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Publié le 19 Juillet 2011

Les enseignements du Capitaine Alfred Dreyfus

Du mardi 5 juillet au jeudi 7 juillet 2011 s’est tenu à Paris un colloque international organisé par l’école de droit de New-York Touro Law College, Sciences-Po Paris, le CRIF et l’AJC sur les affaires Alfred Dreyfus et Léo Frank.




Cette conférence d’exception a permis d’appréhender les caractéristiques de ces deux affaires d’antisémitisme, l’une française, l’autre américaine, et d’interroger le rôle de la justice, celui du politique et la place des médias dans la mise en scène de la culpabilité de deux innocents.



L’assistance a pu découvrir, avec un nouvel œil, la figure d’Alfred Dreyfus: n’abandonnant jamais son combat ; ne recherchant pas la grâce, mais ayant soif de justice ; il démontre des années durant une formidable confiance en la République et ses institutions pour le rétablir dans son droit. Son passage dans la cellule de l’Ile-au-diable aurait pu annihiler sa volonté. Le Capitaine Dreyfus a au contraire continué, même très éprouvé dans sa chair, son combat pour réclamer son innocence. «Merci d’avoir survécu », lui dirent les dreyfusards. Dreyfus fut le premier, avant Zola, a croire que « la vérité est en Marche et rien ne l’arrêtera ».



Cette formidable démonstration de volonté du Capitaine Dreyfus continue d’être vue, aux Etats-Unis, comme un modèle de comportement.



« Plus d'un siècle après son commencement, l'affaire Dreyfus reste fascinante et instructive », affirme ainsi une lettre du Secrétaire d’Etat à la Défense du président Clinton en 1999, à l’occasion de l’ouverture d’une grande exposition qui s’est tenue à l'académie militaire américaine de West Point.



« En partie, parce que c'est l’histoire du caractère résilient d'un homme: son courage face à la tragédie, sa dignité endurante au milieu d'un nuage de disgrâce, et sa persévérance dans sa défense. C'est l'une des histoires les plus inspirantes de procès personnel et de triomphe dans l'histoire politique occidentale.



Mais l'histoire du capitaine Alfred Dreyfus est bien plus qu'une biographie mémorable. Elle préfigure de nombreux événements marquants (positifs et négatifs) de ce siècle: la séparation des pouvoirs civil et militaire dans les Etats-nations, la montée de l'antisémitisme qui a culminé dans la Shoah, la codification des droits humains universels et la croissance d'une presse puissante et indépendante - entre autres. Bien que le contexte de l'affaire Dreyfus soit le changement de siècle en France, les enjeux sont intemporels et mondiaux. Et ces questions offrent des durables leçons d’éthique, de droit, de psychologie politique, de tolérance ethnique et de relations internationales.



Comment les pays peuvent protéger les droits de l'individu contre l'oppression de la majorité? Quelle est la relation appropriée entre les standards militaires et civils de justice? Comment les individus devraient résoudre les conflits lorsque leur sens personnel de la justice est en conflit avec le droit des institutions? Comment les institutions et les nations peuvent se prémunir contre la discrimination ethnique et la persécution?



Toutes ces questions sont aussi pertinentes aujourd'hui qu'elles l'étaient il y a un siècle.»



A l'occasion des cérémonies nationales, du 14 juillet qui commémore la Révolution française et du 17 juillet 2011, à la mémoire des victimes des crimes racistes et antisémites - Hommage aux Justes de France, vous retrouverez dans la newsletter du CRIF du 15 juillet 2011 les textes des principales interventions de ce colloque :



Charles Dreyfus, qui revient sur l’histoire de son grand-père le Capitaine.



Vincent Duclerc, pour une présentation des principaux faits de l’affaire Dreyfus.



Bertrand Joly, pour comprendre l'instabilité politique: "La classe politique n'a pas fait son devoir, qui est d'expliquer, d'enseigner: elle a abandonne l'affaire Dreyfus a la presse et aux mensonges".



L’intervention de Bernard Cahen, publié dans le Figaro, qui explique l’affaire Frank.



L’intervention d’Alain Pagès sur le rôle des intellectuels et Emile Zola.



La présentation du Général André Bach, qui revient sur la compréhension des militaires de l’affaire.



L’intervention de Marc Knobel sur les antidreyfusards d’aujourd’hui.



Eve Gani



Photo : D.R.




Histoire de mon grand-père, par Charles Dreyfus



Charles Dreyfus est né à Paris en 1927 et y a vécu jusqu’à l’armistice de 1940 et l’Occupation. Sa famille s’est alors installée à Marseille en zone non-occupée. Il trouve refuge aux Etats-Unis en juin 1942. A 17 ans, il s’engage dans les Forces Françaises Libres et après une brève période de formation à Fort Mead, dans le Maryland, il embarque pour la France. Après la guerre, M. Dreyfus termine ses études et débute sa vie professionnelle dans l’industrie automobile puis pharmaceutique au sein d’une société américaine avec des responsabilités en Europe et en Afrique. Il rejoint ensuite le secteur professionnel familial : l’industrie textile. Lorsqu’il a pris sa retraite en 1995, il dirigeait une entreprise de hlature et tissage située dans l’est de la France, près de la ville natale d’Alfred Dreyfus. Charles Dreyfus est vice-président de la Maison Zola – Musée Dreyfus.



Outre la ressemblance des prénoms de leurs épouses, Lucie et Lucille, qui, toutes deux, soutinrent inlassablement leur mari, une des analogies entre l’affaire Dreyfus et celle de Leo Frank est que les deux accusés furent graciés, Alfred Dreyfus quelques jours après sa nouvelle condamnation à Rennes, Leo Frank 70 ans après que sa peine de mort fut commuée en détention à perpétuité et qu’il fut sauvagement assassiné. Mais si Alfred Dreyfus, après des années de combat, vit enfin son innocence reconnue, celle de Leo Frank ne le fut jamais.



Mais revenons à la grâce d’Alfred Dreyfus.



Bien qu’ils usèrent de moyens illégaux qualifiables de forfaiture pour parvenir à leur verdict, on peut, avec une certaine mansuétude, accorder aux juges du premier Conseil de guerre en 1894 le bénéfice du doute et admettre qu’ils étaient convaincus de la culpabilité du capitaine Dreyfus. Leur ministre ne le leur avait-il pas affirmé ?



En revanche, lors du second Conseil de guerre à Rennes en 1899, il est difficile de croire que les juges, même ceux que leurs préjugés aveuglaient, ne savaient pas qu’il était innocent, mais ils savaient surtout que tous les officiers qui avaient mis en doute la culpabilité de Dreyfus, et l’on peut citer parmi les plus connus, le commandant Forzinetti, directeur des prisons militaires et bien sûr le colonel Picquart, subirent les foudres du haut commandement et virent leur carrière brisée ou fortement compromise.



Alfred Dreyfus fut donc condamné à Rennes par cinq voix contre deux à dix ans de réclusion pour haute trahison, avec circonstances atténuantes. « Depuis quand, s’exclama-t-il, y a-t-il des circonstances atténuantes pour le crime de trahison ? Ce verdict montre bien le trouble des juges »



En effet, ces juges étaient si troublés que, fait inhabituel, ils se réunirent à huis clos le lendemain pour demander à l’unanimité que le capitaine Dreyfus ne subisse pas une seconde dégradation.



Bien que les délibérations du conseil de guerre soient théoriquement secrètes, le nom des deux juges qui s’étaient prononcés pour l’acquittement fut rapidement connu et diffusé par la presse. Il s’agissait du colonel Jouaust, président du conseil de guerre et du commandant de Bréon. Ce dernier dit on passait de longs moments à l’église avant chaque audience, méditant sur sa décision. On me permettra de penser que cette méditation portait davantage sur le sacrifice de sa carrière auquel il s’exposerait inévitablement pour être en paix avec sa conscience que sur l’innocence ou la culpabilité de Dreyfus. J’ai rencontré, il y a quelques années à Rennes son petit-fils. Il me dit que non seulement la carrière de son grand-père fut figée jusqu’à sa mise à la retraire anticipée mais qu’il fut rejeté par la bonne société rennaise de l’époque. Quant au colonel Jouaust, sur le point d’être promu général, il ne reçut jamais ses étoiles et fut admis à faire valoir ses droits à la retraite dans les quelques mois qui suivirent le procès.



Cette seconde condamnation créa un choc en France, mais encore davantage à l’étranger «Dans les quelques jours qui suivirent le verdict inique de Rennes, écrit Alfred Dreyfus dans ses souvenirs, je reçus des milliers de télégrammes et de lettres, de tous les points de la France et du monde entier, protestations indignées de toutes les consciences honnêtes contre l’iniquité. »



A l’approche, notamment, de l’Exposition universelle de 1900 à Paris et des rumeurs de boycott, le gouvernement décida de proposer à Alfred Dreyfus une grâce présidentielle, sous réserve qu’il renonce à son pourvoi devant le conseil de révision militaire.



Lorsque son frère Mathieu vint le voir dans sa cellule de la prison de Rennes pour lui faire part de la proposition qui lui était faite, la première réaction d’Alfred Dreyfus fut de la rejeter. « Je n’avais nul besoin de grâce, j’avais soif de justice » L’accepter, équivalait, pour lui, à reconnaître sa culpabilité.



Mais Mathieu qui savait par les médecins qui avaient examiné son frère qu’une détention prolongée lui serait fatale, finit par le convaincre que libre il pourrait lutter beaucoup plus efficacement pour que justice lui fût enfin rendue.



A son retour de l’Ile du Diable, Alfred Dreyfus, selon ses propres mots, était « totalement épuisé par cinq années d’atroces tortures physiques et morales et voulait vivre pour remplir jusqu’au bout son devoir, poursuivre la révision légale de son procès ». Jean-Denis Bredin, dans son livre L’affaire le décrit, à son retour en France, comme un vieillard. Il n’avait pas quarante ans !



A l’occasion du centenaire de sa déportation dans la colonie pénitentiaire de Guyane, j’ai été invité à me rendre à l’île du Diable où j’ai pu visiter les deux cases dans lesquelles mon grand-père fut détenu pendant plus de 1500 jours. Lorsqu’en novembre 1898, la chambre criminelle de la Cour de cassation eut déclaré recevable la demande de révision du jugement du premier Conseil de guerre, il fut autorisé à circuler dans le camp retranché qui entourait sa case à l’île du Diable. « Je revoyais, écrit-il dans ses mémoires, la mer que je n’avais pas vue depuis plus de deux ans, je revoyais la maigre verdure des îles, mes yeux pouvaient se reposer sur autre chose que les quatre murs de la case. » L’île aujourd’hui est recouverte de végétation mais à l’époque, pour des raisons de sécurité, elle était rasée et quasiment déserte, ce qui rendait les conditions climatiques plus éprouvantes encore. J’ai passé de longs moments dans ces cellules regardant avec émotion les murs qui furent pendant de longues années son unique horizon et je pus mesurer les atroces tortures physiques et morales qu’il évoque.



Alfred Dreyfus, convaincu par les arguments de son frère, accepta la grâce à contrecœur. Avec Jean Jaurès, il rédigea un texte qu’il rendit public : « Le gouvernement de la République me rend ma liberté. Elle n’est rien pour moi sans l’honneur. Dès aujourd’hui, je vais continuer à poursuivre la réparation de l’effroyable erreur judiciaire dont je suis encore victime. Je veux que la France sache par un jugement définitif que je suis innocent. Mon cœur ne sera apaisé que lorsqu’il n’y aura plus un Français qui m’imputera un crime qu’un autre a commis. »



La grâce, bientôt suivie d’une amnistie, sorte de compensation revendiquée par les antidreyfusards, fut la cause d’un éclatement du camp dreyfusard. L’écrivain Charles Péguy, qui avait peu de temps auparavant couvert Alfred Dreyfus d’éloge, lança quelques années plus tard: « Nous serions morts pour Dreyfus, Dreyfus n’est pas mort pour Dreyfus. » Georges Clemenceau, dans une revue qu’il dirigeait écrivit, le 2 juillet 1902 « que par le fait que Dreyfus avait accepté la grâce, M. Waldeck-Rousseau [Président du conseil], put arrêter le cours de la justice avec l’aide du condamné lui-même. » Dreyfus se précipita chez Clemenceau pour avoir une explication de cette phrase incompréhensible. Celui-ci dit que « ce n’était pas un blâme mais que sa conviction était que l’acceptation de la grâce avait été la mort de l’affaire au point de vue général. »



Bien sûr, il se trompait et se trompait je pense doublement. L’histoire a amplement prouvé que l’affaire n’était pas morte et si Dreyfus avait refusé la grâce et péri dans sa geôle, aurait-on jamais célébré le centenaire posthume de sa réhabilitation ?



Un rescapé des camps de la mort, Henri Borlant, fit dans les années 1990 le récit, dans de nombreuses écoles, de ce qu’il avait vécu et à l’issue de ces témoignages dramatiques les jeunes élèves étaient invités à écrire dans un cahier ce qu’ils avaient ressenti. L’un d’eux écrivit simplement « Merci d’avoir survécu. » Je pense que ce remerciement pourrait aussi s’adresser à Alfred Dreyfus pour qui la mort, pendant ses années d’exil, aurait été une délivrance. Il y songeait souvent et son immense mérite fut de vivre, vivre pour que son honneur lui fût rendu, par amour pour sa femme et ses enfants et parce qu’il avait une foi inébranlable dans le triomphe final de la vérité.



J’ai dit qu’il y avait des analogies entre les affaires Dreyfus et Leo Frank. Mais il y a une différence fondamentale : lorsque la grâce leur fut accordée, Alfred Dreyfus était en vie alors que Leo Frank était mort. C’est ainsi qu’Alfred Dreyfus put lutter pendant sept années pour voir son innocence proclamée. Dès qu’il eut recouvré la santé, Alfred Dreyfus consacra toute son énergie pour trouver « le fait nouveau » susceptible de déférer le jugement de Rennes devant la cour de Cassation, ce qui intervint le 25 décembre 1903, 4 ans après sa seconde condamnation. Alfred Dreyfus relate ce combat quotidien dans ses Carnets, récemment réédités.



C’est précisément ce combat que Leo Frank ne put livrer. La Commission des grâces et des remises de peines de l’Etat de Georgie à Atlanta le reconnut formellement lorsqu’elle lui accorda la grâce le 11 mars 1986, déclarant, dans ses motifs : « Sans chercher à aborder la question de culpabilité ou d’innocence, et en reconnaissance de l’incapacité de l’Etat à protéger la personne de Leo Frank, et ainsi préserver sa faculté de faire appel de sa condamnation (….), la commission, (…) accorde la grâce à Leo Frank. »



Nous sommes aujourd’hui à l’École Militaire, à quelques dizaines de mètres de la grande cour où le 5 janvier 1895 Alfred Dreyfus subit devant une foule déchaînée l’effroyable épreuve de la dégradation, ainsi que de celle où le 20 juillet 1906 il fut réintégré dans l’armée et décoré de la Légion d’honneur.



Ces deux évènements sont gravés sur une plaque que dévoila en 1998 le ministre de la défense, portant en apostille la célèbre affirmation d’Émile Zola : « La vérité est en marche et rien ne l’arrêtera. » Cette plaque d’hommage à Alfred Dreyfus est placée dans le porche d’une des entrées principales de l’École militaire et j’espère que vous aurez la possibilité de vous y rendre.



Selon mon habitude, je terminerai en citant quelques lignes tirées des souvenirs de mon grand-père. Après avoir décrit cette seconde cérémonie à l’Ecole militaire, il conclut « Ce fut une belle journée de réparation pour la France et la République. Mon affaire était terminée. Si tous ceux qui avaient combattu pour la justice et qui étaient encore parmi les vivants, n’avaient pu recevoir la récompense de souffrances endurées pour la vérité, il était certain qu’ils la trouveraient dans la satisfaction intime de leur conscience et dans l’estime que leurs sacrifices leur avaient méritée de la part de leurs contemporains. Et même s’ils parurent oubliés, ils ne furent pas les plus mal partagés, car ils ne luttèrent pas seulement pour une cause particulière, mais ils contribuèrent pour une large part, à l’une des œuvres de relèvement les plus extraordinaires dont le monde ait été témoin, une de ces œuvres qui retentissent dans l’avenir le plus lointain, parce qu’elle aura marqué un tournant dans l’histoire de l’humanité, une étape grandiose vers une ère de progrès immense pour les idées de liberté de justice et de solidarité sociale. »





L'armée française et son comportement durant l'Affaire Dreyfus, par le général André Bach



Né en 1943, le général André Bach a fait une carrière militaire classique dans l’armée française, entre 1965 et 2000, essentiellement dans les troupes aéroportées, avec plusieurs interventions dont une entre 1985 et -1986 au sein d’un bataillon de casques bleus au Sud-Liban. Il a occupé aussi, au sein de l’armée, divers postes dans la communication, l’enseignement et la recherche en histoire. Diplômé de l’Institut d’Etudes Politiques de Paris, il a été en particulier chef du Cours “Histoire et Stratégie militaire” à l’Ecole de Guerre et, durant trois ans, chef du Service Historique de l’Armée de Terre au château de Vincennes, service qui conserve et met en consultation les archives militaires. C’est là qu’est conservé en particulier le « dossier secret » réalisé pour condamner le capitaine Dreyfus. Spécialiste de l’histoire de la III° République, en particulier au cours de la Grande Guerre, André Bach a publié aux éditions Tallandier en 2004: « L’Armée de Dreyfus, Une histoire politique de l’armée française de Charles X à « l’Affaire », ouvrage qui a provoqué ce commentaire de Pierre Vidal-Naquet: « A partir de là, l’affaire ne cesse pas d’être absurde, mais elle devient intelligible. » De même, en 2003, toujours dans ses recherches au sujet de la Justice d’Etat, il a fait publier « Fusillés pour l’exemple, 1914- 1915 » qui traite justement de la justice militaire, de son caractère expéditif et de ses conséquences durant la première guerre mondiale en France.



En préliminaire, il s’agit de bien préciser qu’on ne saurait généraliser et réduire l’armée, la magistrature,les fonctionnaires, les « intellectuels » à des organisations monolithiques, dont les membres ne pourraient que penser et se comporter de la même manière.
Cette précaution est à prendre avec plus de soin quand on traite de l’armée, institution où la parole sous l’uniforme est strictement règlementée en public.



L’armée, du moins certains de ses membres, a été en tout cas pleinement partie prenante de l’affaire Dreyfus dans ses trois volets successifs : l’affaire d’espionnage, l’affaire judiciaire et enfin l’affaire politique



A la lumière des résultats de l’exploitation des archives militaires mon propos va être d’examiner comment le haut commandement de l’armée française s’est comporté au cours de ces trois périodes.



L’affaire d’espionnage



Il ne faut pas oublier que tout est parti d’une affaire d’espionnage dont la matérialité ne fait aucun doute. La façon dont elle a été découverte et gérée est pour beaucoup dans les dérapages qui en ont entaché le volet judiciaire.



En l’état de mes recherches, ce qui est ma thèse mais peut être contesté, il s’agit au départ d’une manœuvre d‘intoxication menée au plus haut niveau politico-militaire français pour détourner l’attention de l’attaché militaire allemand à Paris de la mise au point, dans le plus grand secret, d’un prototype de canon dont la technologie révolutionnaire était estimée comme susceptible de constituer un atout décisif en cas de confrontation armée avec l’Allemagne.



Pour ce faire, un officier taré, le Commandant Esterhazy, muni de certains renseignements crédibles mais sans importance réelle, a été téléguidé pour prendre contact avec l’attaché et lui faire miroiter l’accès à nombre de documents secrets. Ce genre de contact est toujours très périlleux pour un attaché militaire, dont la fonction officielle n’est pas d’espionner. Car le risque est d’avoir affaire à quelqu’un de téléguidé ou à une provocation. Pour lever ce doute et protéger l’attaché, je pense, sans en avoir la preuve formelle, que le bordereau a du être un document écrit en imitant l’écriture d’Esterhazy, fabriqué par le service chargé de la sécurité des ambassades allemandes et glissé, peu déchiré, dans la poubelle de l’attaché. Cette poubelle qui, vidée par du personnel français, était un réceptacle idéal pour transmettre une information dans le camp adverse.



Vu du côté allemand un tel procédé devait permettre de lever le doute sur la nature de cet espion énigmatique, porteur de secrets que sa position militaire ne permettait pas de consulter. Si, par suite, on apprenait qu’Esterhazy était arrêté, on aurait certes une confirmation que les déchets de la poubelle arrivaient bien au service de contre-espionnage français mais surtout on saurait sur quel pied danser. Esterhazy arrêté, car découvert, cela signifierait qu’Esterhazy n’était pas téléguidé par les services adverses. La perte de cette source de renseignements n’en serait pas vraiment une, car il ne pouvait être qu’un intermédiaire et la tâche suivante serait d’approcher plutôt la « gorge profonde » qui, derrière lui, fournissait des renseignements puisés à haut niveau, sans vouloir se faire connaître. S’il n’était pas arrêté, il fallait rompre les contacts avec lui, car cela signifierait être en présence d’une tentative d’intoxication. Tout ceci ne constitue que la démarche banale, routinière des milieux qui s’adonnent à cette activité d’Etat.



A la surprise des allemands, c’est un troisième scénario, inattendu, qui s’est découvert. Esterhazy ne fut pas arrêté mais un autre officier, le Capitaine Dreyfus, inconnu des services allemands.



En 1916, en pleine bataille de Verdun, au cours d’un dîner autour du général Pétain à Souilly,le 27 octobre, M. Hanotaux, ministre des affaires Etrangères au temps de l’inculpation de Dreyfus, évoquait, en les justifiant, ces agissements secrets, source de cette erreur judiciaire



« Dans cette affaire, il était question du frein hydropneumatique; c'est une question intéressante puisque le secret s'en est gardé jusqu'à la guerre. C'est bien cela qui fait la supériorité du 75 sur le 77 allemand. »



On est donc dans une ambiance de coups tordus. Ces coups tordus, menés de façon occulte, quand ils dérapent, font des victimes innocentes ou n’aboutissent qu’à la condamnation de comparses de bas niveau et les responsables sont rarement inquiétés, car, à un haut niveau il est estimé que dévoiler la vérité serait dommageable, soit pour l’Etat soit pour des personnalités. De ce fait, tout Etat dissimulera la réalité du coup tordu, le niera, au nom de l’intérêt supérieur de l’Etat. Une fois cette phrase prononcée, il est évident que l’innocence de celui qui a été happé, par erreur, dans une machination qui le dépasse et qui est pour lui, incompréhensible, ne pèse pas lourd dans la balance : intérêt de l’individu face à l’intérêt de la nation. L’occultation d’une partie des faits, est facile à faire respecter, car ces derniers ont eu lieu de manière clandestine. Réhabiliter l’innocent oblige à dévoiler la supercherie, ce dont il ne peut être question sur le plan international.



Quels sont les responsables militaires qui ont précipité Dreyfus dans cette affaire ?



Il a d’abord été victime du service de contre-espionnage français. Celui-ci n’avait pris de l’importance que depuis 1886 de par la volonté du Ministre de la Guerre d’alors, le général Boulanger. Ce service réorganisé à cette date avait en particulier à traquer ceux qui se rendaient coupable d’enfreindre la loi du 18 avril 1886 qui réprimait les imprudences et trahison en matières de sûreté de l’Etat. Grandi trop vite, cet organisme qui, sous sa nouvelle formule, n’avait en 1894 que 8 ans d’ancienneté se caractérisait par la médiocre qualité de son personnel. Son chef le Commandant Sandherr va sombrer dans la folie dès le début de l’affaire, laissant provisoirement la place à son adjoint le Commandant Henry, On ne peut encore aujourd’hui que s’étonner de voir à un poste aussi délicat un rustre de son espèce, certes formé aux méthodes de basse police, mais totalement inadapté à la fonction. On dirait de nos jours qu’il y a erreur de casting. En l’espèce, initialement, ce dernier n’a fait, sans aucune analyse, que transmettre le bordereau à ses chefs et au Ministre de la Guerre.

Dreyfus a ensuite été victime de l’antisémitisme d’officiers de l’Etat-Major Général de l’Armée.



Composé en grande partie de jeunes gens issus de la classe moyenne, imprégnés en école d’officiers d’une idéologie aristocratique terrienne, les officiers étaient influencés, à cette époque, par des sentiments antisémites qui se nourrissaient de préjugés issus de leur milieu familial et professionnel.



Comme le milieu largement catholique, dont ils étaient issus, ils avaient intégré à leur système de représentation du monde, l’opprobre implicite ou explicite propagé par l’Eglise envers les juifs. On peut ajouter que pour la partie des officiers originaires de l’Alsace, surreprésentés en particulier dans l’espionnage et le contre-espionnage (Sandherr, Picquart, Lauth. Junck, Fritsch…) car germanophones, l’antisémitisme alsacien, proche de l’allemand, faisait partie de la vision de la vie de certains d’entre eux. Enfin la conquête de l’Algérie et de la Tunisie avait mis, depuis des décennies, bon nombre d’officiers en contact avec les communautés séfarades. Le choix, stratégique, étant de se concilier les tribus arabes, les préjugés de ces dernières avaient aussi été adoptés sans réticence.



Aussi il ne faut pas s’étonner si, lorsqu’il a été recherché, parmi les officiers stagiaires récemment passés à l’Etat-Major Général, un espion, les soupçons se soient immédiatement porté sur le seul d’origine israélite. On doit toutefois éviter de généraliser et nuancer. Dreyfus lors de son stage de deux ans, soit quatre fois 6 mois dans les 4 bureaux de cet état-major, n’avait suscité de la méfiance que dans un seul, celui chargé de la mobilisation de l’armée et de l’acheminement des troupes aux frontières. Dans les trois autres bureaux, son zèle et sa compétence avaient été loués.



En quelque sorte Dreyfus a été victime de la réforme mise en place en 1891 par le Général de Miribel, Chef d’Etat-Major Général. Cette dernière avait été instituée pour que le recrutement du haut état-major ne se fasse plus par cooptation mais par la reconnaissance de la compétence, mesurée par le classement donné à la sortie de l’Ecole de Guerre. La cooptation a l’avantage de fonctionner discrètement avec des règles non écrites. Or en cette fin du 19ème siècle, une des règles non écrites dans toutes les armées européennes était l’interdiction d’accès aux postes de commandement aux israélites.



On n’en peut trouver meilleure preuve que dans ce mot manuscrit discret envoyé à la direction du personnel par ce même Général de Miribel, auteur de la réforme qui a permis à Dreyfus, sorti dans les 12 premiers de l’Ecole de Guerre, d’avoir accès, automatiquement, au haut état-major. Ce billet très court existe encore aujourd’hui dans le dossier du personnel du Général Valabrègue :



« Le 22 janvier 1891 M le général de Miribel, a donné l’ordre au chef de la section du personnel des états-majors de ne pas prendre le commandant Valabrègue dans le service d’état-major. »



Le Commandant Valabrègue, officier brillant, sorti 2° de sa promotion à l’Ecole de Guerre en 1880, admirablement noté d’une manière ininterrompue depuis lors, était issu de la communauté israélite de la région d’Avignon.



En 1892, suite à la réforme, il n’était plus possible pour les nouvelles promotions d’envoyer un mot discret pareil, le classement de l’Ecole de Guerre faisant foi. En revanche, en cas de soupçon de traîtrise, pour certains officiers de l’état-major, nul n’était besoin de chercher plus loin si un israélite avait fréquenté les bureaux. C’est cette attitude qui a fait que le Capitaine d’Abboville du 4° Bureau a suggéré immédiatement le nom de Dreyfus et uniquement celui-là. Le fait que Dreyfus possédait une forme d’écriture très courante à cette époque a permis de justifier le soupçon immédiat initial.



L’affaire judiciaire



A partir de ce moment, on entre dans l’affaire judiciaire avec pour grand responsable du drame à venir, le Ministre de la Guerre, le Général Mercier.



Hanotaux, toujours au dîner de Pétain en octobre 1916, égrène ses souvenirs :



« Quand j'ai vu l'Affaire engagée par le général Mercier, je suis allé moi-même au Ministère le trouver, je lui ai dit qu'il allait jeter l'Armée et la FRANCE dans une crise difficile, qu’il fallait attendre avant d'ordonner la saisie à domicile, qu'il fallait envoyer DREYFUS en province où on le surveillerait, où on pourrait le prendre la main dans la sac, ce qui était impossible à PARIS. Le général m'a laissé parler. Il a tiré sa montre et m 'a répondu" Trop tard la saisie est opérée. [..] Le général MERCIER a été maladroit, il a commis une grave erreur; sans doute par ambition. DRUMOND le poussait... »



Le général Saussier, généralissime, que je soupçonne d’être à la source de l’intoxication et de la manipulation du Commandant Esterhazy par l’intermédiaire de son agent Maurice Weill, avait alors déclaré au Président de la République, Casimir Périer :



« Dreyfus n’est pas coupable. Cet imbécile de Mercier s’est mis, encore une fois, le doigt dans l’œil ! »



Dans le procès, on ne peut incriminer le code de Justice Militaire, mais les irrégularités, essentiellement la communication de pièces par Mercier à l’insu de l’avocat et la pression sur les juges militaires du plastronnant Henry, qui excipant de sa fonction, assuré d’être soutenu par la hiérarchie, a joué de sa fonction et de ses galons pour impressionner les juges.



L’affaire politique



Dreyfus au bagne s’enclenche l’affaire politique dans laquelle, pour la haute strate politico-militaire le facteur antisémite perd de son importance, la décision étant prise, de se refuser à réexaminer le cas Dreyfus, non par antisémitisme mais pour éviter le retour à des désordres et bouleversements politiques dont cette strate a la hantise.



On peut distinguer plusieurs phases dans ce processus déclenché par les révélations de Picquart. Le Gouvernement de Méline a senti très vite combien tout cela pourrait le déstabiliser. Son Ministre de la Guerre, très méfiant et soupçonneux envers l’Etat-Major général a poussé celui-ci, en la personne de son chef, le Général de Boisdeffre, à mettre sur pied la mascarade ridicule pour, en protégeant Esterhazy, penser protéger l’Etat-Major.



Le Général de Boisdeffre paiera de son poste la découverte de la désinvolture dont il avait fait preuve en la matière.



La manifestation de la vérité sera bloquée ensuite, par l’irruption de l’irrationnel, seule explication à l’acharnement inexplicable de deux anciens officiers du 4° Bureau, devenu l’un chef de cabinet de Cavaignac, l’autre son officier d‘ordonnance, à savoir respectivement le général Roget et le capitaine Cuignet. Ce dernier, véritable enragé, va, pour empêcher la révision du procès, remanier tout le dossier secret d’accusation, reclassant le fatras des 300 pièces vraies et fausses qui le composaient et y introduisant un commentaire tendancieux destiné à dérouter des magistrats peu au fait des usages militaires.



Son activisme au moment du procès de Rennes devint si insupportable qu’il fut exclu de l’armée. Cela ne l’empêcha pas de continuer à vitupérer une fois qu’il eut rejoint l’Action Française.



Au procès de Rennes, il ne s’agissait plus de savoir si Dreyfus était innocent ou coupable, mais si la République, telle qu’elle fonctionnait, résisterait au choc des contestations s’exprimant dans les rues. Entre 1894 et 1899 la bataille entre opportunistes et radicaux avait fait rage et en 1899 ce qui était redouté était le retour, si craint depuis la Commune, de la violence dans la rue des ligues d’extrême droite et de celles d’extrême gauche, avec leur courant anarchiste. Pour le haut commandement solidaire du pouvoir, responsable du maintien de l’ordre dans le pays, la situation personnelle de Dreyfus passait au second plan. Qu’il soit coupable ou pas ne présentait plus d’intérêt, l’objectif était de stabiliser la situation politique et sociale.



La première conclusion est que le sort de Dreyfus a dépendu des agissements d’une poignée d’individus, essentiellement militaires en haut de la hiérarchie.



Qu’en a-t-il été de l’armée en tant que corps constitué ?



A une période où l’armée s’acclimatait doucement à la République, mais très mal au parlementarisme, la mise en cause de la hiérarchie coagula les réflexions. Comme le note finement Armand Charpentier :



« La question, pour eux, n’était plus de savoir si le bordereau était d’Esterhazy ou de Dreyfus, mais de défendre les grands chefs, qui représentaient l’armée, contre Dreyfus devenu une entité symbolique derrière laquelle se groupaient les juifs, les intellectuels, les révolutionnaires, tous les soi-disant ennemis de l’armée(1). »



La suite des événements ne fit que renforcer cette attitude, la majorité prêtant l’oreille aux cris poussés par l’Action Française, autoproclamée défenseur de l’Armée. La minorité qui exprimait des doutes n’eût d’autre possibilité que de taire ses sentiments ou quitter l’armée.



L’idée qu’était à l’œuvre une opération de déstabilisation de l’Armée ne fit que se renforcer lors des années qui suivirent où l’armée, où beaucoup d’officiers sortaient d’écoles confessionnelles, eût à participer à l’ouverture de force des locaux religieux catholiques.



En parallèle la découverte que leur avancement était désormais soumis au pouvoir politique, renseigné par des fiches occultes, rédigés par des officines franc-maçonnes, fit que se répandit un sentiment de victimisation.



Ils n’ont pas saisi que ces mesures d’exception provenaient de la peur du monde politique, qui, lors de la préparation de la révision du procès Dreyfus, avait perçu dans l’arrogance d’une partie de la hiérarchie mil
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