour gagner les centres urbains et leurs bidonvilles, dans l’espoir de trouver un travail. Ils sont assignés aux plus basses tâches, des travaux de labeur, mal payés et sans aucune garantie. La situation de ces migrants est un désastre.

« L’Etat a abandonné les pauvres. Cet abandon est presque total, violent », Harsh Mander

Selon une étude réalisée par le Réseau d’action pour les travailleurs en détresse auprès de 11 150 migrants entre le 8 et le 13 avril, 96 % d’entre eux, bloqués dans les grandes villes à partir du confinement, n’ont pas reçu d’aide du gouvernement, 90 % n’ont pas été payés par leur employeur, 70 % avaient moins de 200 roupies (2,40 euros) en poche. La grande majorité des migrants déclarent ne pas manger à leur faim. Le gouvernement leur a interdit, durant les deux premières phases du confinement, du 25 mars au 3 mai, de rentrer chez eux, dans les villages où ils ont laissé leur famille, créant une situation tragique. « L’Etat a abandonné les pauvres. Cet abandon est presque total, violent », accuse Harsh Mander.

Depuis, plusieurs dizaines de milliers ont pu rentrer chez eux par trains spéciaux, mais à l’arrivée, le problème reste entier.

Beaucoup de migrants venus chercher un travail sont bloqués dans les grandes villes, et n’ont pas reçu d’aide du gouvernement.

Beaucoup de migrants venus chercher un travail sont bloqués dans les grandes villes, et n’ont pas reçu d’aide du gouvernement. ISHAN TANKHA POUR "LE MONDE"

Avec Jayati Ghosh, professeur d’économie à l’université Jawaharlal Nehru, à New Delhi, Harsh Mander demande au gouvernement d’instaurer immédiatement une aide universelle pour amortir la crise due au coronavirus, en distribuant nourriture (10 kg de céréales par personne et par mois) et argent (7 000 roupies, 84,50 euros par mois pour chaque ménage). Ils ont saisi la Cour suprême pour faire reconnaître les défaillances de l’Etat. Leur requête a été rejetée.

Le travail, pourtant vital, des associations n’est qu’une goutte d’eau. Selon les experts indiens, le deuxième pays le plus peuplé au monde, avec 1,3 milliard d’habitants, est guetté par la famine.

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