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Published on 24 September 2020

Procès - Attentat de l’Hyper Cacher : depuis cinq ans, la survie est "un combat constant"

Jour 16, au procès des attentats de janvier 2015 - La cour d'assises a entendu mercredi des otages qui ont survécu à l'attentat à l'Hyper Cacher, le 9 janvier. Les uns ont réussi à fuir, vite. D'autres sont restés prisonniers quatre heures, cachés dans un frigo ou face au terroriste, dans les rayons du magasin.

Photo: Cinq ans plus tard, Brigitte, otage de l'Hyper Cacher, se sent "une autre Brigitte". Elle survit. © Radio France / Matthieu Boucheron

Publié le 23 septembre dans France Inter

Claire est une petite femme, l'âge de la retraite, l'air énergique. A la barre face à la cour, Claire raconte qu'elle était en deuxième position, à une caisse de l'Hyper Cacher, porte de Vincennes, à Paris. Il est 13 heures 05, ce 9 janvier 2015. "Un homme a surgi, grand, noir, très musclé, avec une arme." Claire est sûre d'avoir entendu : "C'est un attentat." Alors, elle a eu "un éclair fulgurant". "J’ai tout lâché. Je me suis jetée par terre. Je me suis dit : je ne meurs pas aujourd'hui. J’avais une idée fixe : rester en vie." Claire voit devant elle un monsieur allongé, pétrifié, les mains sur la tête. Elle le tire par le pantalon pour qu'il bouge. Elle aperçoit au fond du magasin une porte entrouverte. "Je me suis engouffrée par cette porte, c’était une réserve très sombre." Puis avec deux autres personnes, Claire réussit à enlever la barre qui bloquait l'issue de secours. Et elle se sauve, par le parking cerclé de grillage, que les policiers viennent ouvrir avec une pince.

"On est resté dans le congélateur, dans le noir, à genoux"

Noémie, Jean-Luc et Brigitte, eux, n'ont pas trouvé cette issue de secours à demi-condamnée. Quand ils ont entendu les premiers coups de feu, ils ont couru vers le fond du magasin. Avant de courir, Brigitte précise qu'elle est restée figée, "ancrée dans le sol, comme une statue", incrédule face au canon de kalachnikov qu'elle venait de voir. Son fiancé l'a tirée par la doudoune et ils ont couru avec les autres, qui criaient. Noémie a "suivi le mouvement".

Jean-Luc, qui venait d'échapper aux premiers tirs d'Amedy Coulibaly à l'une des caisses, s'est précipité, comme les autres, dans l'escalier en colimaçon qui menait au sous-sol. En bas de l'escalier, Brigitte est tombée dans les bouteilles de vin. Elle a perdu une chaussure, s'est blessée, a ouvert la porte d'un frigo. Elle s'y est cachée avec son fiancé -devenu son mari, qui n'est pas venu témoigner. Noémie et Jean-Luc étaient juste à côté de cette chambre froide, dans une pièce encore plus glacée, le congélateur. Jean-Luc dévisse l'ampoule, pour être mieux caché. "On est resté dans le congélateur, dans le noir, à genoux. Avec des cartons congelés. Il y avait de la panique, surtout au niveau des femmes." Ils sont trois hommes, trois femmes, l'une est la maman d'un bébé de moins d'un an. Dans le noir, la maman allaite son bébé pour l'empêcher de pleurer. Jean-Luc lui donne des clés pour lui occuper les mains. Dans le noir, les otages du sous-sol chuchotent à peine, osent à peine respirer, et distinguent des coups de feu au-dessus de leur tête, au rez-de-chaussée du magasin.

À chaque instant, on pensait qu'on allait mourir, qu'il allait tous nous tuer" explique Noémie. Elle est en lien avec son chéri au téléphone, pleure parce qu'elle pense qu'elle mourra avant de se marier avec lui. Jean-Luc, lui, est appelé par sa femme, qui s'inquiète parce que le quartier est bouclé et que leur fille ne pourra pas retourner à l'école. Jean-Luc annonce à sa femme qu'il est pris en otage. "Elle m’a dit : arrête de plaisanter. Je lui ai dit : j'ai pas envie de plaisanter. Je pleurais."

La fille de Jean-Luc se met à appeler son père. Plusieurs fois. A la barre, Jean-Luc explique qu'il n'a jamais répondu : "Qu'est-ce que j'allais dire à ma fille : au revoir, adieu, je t’aime ? Je pleurais. Je me suis dit, si ça se trouve je vais mourir, et j’aurai pas entendu la voix de ma fille." Puis Jean-Luc et tous les autres otages réfugiés au sous-sol entendent des pas dans l'escalier. C'est Zarie, la caissière, qui descend sur ordre du terroriste. Zarie les supplie de remonter. Noémie explique qu'elle a "longuement hésité". Jean-Luc a refusé. Zarie remonte seule puis redescend.

Yoav Hattab l'accompagne courageusement et tente de tuer Coulibaly en attrapant un fusil d'assaut posé vers les paquets de farine. L'arme s'enraye et le terroriste tue le jeune homme héroïque ; Yoav Hattab n'avait que 21 ans. Le terroriste envoie alors Sophie chercher d'autres otages au sous-sol. "Et là, il a fallu que j'enjambe le corps de ce jeune garçon qui se trouvait là", dit-elle, la voix tordue par l'émotion. "C'est une image que je garderai toute ma vie. J'ai enjambé le corps, et j'ai descendu les escaliers. En bas, j'ai trouvé les deux chambres froides. J'ai dit : il faut remonter, il va tuer tout le monde." 

"Il nous dit qu'il veut tuer les juifs, qu'il a bien choisi son jour, car il savait que le vendredi, on faisait nos courses pour shabbat"

Brigitte se laisse convaincre de remonter avec son amoureux. En remontant, elle aussi doit enjamber Yoav Hattab "dans une mare de sang".  Le terroriste lance : "Il a essayé de me tuer il a pas réussi si vous essayez de faire comme lui, on vous tuera." Avec Brigitte et son fiancé, sont aussi remontés un papa et son petit garçon de trois ans. "Quand j'ai vu ce père remonter avec son enfant, je me suis dit mais qu'est-ce que tu as fait ?", se désole Sophie. Elle demande à Coulibaly de ne pas tirer. Puis plus tard, de libérer l'enfant qui est malade à force qu'on lui donne des gâteaux. Le terroriste rétorque qu'il va continuer à séquestrer le petit garçon, disant que "ça pouvait être une monnaie d'échange", se souvient Sophie.

Sophie et Brigitte sont alors face au terroriste, qui a déjà tué quatre fois, froidement et cruellement. Soudain, il se met à proposer aux otages de s'asseoir sur des caddies renversés. "Il mangeait, situation absurde", dit Sophie. Il mangeait, parlait, revendiquait. "Il nous dit pourquoi il tue, qu'il veut tuer les juifs, qu'il a bien choisi son jour, car il savait que le vendredi, on faisait nos courses pour le shabbat", se souvient Brigitte. 

Mais plus que les paroles du terroriste, ce sont des gémissements qui résonnent dans les oreilles des otages. Les gémissements de la première victime du terroriste. Il s'appelait Yohan Cohen. Il avait 20 ans. Il a eu le corps criblé de balles. Il a agonisé longtemps. "Devant sa famille, j’ai peur de le dire" s'excuse Brigitte. "J’étais tête baissée, ma tête entre les genoux, mes mains sur les oreilles pour ne pas entendre. J'avais honte de moi" pleure Brigitte. Sophie, comme Brigitte, se dit encore hantée par les râles du jeune homme. Le terroriste leur a proposé : "Vous voulez qu'on l'abatte ? Comme ça, on sera plus tranquille." Brigitte et d'autres ont supplié de ne pas le faire.

Brigitte explique ensuite que le terroriste s'est assis sur la troisième caisse et lui dit : "Tu me connais pas ? Je suis Coulibaly". Il lui annonce qu'il est là pour "partir en héros, qu'il s'est synchronisé avec les frères Kouachi". Il parle de vengeance au nom du calife. À l'époque, le calife est Abou Bakr Al Baghdadi, qui avait créé le califat de Daech en juin 2014. Amedy Coulibaly avait fait allégeance à Daech, à la différence des frères Kouachi qui ont agi au nom d'Al Qaïda dans la Péninsule Arabique. 

Quand Coulibaly lui parle, Brigitte pense qu'elle va mourir. Lors d'un court répit, le terroriste s'éloignant pour faire sa prière, Brigitte raconte qu'elle a appelé sa mère pour lui dire au revoir, "et je lui ai dit, tu continueras à vivre pour moi". Puis Brigitte appelle son ex-mari, le père de ses trois enfants : "Je lui ai dit, je suis dans l'Hyper Cacher, je vais mourir, occupe-toi de nos enfants, je ne sortirai pas, il est venu pour nous tuer." 

Depuis cinq ans, la survie est "un combat constant"

Cinq ans plus tard, Brigitte se sent "une autre Brigitte". Avec des crises d'angoisse, depuis cinq ans, "quand je suis en crise, je me dis que j'aurais préféré mourir". Depuis cinq ans, Brigitte survit. Son employeur l'a licenciée, estimant qu'elle n'arrivait plus à assumer son travail de commerciale dont elle était si fière.

Noémie elle aussi adorait son métier d'infirmière dans un hôpital pédiatrique. Noémie était spécialisée dans le traitement des hémorragies digestives. Mais depuis cinq ans, elle ne supporte plus la vue du sang et doit renoncer à sa vocation. 

Sophie elle non plus ne travaille plus et a dû s'expatrier de l'autre côté de l'Atlantique. "Partir loin, pour me reconstruire, ça a été un véritable déchirement", mais après un tel traumatisme, c'était sa seule bouée de sauvetage. "Je suis miraculée" dit Sophie. Une miraculée avec une "grande tristesse". Elle se demande sans cesse, pourquoi ? "Pourquoi eux, pourquoi moi ? Ça nous bouffe de l'intérieur."

Jean-Luc, lui, a cru qu'il allait être miraculeusement indemne dès qu'il est sorti de l'Hyper Cacher, juste après l'assaut du Raid et de la BRI, vers 17 heures 10. Jean-Luc voulait même prendre son scooter, et rentrer chez lui. "Je pensais que j'allais oublier ce moment-là", confie-t-il. On l'a empêché de rentrer seul, ce soir du 9 janvier 2015. Il a été entouré par des psychologues. C'est resté des années. Avec "un mal solitaire, même vos proches ne comprennent pas, on s'isole". Cinq ans après, Jean-Luc est lui aussi "un autre Jean-Luc". Cet homme élégant de 57 ans raconte les images qui reviennent constamment. "On n'a pas été la chercher, l'image, et elle vient comme une étoile filante. La journée, après, elle est foutue." Pour Jean-Luc comme pour tous les autres, "c'est un combat constant" depuis cinq ans.