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Published on 19 November 2020

Monde - Loujain Al-Hathloul, 31 ans, féministe enfermée depuis deux ans et demi en Arabie Saoudite

Celle qui est un symbole de la lutte pacifique des femmes de son pays pour leur émancipation a entamé une grève de la faim, le 26 octobre.

Publié le 9 novembre dans Le Monde

Dans la prison de haute sécurité d’Al-Hayer, située à vingt-cinq kilomètres au sud de Riyad, capitale de l’Arabie saoudite, croupit aujourd’hui l’une les prisonnières politiques les plus célèbres du monde. Elle s’appelle Loujain Al-Hathloul. Elle est âgée de 31 ans, féministe, éduquée, polyglotte.

Pour des millions d’internautes qui ont suivi pendant plusieurs années ses Tweet, messages et vidéos facétieuses postés sur les réseaux sociaux, elle personnifie la lutte pacifique des Saoudiennes pour l’obtention du droit de conduire. Mais, au-delà de ce droit, bien plus que symbolique, elle incarne aussi l’audace, l’humour, la liberté et le fol espoir d’émancipation des femmes dans une société archaïque et désespérément figée. Un rôle d’icône en somme, autant dire un statut insupportable pour le régime saoudien qui, depuis deux ans et demi, la tient enfermée derrière les barreaux, sans le moindre jugement. Le plus souvent à l’isolement.

Pétitions du monde entier

Alarmées par les nouvelles de l’état de santé de la jeune femme qui, depuis le 26 octobre, poursuit une grève de la faim, de nombreuses organisations de défense des droits humains multiplient les appels à sa libération immédiate. Messages, pétitions, lettres ouvertes surgissent du monde entier, y compris des maires de grandes villes (Paris, Londres, Los Angeles, New York), du Parlement européen et, plus récemment, du Comité des droits de la femme de l’ONU, particulièrement inquiet sur son sort.

Une campagne et un calendrier on ne peut plus contrariants pour l’Arabie saoudite, qui espérait profiter de sa présidence du prochain sommet du G20 (les 21 et 22 novembre) pour briller sur la scène internationale, redorer un blason terni par l’affaire Jamal Khashoggi et promouvoir la « Nouvelle Arabie », chère au prince héritier Mohammed Ben Salman (« MBS »). Une Arabie « ouverte », « moderne », « bienveillante envers les femmes »… Raté.

« A bas les masques et l’hypocrisie de ce régime barbare ! A bas la poudre aux yeux lancée vers l’Occident pour s’attirer ses bonnes grâces !, s’exclame Safa Al-Ahmad, directrice de l’ONG ALQST établie à Londres qui documente les atteintes aux droits humains en Arabie saoudite. Comment peut-on encore être dupes ? Le sort réservé à Loujain, comme à plusieurs féministes, témoigne de la réelle nature du régime. On invite à grands frais des journalistes étrangers pour qu’ils admirent la soi-disant modernité du pays et on muselle les journalistes locaux, les blogueurs et toute voix intérieure. On déroule le tapis rouge pour une chanteuse américaine mais on accuse de traîtrise et on jette en prison une activiste saoudienne. “MBS” fait des ronds de jambe à l’Occident, mais plus que jamais il fait régner chez lui un régime de terreur. »

Le système judiciaire ? « A sa botte ! Le nom des criminels jugés pour l’assassinat en Turquie du journaliste Khashoggi (en 2018) n’a toujours pas été rendu public, alors que le nom et la photo de Loujain et d’autres militantes pacifiques, non jugées, ont été publiés dans les journaux et salis de façon grossière. C’est une honte ! »

« Citoyennes de seconde zone »

Amnesty International fait depuis longtemps la même analyse. « Le gouvernement saoudien recrute à prix d’or des conseillers occidentaux en relations publiques pour séduire et encourager Etats et entreprises étrangères à investir dans le pays et préparer l’après-pétrole, explique Katia Roux, chargée de plaidoyer chez Amnesty France. En gage de modernité, de nouveaux droits ont donc enfin été octroyés aux femmes : celui de conduire et celui d’obtenir un passeport. Ce n’est pas rien : les féministes saoudiennes le réclamaient depuis des lustres. Mais les femmes demeurent des citoyennes de seconde zone. »

Les discriminations restent systématiques dans le mariage, le divorce, la transmission de la nationalité à leurs enfants, l’héritage. Les femmes manquent de protections contre les violences, notamment sexuelles, et continuent d’être arrêtées pour avoir désobéi aux ordres de leur tuteur masculin. « Surtout, poursuit Katia Roux, comment ne pas s’indigner devant l’hypocrisie de l’opération de com ? “MBS” s’affiche comme le grand réformateur, tandis que les vraies réformatrices, telle Loujain, sont toutes derrière les barreaux ! »

Alors, après moult démarches – vaines – auprès des autorités saoudiennes, des appels au boycottage des forums et autres réunions préalables au G20, une pétition remise à l’ambassade saoudienne à Paris, Amnesty conjure tous les participants au sommet (virtuel) de Riyad d’évoquer le sort de Loujain et de ses codétenues.

« L’occasion est unique, continue Katia Roux, la fenêtre de tir idéale. Les Saoudiens réclament de l’attention ? Refusons d’être les cautions de leur opération de blanchissement, dénonçons le grand écart entre l’affichage et la réalité, et exigeons la libération immédiate des militantes encore emprisonnées : Loujain Al-Hathloul, bien sûr ; mais aussi Nassima Al-Sada, Samar Badawi, Nouf Abdulaziz et Maya Al-Zahrani. »

Oubliée dans les geôles saoudiennes

Loujain… Son visage juvénile et ses grands yeux rieurs dessinés en amande apparaissent d’emblée sur le site que sa plus jeune sœur, Lina, vient tout juste de lui consacrer. Une tentative désespérée pour attirer l’attention sur la jeune militante dont le procès a été annulé, en mars, officiellement pour cause de Covid-19, et dont les autorités du royaume ne veulent plus dire un mot.

Sur la page de garde, elle sourit sagement, et le léger maquillage qui lui rosit les lèvres n’efface pas son air poupin. Plus loin, elle porte la toge et la toque des universités nord-américaines, son diplôme de littérature française décroché à l’université de Colombie-Britannique à la main. Ici, mèche sur le front, perles discrètes aux oreilles, elle présente joyeusement un permis de conduire émis par les Emirats arabes unis. Là enfin, elle pose devant l’aéroport de Genève, où elle s’est rendue en février 2018 à l’invitation du comité de l’ONU pour l’élimination des discriminations à l’égard des femmes, trois mois avant son emprisonnement. Toute une vie est exposée sur le site : histoire personnelle, parcours de défenseuse des droits humains, arrestations, tortures, accusations… Et cette transparence surprend. N’y a-t-il pas un risque de fâcher davantage les autorités ?

« Comment savoir ?, répond Lina Al-Hathloul, 25 ans, interviewée depuis Berlin où elle est depuis peu étudiante. Je ne mésestime pas la violence dont est capable ce régime. Mais enfin, qu’est-ce qui peut être plus grave que d’être oubliée dans les soutes d’une prison saoudienne ? Notre famille s’est tue, au début, pour ne pas compromettre l’espoir d’une grâce royale. Cela n’a pas empêché Loujain d’être torturée, exposée à des chocs électriques, soumise à des sévices sexuels. L’un de ses tortionnaires n’était autre que Saoud Al-Qahtani, le conseil du prince héritier, qui a menacé plusieurs fois de la violer, de la découper en morceaux et de jeter son corps dans les égouts. Alors on a décidé de parler. Tout plutôt que le silence et l’oubli. Tout plutôt que de la laisser entre les mains de barbares qui se disent au-dessus de Dieu. »

Personne, insiste-t-elle, ne leur viendra en aide dans un pays dominé par la terreur. Elle compte sur les pressions diplomatiques de l’Occident, les parlementaires, les ministres, d’éventuels entrepreneurs courageux, Macron… « Ce ne devrait pas être si compliqué d’exiger la libération de Loujain et de ses codétenues avant tout engagement avec les Saoudiens ! » La famille ? « Notre fratrie réside essentiellement à l’étranger et s’y sent protégée. Mais j’ai peur pour mes parents, interdits de quitter le territoire. Il est vrai qu’ils n’abandonneraient jamais Loujain. »

Ecole française

Des parents très religieux mais modernes, ouverts sur les autres cultures, insiste Lina, rappelant que lorsque son père militaire a été affecté à Toulon (Var), en 1995, pour superviser un projet associant les marines française et saoudienne, c’est à l’école française qu’ont été placés leurs six enfants. Loujain y suit avec jubilation sa scolarité en primaire, avant de replonger à Riyad dans la culture saoudienne. Rien ne semble alors lui faire peur. Ni les cerbères barbus de la police religieuse, toujours prompts à corriger la tenue des femmes voilées et qu’elle envoie balader avec un aplomb qui stupéfie ses sœurs. Ni les conventions, traditions ou pesanteurs de la société saoudienne. « Il lui a suffi de quelques arguments bien troussés pour retourner en trois minutes mes parents, qui refusaient de m’inscrire à un cours de boxe. »

« Visage découvert, elle s’amuse à fustiger avec un humour et une insolence inédits les contraintes vécues par les femmes saoudiennes  »

A l’issue du lycée, une bourse lui permet de partir étudier la littérature française à Vancouver. Elle y est élue présidente de l’organisation des étudiants arabes, milite dans différentes associations caritatives, s’intéresse au sort des femmes. Découvrant l’application Keek, qui permet de partager de courtes vidéos, elle se prend au jeu et, visage découvert, s’amuse à fustiger avec un humour et une insolence inédits les contraintes vécues par les femmes saoudiennes : voile, harcèlement, interdiction de conduire, tutelle masculine…

Ses vidéos puis ses Tweet incisifs deviennent rapidement viraux. C’est avec stupéfaction qu’elle en découvre l’impact et comprend à quel point, sans qu’elle les ait mûris, ils appellent à un changement social. Lorsqu’elle entend parler d’une campagne menée par des féministes pour inciter les Saoudiennes à conduire, le 26 octobre 2013, elle prend l’avion pour Riyad et balance sur les réseaux une vidéo tournée par son père, dans laquelle on la voit conduire la voiture familiale depuis l’aéroport. Convoqué par les autorités, le père doit signer un engagement attestant que sa fille, placée sous sa tutelle, ne reprendra plus le volant…

Traverser la frontière en voiture

Mais l’oiseau s’envole. Loujain trouve un travail dans les Emirats, épouse un jeune homme moderne, roi du stand-up, connu pour son clip humoristique No Woman No Drive, et entreprend, en décembre 2014, permis de conduire en poche et caméra braquée sur elle, de traverser la frontière saoudienne au volant d’une voiture. Elle est arrêtée par la police et passe soixante-treize jours en prison. Une expérience fondatrice.

Elle y rencontre des femmes victimes de violences domestiques, perçoit des tranches de vie dont elle n’avait pas idée et comprend que l’émancipation des femmes dépasse la question du droit de conduire. Tout est à repenser. Et tout est à construire. Son engagement féministe prend un nouvel élan, d’autant plus qu’elle se lie à quelques pionnières comme Aziza Al-Youssef, qui, dès 1990, avaient lancé un mouvement de conduite sauvage. En 2015, elle tente de se présenter aux élections municipales ouvertes pour la première fois aux femmes, mais son nom n’est pas enregistré. En 2016, elle coorganise la rédaction d’une pétition demandant au roi Salman la fin de la tutelle masculine. Cela lui vaudra quelques mois plus tard une courte arrestation.

Mais elle souhaite nourrir intellectuellement son féminisme. Elle s’inscrit donc en master de sociologie à l’antenne de la Sorbonne à Abou Dhabi et bluffe son directeur de mémoire, Pierre-Marie Chauvin. « Solaire, puissante, exceptionnelle », dit-il de cette étudiante dont les exposés étaient « époustouflants » et dont la soudaine disparition l’a révolté.

Le 13 mars 2018, en effet, Loujain est kidnappée, mise dans un jet privé à destination de Riyad, brièvement placée en détention, avant d’être assignée à résidence chez ses parents… où elle est arrêtée deux mois plus tard, un mois avant que les Saoudiennes se voient officiellement octroyer le droit de conduire. Ses amies activistes subissent le même sort. Il ne serait pas dit que la faveur obtenue devait quelque chose à leur engagement militant. Personne ne devait faire de l’ombre à « MBS ». La modernisation de l’Arabie, son grand œuvre, serait le fait du prince. Et de lui seul. Dût-il désespérer tous ses prestigieux communicants.

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