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Publié le 15 Septembre 2011

«Le point de non-retour a été atteint en Syrie»

Six mois après le début de la contestation en Syrie, Eugene Rogan, directeur du centre d'études sur le Moyen-Orient à l’Université d’Oxford et Frédéric Pichon, historien spécialiste de la Syrie, livrent leur analyse de la situation dans le pays.




Quelle est la situation en Syrie, six mois après le début du conflit ?



Eugene Rogan : La situation devient de plus en plus tendue pour le gouvernement de Bachar al-Assad. Il reste au pouvoir en dépit des manifestations mais la violence dont il fait usage contre la population ne peut pas continuer. Si Bachar al-Assad a gouverné par la peur jusqu’à présent, il est maintenant évident que les Syriens ne sont plus effrayés. Selon l’ONU, 2 600 personnes sont mortes depuis le début de la contestation. Une dizaine de milliers de personnes ont été arrêtées. En détention, les gens sont souvent torturés physiquement et psychologiquement. Mais les Syriens continuent à manifester et la contestation s’étend jusque dans les villes secondaires. Il est évident que la peur ne fonctionne plus. Et ce point-là marque un réel changement : il y a encore huit mois, personne n’aurait imaginé tout cela.



Frédéric Pichon : À mon sens, nous sommes en situation de quasi guerre civile, ou de guerre civile larvée. La contestation ne se résume pas à des manifestations pacifistes. Pour que le régime mobilise des chars et des bateaux de la Marine, ce n’est pas pour mater les manifestants, mais pour contrer des groupes armés – que beaucoup de chercheurs pensent islamistes – qui cherchent à attaquer le pouvoir alaouite. Il y a deux mois, un prédicateur saoudien a appelé les sunnites syriens à attaquer les villages alaouites, violer les jeunes femmes… Il ne faut pas sous-estimer cet aspect confessionnel du conflit en Syrie. On est à la limite de la guerre civile. Très clairement, tout a commencé à Deraa, une ville sunnite. Les sunnites ont été les grands oubliés du régime pendant 40 ans, même si une bourgeoisie sunnite a émergé ces dix dernières années.



Pourtant, le régime de Bachar al-Assad tient toujours…



E. R. : Oui, mais je pense que le régime va butter sur deux écueils majeurs. D’abord l’armée. Il n’est plus du tout certain que l’armée soutienne toujours le régime. Le gouvernement, paraît-il, ne fait appel qu’à la quatrième brigade pour contrer les manifestations. Cette brigade, la mieux équipée de l’armée syrienne, est particulièrement choyée par les autorités. Elle est dirigée par le frère de Bachar al-Assad, Maher, et est majoritairement composée d’alaouites [confession du clan Assad, NDLR] contrairement aux autres régiments de l’armée qui, eux, sont sunnites, comme la majorité des Syriens. L’autre point faible du régime de Bachar al-Assad, ce sont les classes moyennes. Elles sont terriblement touchées au niveau économique par les manifestations et l’isolement de la Syrie [dans certaines villes, beaucoup de commerces ont fermé faute d’approvisionnement]. Petit à petit, cette classe moyenne retire son soutien à Bachar al-Assad. Or, elle est une base indispensable au régime de Bachar al-Assad. Sans elle, c’est son ancrage dans la vie économique qui s’effondre.



F. P. : Militairement, le régime est supérieur aux insurgés. Et la communauté internationale n’a pas l’intention d’intervenir. Le régime syrien joue contre la montre et table sur l’épuisement de la révolte. Et la stratégie de départ de Bachar al-Assad, qui consiste en résumé à dire "sans moi, c’est le chaos", tient toujours. Damas affirme qu’il faut un régime autoritaire et laïc sinon on risque de provoquer des dissensions confessionnelles. Ce risque existe réellement. Et en face, même si les révoltes ont permis à des oppositions d’émerger, il n’y a toujours pas d’alternative crédible et démocratique au régime de Bachar al-Assad. Mais en même temps, je crois que le point de non-retour a été atteint. Le régime a lâché sur des points majeurs : l’état d’urgence [en place depuis plus de 48 ans] a été levé au mois d’avril, au tout début du conflit. Et le multipartisme a été consacré au printemps. Aujourd’hui, la parole s’est incontestablement libérée en Syrie.



Quel rôle peut jouer la communauté internationale maintenant que le front libyen s’apaise peu à peu ?



E. R. : Les Occidentaux ne peuvent en réalité pas faire grand-chose. Les résolutions, les déclarations, ce ne sont que de belles paroles qui ne sont suivies que de peu d’effets. Car même avant le début des contestations, la Syrie n’entretenait que peu de liens avec les États-Unis, le Royaume-Uni, la France, et l’Occident en général. Ces pays n’ont pas du tout l’intention d’intervenir en Syrie, d’autant que l’intervention en Libye a duré beaucoup plus longtemps que prévu et a refroidi plus d’un membre de l’Otan. La Turquie, l’Arabie saoudite, le Qatar et, bien sûr, l’Iran sont, en revanche, des pays très importants pour Damas. Et ils s’éloignent peu à peu de Bachar al-Assad. Le Qatar et l’Arabie saoudite ont rappelé leurs ambassadeurs, la Turquie a condamné l’usage de la violence contre les manifestants et même l’Iran a pris ses distances vis-à-vis de Damas. Bachar al-Assad se trouve de plus en plus isolé sur la scène internationale.



F. P. : Les fondamentaux qu’on a pu constater au début du conflit n’ont pas changé. Aucun des pays voisins, pas plus que les puissances mondiales, ne veut prendre le risque de déstabiliser la Syrie. Il pourrait en résulter une multitude de scénarios catastrophe : une instabilité à la frontière israélo-syrienne, un embrasement des régions kurdes aux frontières turque et irakienne, une transformation de la Syrie en second Irak… Ou un Hezbollah [mouvement chiite libanais] qui, lâché par son autorité de tutelle, se mettrait à attaquer tous azimuts autour de lui.
La communauté internationale n’a aucun intérêt à intervenir. D’autant qu’elle ne s’y retrouverait pas en termes de retour sur investissement. Une guerre coûte cher et, en Syrie, il n’y a pas beaucoup de pétrole.



Comment la situation risque-t-elle d'évoluer ?



E. R. : À mon avis, le gouvernement de Bachar al-Assad va tomber. Je ne vois aucune autre porte de sortie pour lui. Sa chute peut prendre des mois, peut-être des années. Les manifestations, les soulèvements et la répression peuvent encore durer pendant longtemps. Tant que l’armée ne se désolidarisera pas réellement du régime, ou tant que des régions entières du pays ne se soulèveront pas, comme on a pu le voir en Libye, les choses ne changeront pas. Mais je crois que nous approchons de ce point de rupture. La position du gouvernement s’affaiblit de jour en jour.
Je crains cependant un déchaînement de violence. La répression risque de devenir encore plus sanglante que ce qu’on a pu voir jusqu’à présent.



F. P. : Pour moi, il existe deux options en Syrie. Soit la communauté internationale décide d’intervenir de manière sérieuse, ce qui me semble peu plausible pour les raisons que j’ai évoquées, soit le régime de Bachar al-Assad réussit à venir à bout de la contestation. Cette dernière hypothèse me semble la plus probable. À mon avis, les manifestations vont se tasser, Damas va réussir à écraser les opposants politiques et les groupes armés qui cherchent la guerre civile. Dans ce cas, tout doucement, une "normalisation" va s’opérer. C’est sûr, rien ne sera plus comme avant, le pouvoir va être amené à lâcher du lest mais, à mon sens, il restera un pouvoir encore relativement autoritaire. À mon avis, ce processus se fera très lentement. Je pense que des turbulences se feront sentir pendant au moins plusieurs années dans le pays. La Syrie est entrée dans un cycle de violence.



Par Gaëlle Le Roux , correspondante de France 24 à Beyrouth.



Photo : D.R.



Source : Blog de Tsahal