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Publié le 13 Avril 2010

Comment naît une kamikaze

Situé à flanc de montagne, le petit village de Balakhani (1 500 habitants), à 160 kilomètres au sud-est de Makhatchkala, la capitale du Daghestan, est hors de portée du monde. Balakhani ne connaît pas l'asphalte. Aucun autobus ne s'y rend. Pour y parvenir, il faut rouler plus de trois heures durant sur une piste caillouteuse, au milieu de paysages époustouflants : cheminées de fée, crêtes enneigées, gorges et défilés.




Depuis des millénaires, la vie de ses habitants est rythmée par les prières à la mosquée, l'élevage, la culture des pêches et des abricots. Balakhani est au coeur du pays avar, la première ethnie du Daghestan, qui en compte douze ainsi que quarante langues différentes ! Héros des Avars, l'imam Chamil du Daghestan et de Tchétchénie (1797-1871) est vénéré pour avoir mené, au XIXe siècle, la lutte des montagnards caucasiens contre l'armée du tsar.



Avec ses vergers en terrasses, son torrent, Balakhani pourrait être une charmante bourgade si seulement ses habitants connaissaient l'usage de la poubelle. Il n'en est rien. Les ordures ménagères sont jetées dans le lit du cours d'eau qui serpente au centre du petit bourg. Bouteilles, sacs en plastique et papiers sales souillent le cours d'eau et ses berges. Mais les gens de Balakhani ont d'autres soucis.



Le village, il faut dire, ne connaît plus de paix depuis qu'une de ses filles, Mariam Charipova, 28 ans, une belle brune aux yeux verts, s'est fait exploser, lundi 29 mars, à la station Loubianka du métro moscovite, causant la mort de 28 personnes. Quarante minutes plus tard, une autre kamikaze, Djannet Abdoullaeva, 17 ans, Daghestanaise elle aussi, déclenchait sa charge explosive à Park-Koultoury, un peu plus au sud sur la même ligne, tuant 12 voyageurs. Le double attentat a été revendiqué par Dokou Oumarov, l'"Emir du Caucase" qui dirige la guérilla islamiste, active dans la région. Son but ? Chasser les "kafirs" (infidèles) et instaurer la chariah (loi islamique) sur le cordon de petites Républiques musulmanes (Tchétchénie, Ingouchie, Daghestan, Kabardino-Balkarie) au sud de la Fédération de Russie.



Après les attentats, la maison des parents de Mariam, l'une des plus belles bâtisses du village, a vu défiler parents et amis, journalistes, policiers. Depuis la terrasse, on aperçoit l'adret de la montagne, un plissé gris troué de sapins verts avec, en contrebas, les vergers en fleurs.



Au premier étage de la maison se tiennent les hommes, l'oeil sec et la parole rare. Dans le grand salon du rez-de-chaussée, les femmes, robes longues et voiles islamiques, servent le thé aux visiteurs et soutiennent la mère de Mariam, Patimat. "J'ai reçu la photo du visage de ma fille morte via mon portable ! Depuis je ne dors plus. Elle était belle, intelligente, douée... Je n'arrive pas à y croire...", sanglote Patimat, assise en tailleur sur un épais tapis.



Le père, Rasoul, dit avoir tout de suite reconnu sa fille. Lui non plus ne comprend toujours pas comment Mariam, qui menait une vie recluse entre son travail de directrice adjointe de l'école et les tâches quotidiennes de la maison, s'est retrouvée avec une ceinture d'explosifs dans le métro de Moscou.



"Elle était croyante mais pas extrémiste. Elle voulait apprendre le Coran par coeur", explique ce montagnard mince aux yeux verts et à la courte barbe blanche. Rasoul et sa femme enseignent depuis trente-cinq ans à l'école du village, lui, la littérature russe, elle, les sciences naturelles. Mariam était la petite dernière, toujours collée à sa mère. Et tellement brillante avec ça : diplômée de l'université (en mathématiques et en psychologie), elle enseignait l'informatique à l'école. Bien sûr, comme le reste de la famille, Mariam a été marquée par l'arrestation, en 2008, de son frère Ilias, 32 ans. Accusé d'appartenir aux "NVF" (bandes armées illégales) qui essaiment dans la forêt et font le coup de feu contre les policiers et les forces fédérales, le jeune homme a été atrocement torturé par les "services". Il n'a jamais avoué.
Condamné à huit mois de prison pour le port d'une grenade, il a été relâché en 2009. "La terreur appelle la terreur, le sang engendre le sang", répète Rasoul.



La police affirme qu'Ilias est l'adjoint du chef de guerre Magomedali Vagabov, "l'Emir de Goubden", un village à 40 kilomètres de là. Depuis, Ilias est en fuite. "Il ne dort plus ici, c'est trop dangereux", confie sa mère. Pour les services de sécurité russes, Mariam était une des épouses secrètes de l'Emir. Les parents n'ont rien vu, le maire du village non plus : "Une rumeur, sans plus."



Tous sont horrifiés par le fait que le fils aîné, Anvar, 36 ans, qui vit à Moscou, est désormais recherché par le Parquet. Il aurait été filmé par les caméras vidéo du métro en train d'accompagner sa soeur, le jour de l'attentat. La famille se croit persécutée. "Nous suivons à la lettre la parole de Dieu, alors on ne nous aime pas", fait valoir Zalina, une jeune cousine, habillée d'un long manteau noir et d'un foulard très couvrant.



Les parents et l'entourage sont des adeptes d'un islam rigoriste dit "salafiste". Balakhani compte trois mosquées, une pour les représentants de l'islam officiel soufi, les autres pour les courants rigoristes, salafiste et wahhabite, importés au début des années 1990 par des prédicateurs débarqués du Proche et du Moyen-Orient. "Un tiers du village est soufi, un autre tiers professe le salafisme, le reste est indifférent", explique un interlocuteur soucieux d'anonymat.



Lentement, l'islam importé gagne du terrain. "Les salafistes veulent imposer la chariah, ils appellent à tuer les Russes juste parce qu'ils sont russes, c'est insupportable. Et pourtant, ils ont beaucoup de sympathisants", poursuit l'interlocuteur. A l'évidence, une connexion existe entre cet islam rigoriste et la guérilla. Les "hommes des bois" seraient financés de l'étranger, dit-on à Moscou. La réalité est plus complexe.



"La guérilla lève l'impôt révolutionnaire. Un tiers des entrepreneurs du Daghestan l'acquittent sous la contrainte. Je connais un homme d'affaires qui a refusé. La guérilla a fait sauter sa voiture, a menacé de tuer ses enfants, il s'est soumis. Il y a trois ans, des entrepreneurs payaient leur cotisation par choix, aujourd'hui c'est obligatoire. C'est un système !", explique Roustam, un jeune entrepreneur de la capitale



Au nom de la lutte contre la guérilla, les services de sécurité enlèvent, torturent et tuent en toute impunité. Selon Roustam, "ces méthodes ne font qu'approfondir le problème. Au début des années 1990, il aurait été possible de le résoudre, aujourd'hui c'est plus difficile. La guérilla clandestine est enracinée. Ses rangs sont bien pourvus. A chaque fois qu'un homme est tué, un autre est recruté".



De l'avis général, les "hommes des bois" représentent un vivier de tueurs à gages idéal pour certains hommes d'affaires soucieux de faire taire la concurrence ou pour des politiciens avides de régler leurs comptes. "Tout le monde a peur d'eux. Aucun juge ici ne condamnera un homme des bois, de peur de payer ensuite de sa vie", confie un commerçant peu enclin à donner son nom.



Le Daghestan est-il voué à devenir le Waziristan du Caucase ? "L'imposition de la chariah est inévitable, c'est ce qui pourrait nous arriver de mieux", explique Timour, un salafiste convaincu, qui nous offre le thé dans sa maison cossue des environs de Makhatchkala, gardée jour et nuit par des hommes armés de fusils automatiques.



Marie Jégo (article publié dans le Monde du 13 avril 2010)



Photo (Rasoul Magomedov, père de Mariam Charipova, l'une des deux jeunes femmes qui se sont fait exploser à Moscou) : D.R.
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