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Publié le 14 Janvier 2010

Alain Bruno Lévy: «La Suisse connaît une banalisation de l’antisémitisme»

Agressions verbales et physiques par dizaines, avalanches de lettres d’insulte, injures sous les préaux et dans la rue, dérapages dans les médias, sur les blogs… 2009 a été une année noire en matière d’antisémitisme en Suisse romande. Un « annus horribilis » avec une nette augmentation des actes visant la communauté juive, annonce en primeur à L’Hebdo Alain Bruno Lévy, le nouveau président de la Coordination intercommunautaire contre l’antisémitisme et la diffamation (Cicad). «Même si notre analyse est encore en cours, nous avons déjà dénombré plus de 120 actes contre 96 en 2008», précise cet avocat genevois. «C’est de loin la pire année depuis 2003 et notre premier rapport sur l’antisémitisme en Suisse romande.» Interview.




En 2004, votre rapport annuel avait compté 34 actes antisémites, 75 en 2005, 67 en 2006, 38 en 2007 et 96 en 2008. Et voilà que 2009 affole les compteurs. Comment le nouveau président de la Cicad que vous êtes explique cette recrudescence de l’antisémitisme?
Il ne s’agit plus désormais d’un antisémitisme importé du conflit au Moyen-Orient. Un antisémitisme qui ressurgit à chaque flambée de violence dans le conflit qui oppose Israël et les pays arabes. En fait, nous avons affaire à une réelle banalisation des attaques contre la communauté juive de Suisse. Comme si certaines barrières qui retenaient le sentiment anti-juif notamment après la Seconde Guerre mondiale et la Shoah étaient tombées. Il a été longtemps politiquement incorrect de proférer des injures antisémites. Ce n’est plus le cas. C’est très inquiétant.



Vraiment?
Prenez l’affaire Madoff, du nom de ce courtier new-yorkais qui a escroqué des milliers de personnes. Combien de fois j’ai lu ou j’ai entendu parler du Juif Madoff. Pourquoi ne dit-on pas que c’est un catholique ou un protestant qui a provoqué la faillite de la banque Lehman Brothers? Madoff était un escroc. Un point, c’est tout. Mais en soulignant continuellement qu’il est juif, on laisse entendre que les Juifs en général sont malhonnêtes. Regardez aussi ce qui s’est dit autour de l’arrestation de Roman Polanski. Sur son blog, Hani Ramadan (frère de Tariq Ramadan) prétend que la condamnation serait unanime «pour tous ceux qui, ayant commis le même délit» que le réalisateur, «n’ont pas la chance d’être des artistes juifs de renommée internationale». Traduction: si vous êtes Juif, vous êtes en dessus des lois. C’est un amalgame scandaleux. Laissons la justice américaine faire son travail. On verra bien après.



Quelles sont les dernières interventions de la Cicad?
Il y en a plusieurs. Et ce qui m’inquiète, c’est qu’elles concernent de plus en plus régulièrement la presse. Il y a eu notamment un dérapage dans Le Régional (hebdomadaire gratuit de la Riviera vaudoise, ndlr) où la rédactrice en chef se demandait si le «lobby juif ne va pas un jour proposer aux enchères les affaires personnelles d’Hitler» pour aider les populations palestiniennes. Nous sommes intervenus au sujet de cette honteuse comparaison entre la politique israélienne et celle du IIIe Reich. La journaliste s’est ensuite excusée pour ce raccourci.



Vous avez également Vigousse, le nouvel hebdomadaire satirique romand, dans votre viseur.
Effectivement. Revenant sur l’année écoulée, Thierry Meury écrit quelque chose d’ignoble, d’écœurant que je vous cite. «Jamais en retard pour développer le commerce, les Israéliens ont inventé le concept de la guerre Tsahal. Une guerre qui, comme les Allemands savaient le faire à la belle époque, vise avant tout les faibles civils enfermés dans un ghetto, qu’on appelle de nos jours une bande! Sous prétexte de guerre contre les “terroristes” (les résistants à la belle époque), on obtient des milliers de morts innocents. Comme quoi, il reste toujours quelque chose quand on a la chance d’avoir de bons professeurs.»



Qu’est-ce qui cloche?
Thierry Meury fait d’ignobles comparaisons. Pour lui, Gaza est un ghetto et les Israéliens, les dignes élèves des nazis. Des élèves qui en plus ne sont «jamais en retard pour développer le commerce.» Ce sont des propos qui rappellent certains poncifs sur les Juifs. Une honte.



Mais ne s’agit-il pas tout simplement de liberté d’expression?
Pas du tout. J’aime l’humour quand il est bon. Mais voilà, les Juifs ne veulent être les boucs émissaires de personne. Et là, il s’agit simplement d’un dérapage antisémite.



Certes, mais on ne vit tout de même pas à Berlin dans les années 30 et Hitler n’est pas au pouvoir!
Vous avez raison. Néanmoins nous devons rester vigilants. Toujours. Mais j’ai une question à vous poser. Est-ce que vous trouvez normal que nos synagogues en Suisse doivent être surveillées pour des raisons de sécurité et que je ne peux pas y entrer sans montrer patte blanche?



Non, pas vraiment.
Moi non plus. Mais nous devons faire avec.



La critique de la politique d’Israël est possible néanmoins?
Je n’ai aucun problème avec cela. En tant que Suisse de confession juive, j’ai la liberté d’avoir un regard qui peut être critique vis-à-vis de la politique du Gouvernement israélien. S’il commet par exemple des actes contre les droits humains, il doit être condamné. Je suis aussi d’avis qu’il devra négocier les implantations en échange de la paix.



Pas de défense inconditionnelle donc d’Israël?
Personne ne peut tout de même reprocher aux Juifs de Suisse d’être solidaires avec Israël. Et je vous rappelle que la Cicad a pour mission de défendre le droit à l’existence d’Israël et de défendre son image si elle est diffamée. Elle est aussi là pour rappeler que ce pays a droit à un traitement semblable aux autres nations.



Qu’allez-vous faire concernant Vigousse?
Nous avons écrit une lettre en demandant à sa rédaction de regretter publiquement ses propos. Elle a refusé. Nous irons jusqu’au Conseil suisse de la presse. Et si cela ne suffit pas, nous pouvons imaginer d’autres mesures. Nous ne reculerons jamais devant la discrimination.



Que demandez-vous aux autorités politiques?
Nous demandons surtout à l’Etat de faire son travail dans la prévention contre le racisme et surtout dans les enquêtes concernant des actes antisémites graves. Nous sommes par exemple très surpris que les investigations sur l’incendie criminel de la synagogue de Malagnou à Genève (en 2007, ndlr) n’aient rien donné. Comme celles sur le cimetière juif profané de La Tourde-Peilz en 2005.



En parlant politique, est-ce que la récente interdiction des minarets inquiète la communauté juive?
Bien sûr que ce vote nous inquiète. Surtout après les déclarations suivant le vote de Christophe Darbellay (président du Parti Démocratique du Centre). Comment un responsable politique peut-il en appeler à interdire les cimetières confessionnels, juifs ou musulmans? Nous n’avons pas manqué de lui faire part de notre inquiétude. Ses récentes déclarations semblent indiquer qu’il a compris son erreur.



Et vous, quelle était votre position par rapport aux minarets?
Personnellement, je suis contre toute discrimination religieuse. Chacun doit pouvoir exercer sa religion, mais il faut que cette religion ne déborde pas sur l’intérêt public et sur le fonctionnement laïc de l’Etat. Cela dit, je ne vais pas jusqu’à dire qu’il faut enlever les crucifix des classes. J’enseigne dans une université où un magnifique crucifix est pendu au mur derrière moi. Cela ne me gêne pas. Mais dès l’instant, qu’une minorité impose ses signes extérieurs, et que l’Etat risque de perdre sa neutralité politique, il y a un problème.



Propos recueillis par Patrick Vallélian et publiés sur hebdo.ch, jeudi 14 janvier 2010



Photo : D.R.