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Publié le 20 Juin 2006

Alain Pagès, professeur de littérature française à l’Université de la Sorbonne nouvelle-Paris III : Emile Zola est le seul écrivain non juif, à cette époque, à aller aussi loin dans la dénonciation de l’antisémitisme

Question : Alain Pagès, vous êtes un éminent spécialiste d'Emile Zola. A ce titre, vous participerez au colloque organisé par le CRIF et la Mairie de Paris, le 6 juillet 2006, de 15 heures à 19 heures, à l’Hôtel de Ville de Paris : Affaire Dreyfus, histoire, mémoire, justice et raison d’Etat. Comme on le sait, Emile Zola est mort le 29 septembre 1902, asphyxié par des émanations d'oxyde de carbone provoquées par la cheminée de sa chambre à coucher. Or une enquête réalisée par Jean Bedel tend à démontrer que Zola aurait été assassiné, Qu'en pensez-vous ?


Réponse : Je connais bien l’enquête de Jean Bedel, car je viens moi-même de contribuer à son développement dans un ouvrage récent, un Guide Emile Zola, publié aux éditions Ellipses, et écrit en collaboration avec Owen Morgan... C’est en 1953 – il y a cinquante ans, donc, à l’occasion du 50e anniversaire de la mort de Zola – que Jean Bedel a révélé, pour la première fois, que l’accident dont Zola avait été victime en septembre 1902 – un décès par asphyxie dû à un mauvais fonctionnement de la cheminée de sa chambre à coucher – pouvait bien ne pas avoir été un accident, mais bien un assassinat ! Il s’appuyait alors sur les révélations que lui avait faites un certain Pierre Hacquin… Ce dernier lui rapportait la confession d’un monsieur X (non nommé), un ancien fumiste, qui lui avait dit, un jour, 25 ans auparavant, peu avant sa mort, qu’il avait bouché intentionnellement la cheminée de la chambre à coucher de l’écrivain, à l’occasion de travaux qu’il effectuait sur le toit d’une maison voisine. La révélation était importante, car elle permettait de comprendre certaines lacunes de l’enquête policière menée en 1902, qui n’avait jamais pu expliquer clairement dans quelles circonstances s’était produit l’empoisonnement à l’oxyde de carbone dont avait été victime Zola. Mais elle était alors bien imprécise, elle laissait dans l’ombre le nom de ce fumiste, et elle s’apparentait plus à une rumeur qu’à une vérité historique.
Or en écrivant mon Guide Emile Zola, désireux de faire le point sur cette histoire étrange, j’ai eu la surprise de découvrir que l’on pouvait – à la suite d’un travail d’archives approfondi – reconstituer la vie de fumiste – qui s’appelait Henri Buronfosse – et essayer de comprendre ses motivations. Buronfosse était membre de la Ligue des Patriotes, l’organisation nationaliste fondée par Déroulède. Et on peut penser que cet homme – aveuglé par la passion nationaliste, poussé par la haine qu’il vouait à celui qui avait sali l’honneur de l’armée en écrivant « J’accuse » – a voulu saisir l’occasion qui se présentait à lui, donner une bonne leçon au « cochon » Zola, l’enfumer dans sa tanière. Geste fou, geste d’un illuminé, plus que complot politique, à mon avis. Un geste dont il s’accusera plus tard, le révélant à son ami Hacquin, peu avant sa mort, en 1928. Vous trouverez toute l’histoire du fumiste Buronfosse dans mon Guide Emile Zola. Jean Bedel la reprend, de son côté, dans son Zola assassiné, où il reproduit, pour l’essentiel, les éléments de l’enquête qu’il avait jadis menée en 1953.
Question : Nous savons ce qu'il en fut de l'engagement d'Emile Zola durant l'Affaire Dreyfus. Comment expliquez-vous qu'Emile Zola se lance dans ce que nous pourrions appeler son plus grand combat ?
Réponse : Il aurait pu être pris par la rédaction d’un roman. Or ce n’était pas le cas. Il était disponible, en quelque sorte. Mais il a hésité, quand il a pris connaissance du « dossier » de l’affaire Dreyfus que lui révélait le vice-président du Sénat, Scheurer-Kestner, en novembre 1897. Cette hésitation est importante. Elle le montre tel qu’il est. Non ce personnage absurde, que décriront ses ennemis, prêt à tout pour conquérir un peu de publicité, mais un spectateur lucide de la grave crise que la France est en train de vivre. Il a médité soigneusement les conséquences de son geste, il a évalué la nature des informations qu’il détenait. Il a vu que le scandale est énorme, qu’il se trouvait devant une affaire d’Etat. Il a vu que l’appareil militaire avait tout fait pour dissimuler sa forfaiture, maintenir au bagne un condamné dont il savait l’innocence, que des ministres, des responsables militaires du plus haut rang étaient impliqués, avec toutes sortes de comparses, plus ou moins manipulés. Il se doutait que commencer à parler de l’Affaire, c’était, pour lui, entrer dans une chaîne d’événements dont l’issue était incertaine. Le camp adverse allait réagir avec violence. Et il s’est quand même jeté dans la mêlée.
Zola est un homme de vérité. Il est optimiste, il croit dans le progrès des idées justes, dans la transformation des consciences. Il pense que cette vérité, si on l’explique clairement, finira par triompher des doutes ou des aveuglements. Et il se dit que ce qu’il a déjà plusieurs fois tenté dans son œuvre romanesque ou dans son œuvre journalistique, il a le devoir de le faire surgir. Et il a, devant lui, pour le conduire, la grande image de Voltaire, défendant Calas, ou celle de Hugo, luttant contre Napoléon III.
Question: Connaissait-il Alfred Dreyfus ?
Réponse : Non, en novembre 1897, quand il s’engage dans cette affaire, il ne connaît pas Alfred Dreyfus. Il ne l’a jamais rencontré. Il ne fera sa connaissance que bien plus tard, après le second procès de Dreyfus qui se tiendra à Rennes, en 1899. Une amitié naîtra alors entre les deux hommes. Et cette amitié durera jusqu’à la mort de Zola, en 1902.
Question : Comment Emile Zola interprète-t-il la souffrance de Dreyfus ?
Réponse : Je crois que Zola, au fond, a eu la chance de pouvoir réagir émotionnellement. Il a compris l’affaire Dreyfus à travers l’expérience que lui avait apportée son métier d’homme de lettres. Il a vu en elle un extraordinaire « drame » humain. Et il a réagi en romancier – et ce n’est pas diminuer son action que de dire cela. Voici ce qu’il a dit dans son premier article publié pour Dreyfus, dans Le Figaro, en novembre 1897 : « Quel drame poignant, et quels personnages superbes ! Devant ces documents, d'une beauté si tragique, que la vie nous apporte, mon cœur de romancier bondit d'une admiration passionnée. Je ne connais rien d'une psychologie plus haute. »
Un peu plus tard, il écrira, dans ses notes : « Ce que j'avais vu, pour les Lettres, dans l'Affaire : une trilogie de types : le condamné innocent, là-bas, avec la tempête dans son crâne ; le coupable libre ici, avec ce qui se passait en lui, tandis qu'un autre expiait son crime ; et le faiseur de vérité Scheurer-Kestner, silencieux et agissant. »… Dans son esprit, Dreyfus est un personnage pathétique, créé par les péripéties d’une histoire incroyable, et en même temps une victime pitoyable, digne d’être secourue.
Par ailleurs, Emile Zola peut imaginer la souffrance de Dreyfus, il peut voir en Dreyfus un homme qui souffre, tout simplement parce qu’il s’est affranchi d’une haine qui obsède la plupart de ses contemporains : l’antisémitisme. En ce domaine, il est en avance sur tous ceux qui l’entourent. Cette question de l’antisémitisme, lui, il l’a méditée, et il l’a réglée, pour son propre compte. Il en a décrits les effets dramatiques dans son roman L’Argent, qu’il a publié en 1891 (en mettant en scène un personnage antisémite, Saccard). Et en mai 1896 – un an avant son engagement dans la bataille pour Dreyfus – il a donné au Figaro un article au titre provocateur (pour l’époque !), intitulé « Pour les juifs », où il a attaqué les thèses antisémites, en concluant par un appel à « l’universelle tolérance », contre le « fanatisme » et les tentatives de « guerre religieuse ». A ma connaissance, il est le seul écrivain non juif, à cette époque, à aller aussi loin dans la dénonciation de l’antisémitisme. Cela, c’est très important… Il faut le souligner.
Propos recueillis par Marc Knobel
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