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Published on 11 February 2021

Europe - En Pologne, la bataille mémorielle sur la Shoah se joue aussi devant les tribunaux

Deux historiens ont été jugés en raison de leurs travaux, contestés par la majorité au pouvoir.

Publié le 10 février dans Le Monde

La recherche historique sur la seconde guerre mondiale et la Shoah reste un terrain miné en Pologne, et deux éminents historiens spécialistes de ces questions viennent, une fois de plus, d’en faire les frais. La justice polonaise a condamné, mardi 9 février, Barbara Engelking, la directrice du centre de recherche sur l’Holocauste de l’Académie polonaise des sciences (PAN), et le professeur Jan Grabowski, de l’université d’Ottawa, à présenter leurs excuses à la nièce d’un ancien maire de la commune rurale de Malinowo, dans le nord-est du pays, qu’un témoignage accusait, dans un de leurs ouvrages, d’être responsable de la mort de plusieurs dizaines de juifs.

Ce verdict était particulièrement attendu par la communauté scientifique, inquiète des menaces sur la liberté de recherche qu’il pouvait engendrer. Le contexte politique autour de l’affaire soulevait les plus vives controverses : derrière la plaignante de 82 ans, Filomena Leszczynska, c’est la machine d’Etat chargée de la politique historique promue par le gouvernement national conservateur du PiS (Doit et justice) qui était à la manœuvre. C’est en effet la Ligue polonaise contre la diffamation, une organisation proche du PiS et financée par l’Etat, dont l’objectif est de défendre la « réputation de la nation polonaise » sur les questions historiques, qui était à l’initiative de ce dépôt de plainte, et qui a pris en charge les frais de procédure.

Violentes attaques

Dans ce contexte, et compte tenu de la nature de la plainte déposée, le verdict du tribunal s’est avéré très nuancé. La justice a en effet retenu une « inexactitude » et un « manque de fiabilité » du paragraphe incriminé, ayant entraîné une « atteinte à la mémoire d’une personne décédée » et demandé des excuses écrites aux auteurs. Le tribunal a en revanche rejeté en bloc les chefs d’accusation les plus controversés et potentiellement liberticides réclamés par la partie civile.

La plaignante, par la voix de la Ligue, demandait notamment des excuses (qui ont été amputées et reformulées car jugées « inadéquates » par le tribunal), pour « manipulation » et propagation « d’informations inventées » portant atteinte à son « droit à l’identité et à la fierté nationale ». Elle réclamait 100 000 zlotys (22 000 euros) de dommages et intérêts. « L’objectif de ce genre de procès est de remettre en cause les compétences des personnes incriminées, les accabler financièrement et provoquer un effet paralysant, qui doit décourager les autres scientifiques dans leurs recherches sur l’extermination des juifs en Pologne », affirmait Mme Engelking avant le procès.

Cette dernière a dirigé, avec Jan Grabowski, un ouvrage collectif fleuve de 1 700 pages (Plus loin, c’est encore la nuit, 2018), où les scientifiques ont analysé le sort et la stratégie de survie de milliers de juifs polonais échappés des ghettos pendant l’Occupation. L’ouvrage concluait qu’une vaste majorité d’entre eux a péri des mains des populations civiles ou par leur complicité. Depuis la sortie de l’ouvrage, les auteurs ont fait l’objet de violentes attaques venant des milieux de la droite ultraconservatrice ainsi que de la presse progouvernementale, les accusant de « falsifier l’histoire ».

« Sentence inacceptable »

Le paragraphe incriminé s’appuie sur le témoignage d’une juive rescapée de la Shoah, Estera Siemiatycka, recueilli en 1996 par la Shoah Foundation. Elle y évoque le fait que le maire de la commune de Malinowo, Edward Malinowski, lui a, dans un premier temps, sauvé la vie en lui permettant de s’enfuir à l’étranger, puis qu’il aurait, par la suite, participé à des chasses aux juifs. Selon Mme Engelking, au-delà de la complexité factuelle de l’affaire, de telles attitudes contradictoires « n’ont rien d’exceptionnel, et témoignent de l’ambiguïté des comportements humains de l’époque ».

Toujours est-il que ce genre de travaux se retrouve régulièrement dans le collimateur du pouvoir national conservateur. Dans une de ses analyses, l’Institut de la mémoire nationale (IPN), l’institution publique chargée de la politique mémorielle, a qualifié de « mystification » certains aspects de l’ouvrage. En 2018, une loi mémorielle visant à punir de trois ans d’emprisonnement « l’attribution à la nation ou à l’Etat polonais, de façon publique et en dépit des faits, la responsabilité ou la coresponsabilité des crimes nazis commis par le IIIe Reich allemand » avait déclenché une vague d’indignation de la communauté scientifique internationale et un incident diplomatique majeur avec Israël.

« J’apprécie la nuance du tribunal, mais pour moi cette sentence n’est pas acceptable et nous ferons appel, confie au Monde Jan Grabowski. Le tribunal s’est livré à une appréciation du témoignage d’une rescapée de la Shoah, ce qui devrait rester du domaine des historiens, et pas de la justice. C’est une question de principe fondamentale qui m’inquiète beaucoup. » L’avocate de la plaignante s’est en revanche félicitée du verdict, estimant que sa cliente « tenait à la vérité » et que « les travaux historiques ne peuvent s’appuyer sur des rumeurs ».

Dans la perspective de l’appel, les tensions autour de cette affaire ne sont pas prêtes de s’apaiser en Pologne. Vendredi 12 février, c’est au tour de Jan Grabowski d’entamer une poursuite judiciaire contre la Ligue polonaise contre la diffamation. Cette dernière avait envoyé une série de pétitions jugées « mensongères » à l’université d’Ottawa, réclamant son renvoi.

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