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Publié le 24 Janvier 2011

Auschwitz, le temps des derniers témoins.

Grâce à Arlette et Charles Testyler, président de l’association « mémoire et vigilance des lycéens », qui organise depuis 1997 des voyages en Pologne, un nombre important de lycéens, journalistes, étudiants en école de journalisme, viennent d’organiser un séjour en Pologne du 17 au 20 janvier. Ce programme a été organisé avec le concours de Stéphanie Dassa, chargée de mission pour les questions de mémoire, au sein du CRIF. Jean-Pierre Allali, membre du bureau exécutif du CRIF et Charles Sulman, président du CRIF Nord-pas de Calais ont également participé à ce déplacement.





Ils accompagnent des lycéens à Auschwitz, une dernière fois



Il y a soixante six ans, le 27 janvier 1945, le camp d’Auschwitz était libéré. Venus une dernière fois sur place, les Testyler s’interrogent sur la transmission de la mémoire de la Shoah lorsqu’ils ne seront plus là.



Lui a 83 ans, elle 77. Cela fait seize ans qu’ils ont créé leur association Mémoire et vigilance des lycéens, et quatorze ans qu’ils emmènent chaque hiver une ou plusieurs classes à Auschwitz pour l’anniversaire de la libération de ce camp. Mais cette année sera la dernière. « Nous sommes trop fatigués. Sans doute y retournerons-nous avec celui de nos trois petits-fils qui n’y est pas encore allé. Mais ce sera un voyage privé », assure Arlette Testyler. Comment envisagent-ils cette échéance ? Non sans émotion tant leur engagement a été fort. Jamais ils ne refusent l’invitation d’un enseignant à venir témoigner dans une classe. Résultat, « nous prenons nos congés pendant les vacances scolaires », s’amuse la toute jeune arrière-grand-mère. Il leur a fallu pourtant beaucoup de temps avant de retourner (pour Charles) et de se rendre (pour Arlette) à Auschwitz. Arrêté à 15 ans avec toute sa famille dans son village de Slawkow, en Pologne, Charles est interné dans sept camps au total, dont celui d’Auschwitz. S’il a échappé aux sélections, ses parents et sa petite sœur de 6 ans, eux, y ont été gazés. Tout comme le père d’Arlette, convoqué pour une vérification d’identité en 1941, conduit vers Pithiviers puis déporté à Auschwitz par le convoi numéro 4. Arlette, sa mère et sa sœur ont eu de la chance. Conduites au Vél’d’Hiv’ le 16 juillet 1942, elles sont internées à Beaune-la-Rolande. On ne sait pas par quel miracle, la jeune mère parvient à en sortir avec ses deux petites filles de 9 et 10 ans. Elles sont mises dans un train (sans papiers) à destination de Paris d’où elles sauteront avant d’être recueillies par des familles dans la région de Vendôme, et cachées jusqu’à la fin de la guerre. Pour tous deux, le camp construit non loin du village polonais d’Oswiecim est donc un souvenir douloureux : « Notre famille est là-bas, et nous n’avons pas de cimetière qui nous aide à faire notre deuil. »



Une rencontre liée au hasard



Leur rencontre, au sortir de la guerre, est d’ailleurs l’aboutissement d’une succession de hasards. À la libération des camps, Charles, qui ne parle pas français, arrive à Marseille pour embarquer vers la Palestine. Il est hébergé dans un « camp kibboutz », mais les Anglais font barrage à son départ. Il écrit à une tante, arrivée avant-guerre avec son mari mineur dans le nord de la France. La lettre adressée (en polonais) à « Madame Thau à Lenz » arrive. Après un passage par les Éclaireurs israélites de France, il atterrit chez un premier « tricoteur ». Ne connaissant pas le métier, il se fait plusieurs fois renvoyer, mais finit par trouver un patron compréhensif à Montrouge (Hauts-de-Seine). Grâce aux aiguilles de machine à coudre usagées, récupérées par terre, nettoyées et revendues, Charles s’achète sa première machine et s’installe, « avec un copain », dans un atelier à Bagnolet (Seine-Saint-Denis). À l’occasion du mariage de son frère avec la sœur aînée d’Arlette, il fait la connaissance de cette dernière. Et l’épouse. « Dès notre mariage, nous avons commencé à parler d’aller à Auschwitz », se souviennent-ils. Mais à cette époque, le rideau de fer empêche bien sûr tout voyage en Pologne. Et puis tous deux triment « comme des fous », lui de jour et elle de nuit. Entre-temps, l’atelier est devenu « une grosse affaire ». Mais, reconnaît Charles, « même après douze heures de travail, le soir, tout me revenait en tête. Pourquoi ne me suis-je pas évadé ? Pourquoi nous sommes-nous laissé massacrer comme ça ? » Surtout, à cette époque, personne ne les écoute.



"Sans misérabilisme"



Dans les années 1980, ils sont d’accord, s’ils « y » vont, ce sera en groupe, « pour ne pas s’écrouler ». En janvier 1995, leur projet se concrétise à l’occasion du 50e anniversaire de la libération des camps. Interpellés par les questions que leur posent les plus jeunes pendant le voyage, ils décident, dans l’avion du retour, de créer leur association, pour eux. Ils commencent par proposer leur témoignage au lycée Janson-de-Sailly, dans le 16e arrondissement de Paris, où sont scolarisés leurs petits-fils. Très vite, leur intervention « fait boule de neige ». Aujourd’hui, ils se rendent jusque dans des « petits villages qui n’ont jamais vu de juifs ». Certains parents qui n’ont jamais rencontré de déportés leur font savoir qu’ils auraient aimé pouvoir assister à la séance. Ils y livrent leur témoignage de « deux enfants pris dans le cercle infernal » : Charles davantage « dans le récit », Arlette avec le souci de « former des consciences ». Surtout « sans misérabilisme », insistent-ils ensemble, mais « pour faire de l’histoire ».Pour financer les voyages des lycéens et de leurs enseignants, elle organise des « garden-parties » dans leur maison de campagne. À chaque fois, 150 personnes – amis, relations, etc. – acceptent de payer pour « un bon repas » et un après-midi de jeux de cartes. Avec le recul, tous deux en sont convaincus : les voyages, les témoignages sont un excellent « moyen de transmettre ». « Pour ces jeunes, nous sommes les dinosaures de la Shoah, plaisante Arlette. Ils nous imaginent dans des chaises roulantes mais ils nous voient avec eux, dans le froid. » Puis elle ajoute après une pause : « Pour nous qui n’avons pas été aidés après la guerre, cette action est aussi une thérapeutique. »



"Le travail passera par les enseignants et les historiens"



Après avoir tant témoigné – le Mémorial de la Shoah les a enregistrés et ils viennent de confier leur récit à François Fouquet qui en a fait un livre : Les Enfants aussi (éditions Delattre) –, ils s’interrogent sur la suite. À chaque voyage, ils répètent aux enfants : « Vous êtes une centaine. Si seulement 10 % ont retenu le message que tout cela peut arriver demain mais que le devoir de désobéir existe, alors nous aurons fait œuvre utile. » Ils s’inquiètent de voir les Polonais si « peu motivés » par l’entretien des baraques en bois de Birkenau, le camp d’extermination où étaient incarcérés les juifs, et davantage intéressés par le camp de concentration d’Auschwitz où se trouvaient les prisonniers politiques polonais. « Il faudrait comme à Maidanek deux baraques solides pour raconter l’extermination des juifs et des Tsiganes », espère Arlette, qui se réjouit en revanche du programme mis en place par le Mémorial de la Shoah à destination des guides polonais francophones. Chaque été, quelques-unes viennent à Paris s’informer sur la Shoah. Charles s’inquiète aussi de cette résurgence de l’antisémitisme. Et s’interroge sur la liberté qu’auront les professeurs de continuer à enseigner la Shoah à leurs élèves. Leurs enfants reprendront-ils le flambeau ? Pas sûr. « Qu’on en parle ou qu’on n’en parle pas, le sujet est difficile pour eux. » « Pour ce qui est de la mémoire, je pense que dans une ou deux générations, ce sera fini. Pourquoi l’Europe en parlerait-elle ? » réfléchit Arlette. « Désormais, le travail passera par les enseignants et les historiens. » Voire par le cinéma, comme le prouve le film Elle s’appelait Sarah, adapté du roman de Tatiana de Rosnay, dont Arlette a conseillé le réalisateur lors du tournage. Il est arrivé que certains jeunes, de retour d’Auschwitz, leur confient leur souhait de devenir « prof d’histoire ». « La plus belle des récompenses. »



Par Anne-Bénédicte Hoffner




Pour éviter à tout prix le «Shoah tour»



Les visiteurs du camp d’extermination d’Auschwitz sont de plus en plus nombreux. Comment rendre utile ce voyage de la mémoire



Les voyages à Auschwitz, souvent encouragés par les enseignants, seraient-ils un moyen certain de prémunir ceux qui le visitent de toutes tentations de fanatisme ou d’extrémisme ? « Les génocides qui se sont produits depuis nous ont malheureusement montré qu’il ne suffit pas de visiter Auschwitz pour éviter à l’histoire de se reproduire », explique Jean-François Forge, professeur d’histoire et auteur du premier guide de visite d’Auschwitz (1). Que faut-il alors pour qu’une visite, notamment de jeunes ou d’élèves, ne soit pas juste un « devoir de mémoire » vide de sens mais bien un acte citoyen ? Denis Peschanski, directeur de recherche au CNRS qui préside les conseils scientifiques des mémoriaux de Caen et de Rivesaltes, a mené une réflexion sur cette question au sein d’un groupe franco-américain pluridisciplinaire qu’il anime (sciences humaines et sociales, mais aussi psychiatrie, neurosciences et cognitivistes). « Essayer de mettre les visiteurs dans la peau de déportés est un contresens. Il faut, sans supprimer la compassion, éviter à tout prix le registre de l’émotion pure qui contrecarre toute réflexion. Si on ne marque pas de distance, le risque est de sidérer les élèves qui croiront alors que le sort des déportés ne concerne que le passé. Ils n’acquerront pas les outils de réflexion nécessaires à la compréhension d’enchaînement des faits qui ont abouti à l’extermination. »



Une préparation



L’enjeu n’étant bien sûr pas de former des historiens mais des citoyens capables d’analyser le présent et de construire un avenir différent. « Pour être pertinent, le voyage demande donc une grande préparation, souvent avec l’aide du Mémorial de la Shoah ou de la Fondation pour la mémoire de la Shoah, aussi bien des élèves que des professeurs. Il implique une visite approfondie de plusieurs jours jusqu’à Cracovie, s’intégrant dans un projet pédagogique clairement défini (exposition, site, blog…). » Et il exclut bien sûr tous les « Shoah tours », comprenant une rapide visite du camp et des mines de sel dans la journée comme on le propose depuis Cracovie. D’autant que le site, immense, est difficilement lisible sans préparation. « Des gens m’ont dit avoir été déçus de leur visite à Auschwitz parce qu’il n’y avait rien à voir !», explique Pierre Jérôme Biscarat, membre du service pédagogique de la maison d’Izieu et coauteur du guide (1). « Effectivement, à part les baraques en dur, il n’y a presque plus rien. Sur les onze structures de crématoires construites, une seule est encore debout. Cette dernière a servi d’abris antiaériens pour les Allemands puis elle a été trafiquée et reconstruite (en particulier la cheminée) par les Soviétiques à la Libération. Notre guide explicatif et détaillé permettra de préparer la visite et d’éviter, comme c’est le risque sur un site archéologique, de passer complètement à côté de ce qu’il y a à voir. »



Témoignages directs



Au soixantième anniversaire de la libération du camp, il y avait 1 500 survivants ; au soixante-cinquième, 150. Comment se fera la visite, une fois que les témoins auront disparu ? « C’est une question qui préoccupe tout le monde, explique l’historienne Annette Wieviorka, d’autant que ces dernières années la plupart des groupes étaient accompagnés de survivants et que leurs expériences, leur témoignage direct est irremplaçable. » « Cela illustre, encore une fois, que le temps passe. La plupart des visiteurs ont des grands-parents nés après la guerre, le contact avec la Seconde Guerre mondiale sera comme pour la Première Guerre mondiale plus lointain. D’ailleurs le site vieillit aussi. Nous sommes confrontés à des problématiques historiques inédites de conservation d’objets ou de baraques qui n’avaient pas du tout été faites pour être visitées. » Dans le courant de l’année 2011 un séminaire et un colloque, organisés respectivement par la Fondation pour la mémoire de la Shoah et le Mémorial de la Shoah, réuniront des praticiens et chercheurs français et étrangers pour faire un bilan des visites d’Auschwitz. L’occasion de partager des expériences venues du monde entier.



Par Emmanuelle Friedmann



(1) Guide d’Auschwitz, Éditions Autrement, 22 €. Annette Wieviorka, Auschwitz soixante ans après, Robert Laffont, 20 €. Et Le Futur d’Auschwitz, publication de Irics (à paraître). Mémoire demain, DVD, l’Union des déportés d’Auschwitz, Hatier 25 €.



Dossier publié dans la Croix du 21 janvier 2010



Photo (Arlette et Charles Testyler. Depuis longtemps, le couple, aujourd’hui âgé de 77 et 83 ans, tient à faire comprendre aux jeunes ce que fut l’horreur de la Shoah) : Bruno Levy