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Published on 22 May 2020

Interview Crif - Alain Chouraqui : "Notre ambition est mémorielle, et humaniste"

"Faire vivre un haut lieu de mémoire et d'éducation", c'est la promesse de la Fondation du Camp des Milles. Dans une longue interview, Alain Chouraqui, Président-Fondateur, nous parle avec passion des réalisations et des objectifs du Site-Mémorial du Camp des Milles.

Propos recueillis par Marie-Sarah Seeberger

Le Crif - Alain Chouraqui, vous êtes le Président-Fondateur de la Fondation du Camp des Milles - Mémoire et Éducation. Depuis sa création, le Site-Mémorial s'est imposé dans le paysage de la mémoire de la déportation et de la Shoah. "Faire vivre un haut lieu de mémoire et d'éducation", c'est la promesse de la Fondation du Camp des Milles. Parlez-nous du Site-Mémorial et de ses ambitions.

Alain Chouraqui - Notre ambition est clairement mémorielle et humaniste. D’abord, préserver le patrimoine unique que constitue le Camp des Milles, et plus largement la mémoire de la Shoah, de ses victimes, de ses bourreaux, de ses complices pétainistes. Ensuite essayer d’assurer un avenir et une audience plus large à la mémoire de la Shoah, en permettant à cette expérience tragique de l’humanité d’éclairer le présent et le futur, en particulier sur les dangers des extrêmes et leur cortège de xénophobie, d’antisémitisme et de menaces contre la démocratie.

Alors qu’elle est hélas, comme l’antisémitisme, trop souvent considérée comme le problème des juifs, il nous faut « déghettoiser » la Shoah en montrant son particularisme universaliste, c’est-à-dire à la fois son unicité et ce qu’elle dit de l’homme et de la société en général. Comme l’antisémitisme d’ailleurs. Tournée seulement vers le passé, la mémoire de la Shoah s’éloignerait du cœur des hommes à mesure du temps qui passe.

Il s’agit donc, dans l’ADN de notre Site-mémorial, d’ouvrir des pistes qui puissent prolonger et compléter les approches mémorielles traditionnelles, avec modestie mais détermination.

Cette ambition devient essentielle aujourd’hui pour prendre le tournant qu’impose hélas l’effacement ou la disparition des survivants. Notre manière d’aborder ce « tournant » a conduit Elie Wiesel à nous soutenir immédiatement en déclarant à la presse, à mon heureuse surprise, que « le camp des Milles est un lieu important, très important pour les siècles à venir ».

 

Le Crif - Le Site-Mémorial du Camp des Milles affiche un objectif pédagogique clair. Parlez-nous des bases de cette approche pédagogique.

Alain Chouraqui - Ce cap pédagogique et citoyen a été fixé avec les anciens déportés et résistants qui ont partagé les 30 années de lutte pour faire émerger notre Site-mémorial, et soutenu par l’implication décisive de Simone Veil et de Serge Klarsfeld aujourd’hui président des Amis de notre Fondation. Tous convaincus que « la bête » pouvait ressurgir si la mémoire n’éclairait pas le présent et ne montrait pas la possibilité et l’efficacité des résistances. 

Le principal atout pédagogique du camp des Milles est qu’il s’agit d’un lieu dont les étapes historiques témoignent de l’engrenage qui mena de l’antisémitisme « ordinaire » au génocide et en particulier des débuts de l’engrenage. A quoi s’ajoute le fait essentiel que le camp des Milles soit aujourd’hui le seul grand camp français d’internement et de déportation préservé, et l’un des très rares en Europe d’après Serge Klarsfeld. 

Fondée sur une épistémologie validée par notre Conseil scientifique international, notre méthodologie s’appuie sur deux points majeurs : la pluridisciplinarité et une approche intergenocidaire permettant de mettre au jour les mécanismes humains communs qui ont mené et peuvent encore mener au pire et ceux qui permettent de résister, et de faire apparaître par là le caractère paradigmatique de la Shoah.

Cette approche, intégrée dans notre muséographie dès notre ouverture, a notamment conduit Yad Vashem, et les Mémoriaux d’Auschwitz, de Washington, d’Erevan ou Kigali à souhaiter notre implication sur ces axes dans le cadre de nos partenariats. Elle a été aussi reconnue par la création et l’attribution d’une Chaire de l’Unesco sur « Education à la citoyenneté, sciences de l’homme et convergence des mémoires » qui intègre, autour des enseignements de la Shoah, des universités d’une vingtaine de pays, européens, africains et arabes.  

Nos recherches ont ainsi permis d’élaborer un schéma précis des étapes du processus puis un indice de mesure*, qui fournissent des éléments précieux de compréhension du présent et surtout de prévention.

 

"Les jeunes sont notre public prioritaire"

 

Le Crif - Quelles sont les ressources et initiatives que vous mettez en œuvre sur ces bases ?

Nous avons touché environ 800 000 personnes depuis notre ouverture il y a 7 ans, avec une croissance de l’ordre de 20% chaque année, venant de toute la France et de l’étranger. La majorité sont des jeunes, notre public prioritaire.

Ces jeunes visiteurs, de l’éducation formelle ou informelle, bénéficient presque tous d’ateliers diversifiés. Mais nos actions concernent aussi des publics spécifiques que nous rencontrons sur place ou à l’extérieur, et par exemple dans les grands centres pénitentiaires du pays.

Nos formations - y compris à distance - touchent ainsi les forces de l’ordre, magistrats, enseignants, syndicalistes, pompiers, élus etc. Avec un accent mis sur les villes ou quartiers menacés par les extrémismes. Nous avons ainsi coconstruit et accompagné à Vaulx-en-Velin et Vitrolles les premiers plans de ville contre le racisme et l’antisémitisme.

Nous avons aussi développé des outils d’enseignement à distance tout en privilégiant bien sûr la transmission in situ.

Par ailleurs nous avons créé, au lendemain des attentats contre Charlie Hebdo et l’Hyper casher un réseau international de 28 mémoriaux dédié aux apports possibles de ceux-ci face à la montée des extrémismes.

Il demeure que la principale de nos ressources est le camp lui-même avec ses espaces d’internement et ses lieux de déportation. Déployée sur 15000m2, notre  muséographie inclut l’exposition nationale de Serge et Beate Klarsfeld sur les enfants juifs déportés de France, celle de l’OSE sur les enfants sauvés et une section « réflexive » inédite qui se termine par un Mur des Actes justes, témoignages de lumières dans la nuit. 

 

Le Crif - Entre 1939 et 1942, plus de 10 000 personnes ont été internées au Camp des Milles. Il s'agit d'abord d'un camp pour les "sujets ennemis", puis pour les "indésirables", et enfin, d'un camp de déportation pour les Juifs. Pouvez-vous revenir sur ces trois périodes de l'histoire du Camp des Milles ? 

Alain Chouraqui - De septembre 1939 à juin 1940, c’est un camp pour « sujet ennemis », avec l’internement des ressortissants du Reich, ayant pourtant souvent fui le nazisme et choisi la France.  De juillet 1940 à juillet 1942, c’est un camp pour « indésirables » : des anciens des Brigades internationales d’Espagne, des Juifs expulsés du Palatinat, du Wurtemberg et du pays de Bade, etc ; enfin, de août à septembre 1942, il s’agit d’un camp de déportation des Juifs : plus de 2000 hommes, femmes et enfants juifs sont déportés et assassinés à Auschwitz Birkenau, le plus jeune avait moins de deux ans. Ces derniers événements surviennent sous l’autorité du régime de Vichy, avant même l’occupation allemande de la zone Sud qui voit une fermeture rapide du camp. On parle parfois du Camp des Milles comme d’un « Vel d’hiv’ du Sud ».

Une caractéristique essentielle du Camp des Milles réside dans l’ampleur et la diversité de la production artistique réalisée par les internés, malgré les privations et le manque de moyens. Ce foisonnement s’explique par la présence de nombreux artistes, intellectuels, journalistes, hommes politiques, tels que Max Ernst ou Hans Bellmer, deux Prix Nobel… Beaucoup surent résister par la création à la déshumanisation programmée.

 

Le Crif Le Site-Mémorial est à nouveau ouvert au public, mais il a été fermé pendant toute la période du confinement. Cependant, cela ne vous a pas empêché de continuer votre travail de préservation et de transmission de la mémoire.

Alain Chouraqui - Il était important pour nous de réouvrir dès le 11 mai car nous voulions contribuer au retour rapide de la vie culturelle, de la mémoire et de l'éducation citoyenne dans notre pays, particulièrement utiles aujourd’hui dans un contexte sociétal de plus en plus déstabilisé et donc dangereux pour la démocratie.

Dès le début du confinement, nous nous étions donnés comme objectifs d’assurer la protection du patrimoine mémoriel, mais aussi la continuité de la diffusion de nos connaissances et de nos analyses scientifiques, ainsi que la poursuite de notre mission d’éducation à la citoyenneté. Nous sommes donc restés présents sur les réseaux sociaux et nous avons surtout œuvré pour mettre à la disposition du public de riches ressources. Dans cette sélection,  peintures, dessins, visites virtuelles, vidéos, témoignages, outils pédagogiques, contenus scientifiques sont présentés aux jeunes et aux moins jeunes, aux enfants et à leurs parents, et un espace est dédié aux enseignants et éducateurs.

Nous avons enfin tenu à maintenir au camp des Milles une cérémonie symbolique pour la Journée nationale du souvenir de la déportation, retransmise à distance et vue par un public extrêmement divers de 23 000 personnes. Cela nous renforce évidemment dans la volonté de toujours adapter nos médiations pour faire vivre une mémoire utile au présent.

 

*Le schéma récapitulatif  est la base d’un film documentaire.

Il est également repris dans le « Petit manuel de survie démocratique », déjà diffusé à 250000 exemplaires en plus de ses consultations virtuelles.

 

Pour en savoir plus et planifier votre visite au Camp des Milles, rendez-vous sur le site Internet et sur Facebook !