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Publié le 10 Juin 2010

Divorce à l'iranienne

La révolution iranienne fête ses trente ans. Jamais le fossé entre le régime et la jeunesse n'a été si grand. Enquête de l'un des meilleurs experts du pays des mollahs par Farhad Khosrokhavar.




Le Nouvel Observateur : Le régime des mollahs en Iran fête son trentième anniversaire. A l'époque de la révolution de 1979, l'Iran comptait moins de 40 millions d'habitants, aujourd'hui il y en a près de 70. La majorité des Iraniens n'ont donc pas connu le régime du chah et ont été éduqués sous la loi islamique. Vous venez de mener la première enquête sociologique de grande ampleur auprès de la jeunesse citadine de Qom, la ville sainte, de Gazvin et de Téhéran. Qu'avez-vous appris ?



Farhad Khosrokhavar : J'ai d'abord découvert que dans une ville aussi dévote, fermée et traditionnelle que Qom, où tout se joue autour des normes islamiques, une grande partie de la jeunesse, certes timidement, s'est engagée dans un mouvement de sécularisation du religieux, d'affirmation de soi et de transgression, toujours en cachette, des interdits. La majeure partie d'entre eux veulent être acteurs de leur vie. Ils tentent de bricoler une combinaison du religieux et de l'individuel délicate et originale. On compte 2,5 millions d'étudiants en Iran, où le nombre des illettrés est très faible. C'est considérable dans un pays dit du tiers-monde. Tous ont été obligatoirement éduqués à l'école des mollahs et soumis toute leur vie à une propagande officielle intensive. Notre enquête montre que le régime a eu auprès de ces jeunes à la fois un succès et un échec. Le succès, c'est que l'islam dans sa version chiite est devenu le pilier fondamental de l'identité iranienne. En revanche, les jeunes ont su créer une vraie distance entre eux et le clergé, qui n'est pas parvenu à les embrigader mentalement. Même dans une ville aussi traditionaliste et conservatrice que Qom, on constate une remise en question du politique dans sa version théocratique.



Il est difficile en lisant votre enquête de mesurer la part respective du poids de la culture patriarcale de type méditerranéen, en particulier dans le contrôle des femmes, et celle du religieux ?



C'est vrai, il y a une dimension méditerranéenne très visible dans cette partie du monde. On pouvait retrouver le même type de patriarcat dans les années 1950 en Sicile, en Corse ou en Espagne, où il était impensable qu'une femme sorte seule dans la rue et où la question de son «honneur» était centrale. L'Iran a incontestablement lié cette tradition séculaire à l'islam, et d'une certaine mesure la tradition religieuse a légitimé le patriarcat. Toutes les jeunes filles à Qom portent le tchador. Le foulard y est interdit. Et pourtant, en dépit d'un sentiment de malaise et de culpabilité, beaucoup de ces jeunes filles transgressent, en matière de loisirs, de copinage avec l'autre sexe, les prescriptions imposées. Elles savent naviguer avec finesse entre le licite et le prohibé.



A Téhéran, le sentiment de culpabilité n'existe pratiquement plus dans la jeunesse, et son autonomie par rapport au religieux est acquise. Son anticléricalisme est déclaré. Le rejet des mollahs est lié à celui de la classe dirigeante, considérée comme celle des privilégiés. Pour les jeunes de Qom, Téhéran, c'est toujours Sodome et Gomorrhe, une capitale dépravée qui inquiète mais également fascine. Les jeunes habitants de Qom devinent très bien qu'à la différence de leur ville, où le contrôle social par les voisins est très pesant, Téhéran est aussi un lieu de libération et d'émancipation, où l'on peut se soustraire au regard inquisiteur de l'autre.

Le rejet collectif de l'immigré afghan semble partagé en Iran par toutes les générations. Comment l'expliquez-vous ?



C'est un paradoxe. L'image négative et préconçue de l'Afghan coupable d'accepter tous les boulots à bas prix et d'importer vices et maladies est le symptôme d'une modernisation perverse de la société iranienne. Dès qu'il s'agit d'un Afghan, le plus dévot des jeunes de Qom oublie qu'il s'agit d'un persophone, frère en chiisme. Il a une réaction de rejet quasiment laïque, d'où le religieux est absent. Une forme détestable du nationalisme iranien se construit sur le dos du miséreux afghan. Il est pratiquement impossible pour un enfant afghan né sur le sol iranien d'obtenir la nationalité iranienne. Le nationalisme est une dimension essentielle de la société iranienne.



Quelle est la relation de la jeunesse avec le pouvoir ?



Elle n'est pas simple. D'un côté les jeunes expérimentent le fait que le régime n'est jamais aussi répressif qu'il prétend l'être - il y a trop de failles dans le système de la vie quotidienne -, mais d'un autre côté beaucoup s'accommodent d'un régime que pourtant ils vomissent. A part une petite minorité - 15% de la population - qui soutient inconditionnellement le régime, les Iraniens ont fait en trois décennies l'expérience de l'échec de l'islam politique. La société iranienne a essuyé deux échecs majeurs : celui de la révolution islamique - la réalité a démenti les espérances originelles - et celui du mouvement réformateur en 2005, bien qu'on ait assisté à une mobilisation gigantesque de la population. Ce second échec a provoqué une immense frustration dans la jeunesse. Du coup, chacun est rentré dans sa coquille et se raccroche aux petites libertés de la vie quotidienne obtenues à l'usure. Les jeunes savent que le pouvoir ne parviendra jamais à les embrigader tant ils ont atteint un degré d'autonomie beaucoup plus élevé que dans d'autres pays musulmans de la région. La forte diaspora iranienne ?- 3 millions, dont 1 aux Etats-Unis - n'a jamais coupé les ponts avec la mère patrie et contribue à occidentaliser socialement et culturellement la société. L'Iran est sans doute, dans les grandes villes, le pays le plus occidentalisé de la région. Quel échec pour les mollahs !



Mais pourquoi, en dépit de toutes ces oppositions et exaspérations populaires, le régime paraît-il si stable et installé dans le temps ?



Pour l'instant, en raison de toutes leurs frustrations, les Iraniens n'ont plus de goût pour une action collective. La partie de la population qui aspire aux réformes n'a aucune organisation politique. Il n'y a aucun parti politique digne de ce nom en Iran, seulement des factions. N'oublions pas que le pouvoir actuel, qui n'est soutenu que par un Iranien sur sept, dispose d'un appareil répressif très dissuasif. A court terme, personne ne s'attend à une révolte de masse. Mais il paraît évident que la génération nouvelle n'acceptera pas dans les dix années à venir un système aussi fermé sur le plan politique. Le système est certes verrouillé, mais avec un baril de pétrole qui est tombé en six mois de 150 dollars à 40, et une crise sociale sans précédent. Jeunes étudiants à l'université de Téhéran : «La majeure partie d'entre eux veulent être acteurs de leur vie.»(30% d'inflation, un chômage de masse), le régime peut imploser brutalement. Récemment, une pétition réclamant l'égalité juridique de l'homme et de la femme a déjà recueilli plus de un million de signatures. Rien n'arrêtera la société civile, et son divorce avec le régime est déjà consommé. Si on était dans un univers rationnel, le régime ne ferait pas réélire Ahmadinejad en juin. Bush et lui étaient dans une certaine mesure des frères jumeaux en agressivité et en provocations, et leur face-à-face hostile n'a plus de raison d'être. Maintenant que le risque d'une intervention militaire contre l'Iran s'éloigne avec l'élection d'Obama, il y a un léger espoir d'ouverture politique. Mais sur la question du nucléaire, le Guide suprême reste pourtant sur une ligne dure.



Le divorce pour l'instant pacifique entre le régime et la société iranienne va-t-il perdurer ?



Oui, mais il s'agit d'un «divorce à l'iranienne». Les deux parties continueront à cohabiter dans un malaise grandissant. Le régime a d'ailleurs intériorisé ce divorce avec une société qu'il ne cherche même plus à amadouer ou à séduire. L'Iran s'est dé-théocratisé. C'est un acquis considérable. Le pouvoir et la société continueront à s'observer sans qu'il y ait forcément de passage à une violence extrême. Mais si des dissensions augmentent au coeur du pouvoir, et qu'une crise politique au sommet s'exacerbe à propos du nucléaire ou des futures relations avec les Etats-Unis, alors les Iraniens pourraient être tentés de s'introduire à leur façon dans le débat !



Gilles Anquetil (article publié dans le Nouvel Observateur du 3 juin 2010)



Spécialiste de la question religieuse, Farhad Khosrokhavar est directeur de recherche à l'EHESS. Il est l'auteur de nombreux ouvrages, dont «Quand Al-Qaïda parle» et «l'Islam dans les prisons». Il vient de publier avec Amir Nikpey «Avoir vingt ans au pays des ayatollahs» chez Robert Laffont.



Photo : D.R.
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