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Publié le 7 Février 2011

Égypte : le régime discute avec les Frères musulmans

Le quartier général du mouvement qui affole les gouvernements occidentaux se trouve au premier étage d'une rue paisible du centre du Caire, sur l'île Manyal al-Rawdah, au bord d'un bras du Nil. Un autocollant déchiré annonce «Frères musulmans» sur le montant de la porte de bois sculpté.




Dans le petit hall d'entrée, cinq hommes en claquettes sont vautrés devant un poste de télévision qui retransmet la réunion entre le nouveau vice-président égyptien Omar Souleiman et des représentants des manifestants qui campent depuis une semaine sur la place Tahrir pour réclamer la démission de Moubarak. Dans un coin de la pièce, le fondateur du mouvement Hassan al-Banna pose en tarbouche et costume blanc au centre d'une grande photo en noir et blanc, prise à Ismailya dans les années 1930. L'instant est historique. Pour la première fois, des membres du plus ancien mouvement islamiste contemporain, officiellement interdit depuis 1954, négocient officiellement avec un régime qui les a pendant des années traqués, emprisonnés et torturés.



Les Frères musulmans ont mis plusieurs jours avant de réaliser l'occasion unique que leur offraient les manifestations d'une partie de la jeunesse cairote, et de se rallier au mouvement qui fait depuis presque deux semaines vaciller le régime d'Hosni Moubarak.
«Les Frères musulmans ont raté les premières manifestations», explique Nabil Abdel Fattah, chercheur au Centre d'études politiques et stratégiques al-Arham. «Leurs chefs ne voulant pas s'associer avec un mouvement sans direction. Ils ont fini par comprendre ce qui se passait le vendredi suivant, le jour de la colère, et sont, depuis, partie prenante de la révolution.» «Il est très clair qu'ils gagnent maintenant du terrain, continue Nabil Abdel Fattah. Ils sont le plus ancien mouvement d'opposition, le mieux organisé, et connaissent tous les moyens de mobiliser les gens. Ils sont puissants mais ne sont qu'une partie d'un mouvement démocratique qui les dépasse.»



Façade présentable



Dans la petite enclave de la place Tahrir, qui s'est organisée comme une communauté autogérée au centre du Caire, les Frères sont présents partout. Leurs militants barbus participent à la défense du périmètre, leurs femmes voilées aux cordons de sécurité qui filtrent les accès. Lorsque les chars de l'armée font mine d'avancer, ils sont les premiers à organiser des sit-in devant les chenilles. Leurs prières collectives s'étendent cinq fois par jour comme des rangées de dominos au milieu de la foule.



Mais ils prennent aussi garde de ne jamais apparaître comme les principaux acteurs d'un mouvement qui tient pour l'instant plus de la joyeuse contestation populaire que d'un rassemblement de fondamentalistes.



Le docteur Mohammed al-Beltegui, ancien parlementaire, est le principal représentant des Frères sur la place Tahrir. Ses deux fils sont sur les barricades. En costume et cravate, une moustache taillée à ras, il représente la façade présentable du mouvement. Seule une callosité sur le front indique sa ferveur religieuse. «Le régime de Moubarak exerce un chantage sur l'Occident, en se présentant comme le seul rempart contre l'installation d'une république islamique. Mais la Révolution n'a pas été déclenchée par les Frères. Nous ne faisons qu'y participer. Nous sommes au sein du mouvement, mais nous n'en sommes pas la tête», affirme, tout sourire, le docteur. «La panique de l'Occident est injustifiée. L'Égypte n'est pas l'Iran. Nous croyons en la démocratie, les libertés civiles et le droit à chacun d'exercer sa religion. Nous sommes partenaires de tous les autres courants d'un mouvement populaire qui représente toutes les catégories d'Égyptiens, nationalistes et islamistes, tous unis par une même revendication: le départ de Moubarak, la dissolution du Parlement, et de nouvelles élections.»



Ce discours apaisant n'est peut-être qu'une posture tactique, mais il témoigne de la prudence actuelle des Frères musulmans. «Je pense qu'ils sont encore hésitants. S'ils essayent de s'emparer de ce mouvement, ils savent qu'ils risquent de se retrouver seuls face à l'armée et d'être les principales victimes du régime qui est en train de retrouver sa cohésion , poursuit Nabil Abdel Fattah. Leur principal objectif est la libération de leurs prisonniers. Ils réclament donc la libération de tous les gens arrêtés depuis le début des manifestations, mais aussi des membres de leur mouvement qui sont déjà en prison.»



«Pour l'instant, ils ont défendu la cause commune. On espère que ça va continuer, dit Rami Nabil Ali, l'un des activistes laïques qui ont pris part aux premières manifestations. Il faut faire attention aux images. Les gens qui prient n'appartiennent pas tous aux Frères. L'islam ne se réduit pas à un mouvement politique, mais fait aussi partie de l'identité de l'Égypte.»



Article publié dans le Figaro du 7 février 2011



Photo : D.R.