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Publié le 31 Janvier 2014

« Des engrenages puissants peuvent très vite transformer des hommes ordinaires en bourreaux, en complices, en victimes »

Allocution de Monsieur Alain Chouraqui, Président de la « Fondation du Camp des Milles – Mémoire et Éducation », Directeur de recherche au CNRS, Journée Internationale de commémoration en mémoire des victimes de la Shoah, 27 janvier 2014 au Wagon du souvenir des Milles

 

C’est avec une tristesse, mais aussi avec une détermination particulière que je m’adresse à vous aujourd’hui.

 

Tristesse insurmontable en pensant à l’horreur vécue sur ce Chemin des déportés par ces « pauvres petits bonshommes de 5 ou 6 ans » décrits par le Pasteur Manen, ou par d’autres plus petits encore « trébuchant de fatigue dans la nuit et dans le froid, pleurant de faim » vers leur mort programmée. En pensant à leurs parents « pleurant silencieusement dans la constatation de leur impuissance ». En pensant que ces scènes se sont répétées des millions de fois dans notre Europe civilisée…

Tristesse et révolte supplémentaires cette année : Comment avons-nous pu laisser le racisme et l’antisémitisme gangrener suffisamment notre pays pour que certains  puissent jouer aujourd’hui avec des mots qui ont tué à Auschwitz, qui ont tué  à Toulouse ; et qui vont tuer encore autour de nous, parce que ce sont des mots qui expriment exactement les mêmes mensonges, les mêmes haines, les mêmes jalousies que ceux qui ont conduit à assassiner ces enfants ? Comment avons-nous dû passer des semaines à débattre de ceux qui se moquent –au sens propre- de ces assassinats, et qui réussissent par cette ignominie à fédérer des milliers de haines ordinaires ?

Terrible…

 

L’homme n’apprend-il jamais de son passé ? En parallèle aux vrais progrès de l’humanité, chaque tragédie de l’histoire ne constituerait-elle qu’une marche de plus vers une horreur à venir plus grave encore, vers une horreur ET un progrès pris ensemble dans une danse parfois « endiablée » ?

Le Site-mémorial du camp des Milles, vous le savez, a fait le pari humaniste inverse, celui de l’éducation et de la culture par la mémoire, par une mémoire respectueuse du passé, mais  vivante et partagée, le pari d’une mémoire utile au présent par l’analyse des mécanismes humains permanents qui peuvent encore mener au pire, et aussi par la présentation des résistances toujours possibles.

 

Parmi d’autres constats essentiels, que nous apprend donc cette mémoire pour aujourd’hui, comme autant de repères forts sur notre chemin tâtonnant ?

 

Que l’antisémitisme et les racismes ont un potentiel  explosif exceptionnel, qui justifie une vigilance et une fermeté elles-mêmes exceptionnelles ; ne le voit-on pas  tous les jours dans le monde entier ?

Que ce sont des engrenages psychologiques et sociétaux, des dynamiques puissantes qui transforment rapidement des sociétés et des hommes ordinaires en bourreaux, en complices, en victimes ; de l’insulte à la violence, de l’exclusion mentale à l’exclusion sociale, institutionnelle, physique ; de la démocratie défaillante à l’autoritarisme criminel… ;

Que c’est dans les commencements qu’il faut réagir fermement, car les résistances arrivent souvent trop tard et sont de plus en plus difficiles au fil des engrenages ; n’oublions pas, ce fut en quelques mois seulement, les premiers camps, la fin du Parlement, l’interdiction des syndicats et des partis… et, très vite, l’indifférence à ceux qui disparaissent à jamais…

Que l’antisémitisme est toujours le révélateur de maux plus profonds d’une société, et annonce donc des menaces pour tous, juifs ou non.

 

Si la Shoah est l’objet d’une Journée internationale décidée à l’unanimité par l’ONU en 2005, c’est qu’elle est reconnue unanimement comme un traumatisme unique dans notre civilisation, c’est parce que cette expérience humaine si proche de nous peut nous apprendre sur nous-mêmes, sur le meilleur et le pire de l’humanité et de la modernité, et surtout sur les processus dangereux et ceux qui permettent d’y résister.

À ce titre, elle ouvre le chemin à une solide convergence des mémoires douloureuses qui, toutes, peuvent se rencontrer sur certains processus humains récurrents et mortifères, comme nous le montrons dans le Site-mémorial avec les autres génocides.

 

Mais ces processus ne sont-ils pas déjà enclenchés sous nos yeux ? A-t-on oublié que sur un terreau miné par les crises morales et les injustices sociales, la perte de repères, la peur de l’Autre, le besoin d’explications simplistes et de boucs émissaires, les crispations identitaires et les inévitables frottements culturels conduisent à des aspirations confuses, mais bien connues à l’autoritarisme et à des extrémismes générateurs de guerre civile ou étrangère ? Comment ne pas s’interroger ?

Chacun d’entre nous est-il capable d’échapper à la majorité passive dont les petites ou grandes préoccupations quotidiennes ont toujours laissé croître les maux de notre société et leurs tumeurs racistes ? Savons-nous expliquer aux racistes qu’ils se trompent de colère ? Savons-nous traquer le racisme en nous-mêmes ? Savons-nous secouer les indifférences qui empêchent d’agir à la hauteur des enjeux actuels, éviter les petits calculs qui gênent l’action des autres, ici comme ailleurs ?

Et pourtant, ceux qui ont laissé faire se sont ensuite retrouvés eux aussi  au front, dans des camps, ruinés, blessés, tués, après avoir cru que ça n’arriverait qu’aux autres.

Nos anciens étaient-ils plus stupides que nous ?

La grande différence aujourd’hui, sur laquelle nous devons nous appuyer, c’est tout simplement que C’EST ARRIVE, que nous savons aujourd’hui que l’IMPENSABLE EST POSSIBLE et que nous pouvons analyser COMMENT cela advint pour ne pas recommencer.

Mais réagira-t-on à temps, ou devra-t-on attendre que des millions d’hommes meurent à nouveau et que l’héroïsme de futurs résistants soit à nouveau nécessaire pour vaincre la bête immonde que nous voyons grandir ?

 

Nous avons le devoir d’hésiter à faire des parallèles avec ce passé terrible. Mais ce serait aussi une faute proprement criminelle de ne pas garder cette expérience du pire à l’esprit puisqu’elle est le repère le plus fort pour nous permettre de réagir à temps.

 

L’histoire du camp des Milles est, elle aussi, l’histoire d’un engrenage, contre les étrangers, contre les démocrates, contre les juifs.  Ces rails montrent jusqu’où peuvent mener l’intolérance et la passivité.

Et c’est l’ambition de son Site-Mémorial que d’être un lieu de connaissance et de réflexion, de  s’appuyer sur  le recul de l’histoire et des sciences de l’homme pour proposer aujourd’hui  des clés de compréhension que chacun peut s’approprier librement, à sa manière.

 

C’est pourquoi nous avons dédié aux jeunes ce Mémorial, comme cette cérémonie. Des élèves  de tous niveaux sont ici présents, ils bénéficient dans la journée d’un programme pédagogique spécifique. Et des conventions de partenariat seront signées tout à l’heure avec certains établissements qui, avec tant d’autres, nous envoient déjà des dizaines de milliers d’élèves.

Alors, sachez,  enfants de notre pays, que la mémoire est une arme qui peut puissamment vous aider contre les intolérances, que ce passé est lourd, mais qu’il peut vous éclairer vers un monde meilleur, que de nombreux exemples de courage et d’entraide montrent la grandeur et  la force possibles des hommes et des femmes que vous deviendrez.

Et que, finalement, c’est chacun d’entre vous, au quotidien, dans ses conversations ou sur internet, qui contribue dès aujourd’hui à façonner le monde de demain, à en écarter les pires dangers et à en épanouir les grandes beautés, bref à construire l’espoir.

 

www.campdesmilles.org/

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