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Publié le 15 Avril 2005

Catherine Coquio, universitaire : « Primo Levi revient souvent sur trois réalités qui menacent le monde : le caractère contagieux et irrésistible de la violence, la puissance du

Question : Catherine Coquio, vous êtes Professeur en littérature comparée à l’Université de Poitiers. Vous venez de préfacer Œuvres de Primo Levi (1). Primo Levi est aujourd’hui un auteur mondialement connu, lu et étudié dans les écoles et les lycées. On sait qu’il doit cette célébrité à son témoignage majeur d’Auschwitz, Si c’est un homme, écrit au lendemain immédiat de la seconde guerre mondiale. Et pourtant, cet auteur fameux reste mal connu. Pour quelles raisons selon vous ?



Réponse : Paradoxalement pour de bonnes raisons. Si on lit très peu en France l’œuvre littéraire de Levi, c’est à cause de l'importance cruciale de ses deux témoignages du camp, Si c'est un homme, puis, quarante ans plus tard, Les Naufragés et les rescapés. Ces deux textes, un récit de déportation dans un cas, un essai réflexif dans l'autre, l'un complétant le premier à l'issue d'une longue expérience de témoin, représentent une opération de transmission exceptionnellement réussie. Ces deux textes sont si précieux pour penser ce qui a eu lieu dans les camps nazis qu'ils tendent à effacer le reste.

Or toute l'oeuvre de Levi, bien qu'elle soit inégale au plan littéraire, est toujours profondément attachante et significative. La Trève, son récit du retour en Italie, empli de créatures difformes, est un récit picaresque d'une drôlerie irrésistible, et d'une haute teneur de pensée. Son autobiographie de chimiste, Le Système périodique, est une composition unique en son genre, étrange, à la fois joueuse et austère. On n'a pas cette originalité formelle dans son roman Maintenant ou jamais, qui souffre d'un excès de didactisme, mais il révèle les utopies intimes de Primo Levi en rapport avec sa vision du monde ashkénaze, qui l'a aidé à repenser son rapport à la judéité en même temps qu’à la violence politique. Ses recueils de fictions cultivent une bizarrerie qui désemparent parfois le lecteur. Dans ses articles, ses essais et ses entretiens, on découvre un esprit intensément curieux et généreux, auquel, même lorsqu'on est en désaccord avec lui, on est tenté de donner sa confiance.

L'ensemble de ses textes forme un objet de méditation en soi, par sa subtilité, sa profondeur, son humanité, par les liens tissés entre son savoir de chimiste, son utopie des deux "cultures" à réconcilier, son amour des livres, des visages, de toutes les créatures qui forment le monde naturel et humain. Dans chacun de ses livres, Primo Levi a mis tout de lui, de sa part la plus légère autant que de son expérience de déporté : celle-ci reste à l'horizon et à l'origine de son oeuvre, même lorsque celle-ci s'en détache en vertu de ce qu'il appelait la "vis comica" littéraire, la liberté absolue d'inventer et de raconter, qui lui fut vitale.


Question : Primo Levi composa des poèmes violents, d’un ton parfois prophétique. Cet homme qui se voulait « normal » avait rêvé, avant sa déportation, d’écrire l’histoire d’un atome de carbone. Et à la fin de sa vie il projetait d’écrire sur l’art de la cuisine et sur le commérage. Ou encore, qu’il fut l’auteur de fables de science-fiction où il rêvait d’hommes transparents, de « centaures » diluviens, de « livres à pattes » ou de « papillons fées.» Comment explique-t-on ses fantaisies littéraires alors qu’il fut le témoin attentif par excellence de son temps ?

Réponse :
Primo Levi avait un véritable culte de l'imagination, comme son ami Italo Calvino, qui l'encouragea d'ailleurs dans cette veine : celle de fables curieuses, éprises de détails insolites, mêlant la science et le rêve, héritières des utopies de la Renaissance, mais sans plus aucun anthropomorphisme humaniste. Son univers littéraire est plein de rêves d'apesanteur et d'errance, alors qu'avant et après sa déportation, qui représente l'expérience la plus "lourde" qu'un homme ait à subir et porter, il a vécu d’une manière ultra-sédentaire à Turin : il se présentait lui-même attaché à sa maison natale comme une huître à son rocher. Je pense qu’il ne faut pas seulement comprendre son besoin de fiction comme une évasion et une compensation "littéraire", mais comme la forme que prirent dans son existence des traits contraires : son plaisir de penser et d'écrire avait partie liée avec un goût de la liberté individuelle, un humour et une passion de jouer, mais aussi avec un sérieux, une gravité, une mesure, qui renvoient à la fois à sa formation de chimiste et à son expérience de déporté. Mais ce sérieux se manifeste chez lui d’une manière presque enfantine, qui fait le charme de son tour d’esprit et le caractère bouleversant de son existence.


Question : Quelle idée se faisait-il de sa propre judéité de rescapé, mais aussi de l’homme sédentaire qu’il était, de l’italien de cœur et de l’européen dans l’âme ?

Réponse :
L'idée qu'il se faisait du Juif en lui fut bien sûr complètement bouleversée par Auschwitz, non seulement du fait de l'antisémitisme nazi, qui fut le choc et l'énigme de son existence, mais par la découverte des Juifs d'Europe centrale et de leur univers : ce monde, d'abord reçu au camp comme un traumatisme "linguistique", pour lui l'Italien, le fascina tellement ensuite qu'il apprit le yiddish et se plongea dans cette culture avec une euphorie due au plaisir de découvrir un continent étranger. Car il restait, lui, l'héritier de cette communauté de Juifs piémontais assimilés, sorte de dynastie cachée, spirituelle, discrète, dont il exalta "l'inertie" avec humour dans Le Système périodique. Cette judéité intériorisée avait un contenu essentiellement spirituel, en aucun cas religieux, et très lointainement politique : s'y mêlaient le sens d'une certaine histoire commune, l'amour des livres et le goût des idées, ainsi qu'un individualisme qui, chez lui, prend un tour doucement libertaire. C'est en ceci à mon sens qu'il fut séduit par la culture des Juifs d'Europe centrale, qu'il poétisa à travers l'idée d'errance et d'enfance, en se laissant tenter par le tour d'esprit messianique. Un tour qu'on voit s'exprimer parfois violemment dans ses poèmes, hanté par la Catastrophe et le "trou noir" d'Auschwitz, mais aussi par l'idée d'ultime réconciliation.

Cet héritage mêlé, celui des Lumières et celui d'une culture juive davantage religieuse, imprégna toute sa littérature. On trouve la trace de son intérêt pour la Kabbale dans le recueil de nouvelles Lilith, où il se montre, lui, le mécréant, dépositaire d'une fable hassidique entendue à Auschwitz, à travers laquelle il pensa son oeuvre à l’image de cette Lilith hétérodoxe et oubliée, un peu inquiétante, qui recueille les semences perdues de l'humanité. Les fables de Levi intriguent, amusent et inquiètent à la fois. Elles parlent toujours des petits, des sans-voix, des bizarreries de la nature et des "vices de forme" : les gens et les objets qui l'inspirent sont ceux qui n'intéressent a priori personne.

Mais c'est dans son roman Maintenant ou jamais que cette fascination pour le monde ashkenaze s'abandonne à elle-même, sur un mode intimement politique : Levi y met en scène la résistance "spontanée" des Juifs de Russie qui avaient réussi à échapper aux pogromes, à s'évader des ghettos, et qui erraient dans les forêts. Or ces troupes dépenaillées de partisans sans partis, lors de la libération, se dirigent, via l’Italie, vers la Palestine, à l’heure d’Hiroshima. C'est là qu'on comprend la teneur utopique, chez lui, à la fois de l'Italie comme pays de la liberté et de l'hospitalité, et plus encore de la Palestine, pays de l'espérance messianique - qui ne pouvait devenir chez lui le terrain d'un combat politique.

Question : Que pensait-il du conflit israélo-palestinien?

Réponse :
Justement il éprouva l'importance de penser ce conflit alors qu’il était déchiré par lui. Il y a chez Levi à la fois un attachement affectif pour Israël et une critique très ferme des « agissements » de l'Etat d'Israël, auquel il reprochait de trahir l'héritage éthique du peuple juif, et d'isoler Israël de manière désastreuse. Lorsqu'en 1982 les troupes israéliennes rentrent au Liban pour frapper les bases palestiniennes, Levi demande publiquement la démission de Menahem Begin. Il prononce alors à son sujet, en l'assumant pleinement, le mot « fascisme » (…) Tout en se montrant très hostile à Yasser Arafat pour son aversion à l’égard du terrorisme, Primo Levi appelle les Juifs à ne pas s'abandonner aux réactions émotionnelles au sujet d'Israël. Il fait une critique sans appel de l'aile droite du sionisme et de ses représentants gouvernementaux, auxquels il reproche de procéder de manière démagogique et violente, et de se conformer à la culture politique de ses voisins arabes. Il déclare enfin que le centre spirituel du judaïsme ne saurait se situer en Israël, mais dans la diaspora. Mais après 1982 Primo Levi évite de prendre position publique sur cette question.


Question : Que pensait-il de la montée du négationnisme, de la course à l’armement nucléaire, de la vie politique internationale ?

Réponse :
Tout ceci, dont il fit une analyse mesurée, prudente et inquiète, tout au long de son existence, contribua à la fin de sa vie à le plonger dans la dépression, quels que soient ses inlassables efforts de clarification critique, et son choix résolu de l"'optimisme".

Primo Levi revient souvent sur trois réalités qui menacent le monde : le caractère contagieux et irrésistible de la violence, la puissance du "préjugé racial" comme élément pré-humain en l'homme, et la catastrophe du "consentement" au pire, qui concerne la masse et menace les démocraties elles-mêmes. Il exprime son dégoût pour l'argument de la "Raison d'Etat", où qu'elle se manifeste, et son angoisse à considérer les ressources et l’inventivité de la destructivité humaine.

Enfin il eut à l'égard du négationnisme une réaction forte, exemplaire à plusieurs égards : tout en consacrant plusieurs articles à ce phénomène (en 1979 et 1980), réfléchissant sur certains "mécanismes mentaux" - la gêne de la culpabilité conduisant à la négation des faits - il adressa de sévères critiques à la presse française, qui avait donné tribune à Robert Faurisson et ses amis. Il replaça ce phénomène dans la continuité d'une France antidreyfusarde et pétainiste. Il posait d'ailleurs un regard critique sur ce pays, qu'il voyait déchiré entre son héritage révolutionnaire et un "nationalisme mesquin" toujours prompt à se réveiller.

Mais d'autre part il se détourna des discours de la négation, comme on le voit dans son dernier témoignage. Loin de "discuter" et de répliquer par des efforts d'attestation mêlés d'indignation -marque d'une panique de la pensée qui fait partie du phénomène -, il approfondit sa réflexion sur son vécu concentrationnaire sous la forme d'un examen de conscience de témoin :"avons-nous été capables de comprendre et de faire comprendre notre expérience?", demande-t-il. Et, tout en disant l'importance cruciale du témoignage des bourreaux, il entreprend d’affronter l’ambiguïté éthique en explorant les "zones d'ombre" du camp : celle en particulier, appelée "zone grise", qui forme l'intervalle entre les bourreaux et les victimes. Ce n'est pas l'accréditation de l'événement qui le préoccupe, mais sa transmission, sa compréhension, et donc l’utilité de son témoignage : la saisie de ce qui dans ce vécu reste dangereusement actuel. C'est pourquoi il choisit de se rapprocher mentalement de l'inhumain, alors que "l'anti-humain" selon lui ne pouvait ni ne devait être compris.

Parallèlement il mit en garde contre la "simplification" à l'oeuvre dans la rhétorique commémorative et la sacralisation des témoins : il dit l'importance d'une lecture critique, historienne, des récits de survivants, tout en désignant dans celui qui a disparu, le "musulman" qui a "touché le fond", le véritable "témoin intégral". Levi a conscience d'avoir été un témoin privilégié. Toute son oeuvre, bien qu'il se défende de la "honte" de survivre, est à l'image de cette humilité-là, qu'il transforme en méthode de pensée : se donner les « instruments spirituels » pour transmettre, selon lui, c'était avoir conscience des limites de son témoignage; de même que l'effort de compréhension devait faire saisir aussi ce qu'on ne pouvait ni ne devait « comprendre » : le coeur de la haine raciale, qui fait décréter à certains hommes qu'une partie de l'humanité ne fait pas partie de l'humanité.


(1) Primo Levi, Oeuvres, Si c’est un homme – La Trêve – Le Système périodique – La Clé à molette – Maintenant ou jamais – Conversations et Entretiens. Robert Laffont - Littérature, Collection «Bouquins». Préfacé par Catherine Coquio.
Parution janvier 2005. 29 euros.

Propos recueillis par Marc Knobel

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