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Publié le 3 Novembre 2011

Manhal, mon ami syrien, révolutionnaire, par Razan Zaitouneh, avocate, militante des droits de l’homme et journaliste syrienne

A la veille de la révolution, j’ai rencontré Manhal Barish plusieurs fois au palais de justice à Damas ; son père, alors détenu, y subissait un procès. A la sortie de chaque séance, nous nous rejoignions, avocats, activistes et amis au café Al-Deryeh autour d’une vieille table pour prendre un thé Oukrok Ajam au goût amer. Nous échangions les nouvelles du pays, des gens et des nouvelles révolutions qui nous entouraient. Ma dernière rencontre avec lui date du 16 mars, le jour du rassemblement du ministère de l’Intérieur, où il était venu avec ses amis, portant des photos grand format de dizaines de prisonniers d’opinion en Syrie, les mêmes photos qui ont été déchirées quelques secondes plus tard, juste au début du rassemblement. Le temps s’est vite écoulé avant que je n’apprenne que Manhal était devenu un des activistes leaders dans sa ville, Saraqeb, au nord du pays.




Il était un des membres principaux de la Coordination, chargé de l’organisation des actions protestataires de la ville. Depuis l’invasion de Saraqeb, début mai, et après l’arrestation de 38 activistes de terrain, Manhal, 31 ans, vit avec des dizaines d’autres opposants dans les prairies, dormant à même le sol dans les champs de blé et à l’ombre des oliviers. Là-bas, ils accomplissent les gestes essentiels de la vie quotidienne pour survivre, de la préparation des omelettes jusqu’à l’écriture des slogans des manifestations. Pour autant, ce n’est pas aussi romantique qu’on pourrait l’imaginer. Loin de chez eux, de leurs familles et de leurs enfants, le stress et l’irritation sont devenus le trait saillant de ces hommes. Les barrages implantés partout leur interdisent tout déplacement pour se rendre chez leurs biens-aimées. Ajoutons à cela les descentes, les ratissages réguliers des lieux et l’arrestation des activistes de temps à autre. Sans parler du suivi qu’ils doivent assurer au niveau de la Coordination qui se charge de l’organisation et même du dialogue avec la population quand des questions urgent.



Saraqeb a été l’une des premières villes du nord syrien à s’engager à manifester pacifiquement et avec persévérance. Or, quelques voix se sont élevées de temps à autre pour appeler à la lutte armée. Elles se sont aussitôt tues quand elles n’ont pas trouvé d’oreilles attentives à leur propos et ce, grâce au rôle joué par la Coordination. «Nous avons discuté avec les gens dans les rues à propos des dangers du recours aux armes, leurs réactions ont été magnifiques ; quand les activistes sont crédibles aux yeux des gens, quand l’activiste vit l’expérience de la détention, subit la torture et la violence, puis retrouve sa liberté et continue, malgré tout, à prêcher la non-violence, les gens reçoivent ce qu’il propose avec plus de conviction», dit Manhal. Mais il reste que ce qui distingue de loin l’expérience de la Coordination de Saraqeb, c’est l’expérience de la démocratie que les opposants essayent d’y ancrer.



A titre d’exemple, la Coordination a été nommée au début de la révolution, mais réélue à plusieurs reprises. Il y a peu, se sont déroulées les dernières élections, on a annoncé l’ouverture des candidatures par hauts parleurs. Cent soixante personnes se sont présentées pour adhérer à la Coordination. Les élections ont eu lieu, on a même eu droit à un isoloir et à une urne «tout, comme les peuples dignes et respectables», dit Manhal en souriant. De plus, la dernière Coordination a démissionné, car les gens étaient déçus de sa performance.



Il y a quelques semaines, nous avons reçu un courrier électronique triste de la part de Manhal dans lequel il évoquait son cousin Omar Abdul Qader Barish ; ce dernier avait reçu une balle dans la tête et son état était critique. Il a été difficile de demander à Manhal de fournir plus de détails en dehors du cadre des droits de l’homme. Aujourd’hui, j’ai enfin pu parler avec lui de l’accident de son cousin et lui ai demandé comment il a appris la nouvelle. «Le père d’Omar a été un de mes oncles les plus proches, il avait fait de la prison et est décédé en 2001 suite à un cancer. A l’époque, je faisais mon service militaire, je n’ai pas eu la chance de lui faire mes adieux. Le 29 août 2011, on a reçu des informations sur la libération de certains détenus, disant qu’ils arrivaient par l’ouest de la ville. Omar s’est précipité avec d’autres, afin de les recevoir. Arrivés à l’endroit cité, ils ont été surpris par un pick-up des forces de sécurité équipé par un stand tirailleur. Ils se sont mis à tirer intensément, Omar a pris une balle dans la tête, d’autres ont eu des blessures légères. Apprenant la nouvelle, j’ai eu l’image de mon oncle devant moi, j’ai cherché mes larmes, en vain, j’ai vraiment voulu pleurer mais je n’ai pas pu. J’ai parlé au médecin au téléphone, il m’a dit qu’il avait 80% de chance de survie. Ce jeune homme criait tout le temps dans les manifestations, il répétait la chanson de Samih Choukeir : "Si ma voix disparaît, les vôtres ne disparaîtront pas. Je regarde l’avenir, mais mon cœur est avec vous" et il dédiait la chanson au souvenir d’Ibrahim al-Gashoush (1). Aujourd’hui, personne ne dédie rien à Omar.»
Manhal, lui-même, a vécu l’expérience de la prison, il a passé une vingtaine de jours derrière les barreaux. Il a été libéré un jeudi, ce qu’il considérait comme une chance pour pouvoir participer à nouveau aux manifestations du vendredi. Un des moments les plus pénibles de sa détention, c’était après sa mutation à la prison Balouna de la police militaire à Homs, quand ils l’ont déshabillé et l’ont mis dans une cellule sans aucune couverture. «J’étais gelé à mourir», dit-il. Un officier de sécurité, qui avait l’air soûl, venait et versait de l’eau froide sur les corps des détenus, il refusait d’arrêter avant que la personne ne répète : «Ma mère est une pute.»«Je me suis rappelé de ma mère avant sa mort, je me suis rappelé de son dernier regard et comment elle a rendu l’âme entre mes mains. Je n’ai pas pu dire à l’officier ce qu’il me demandait. J’ai voulu arrêter cette souffrance mais je n’ai pas pu. Ma langue a gelé. J’ai disparu avec la disparition de ma mère. J’ai oublié ce monstre. Lui, il a continué à verser de l’eau sur mon corps, et, moi, j’ai continué à convoquer l’image de ma mère jusqu’à ce qu’il s’en aille.» Le comble, c’était les retrouvailles de Manhal avec sa famille quand il a été transféré à la section palestinienne de la sécurité militaire. Il a alors entrevu, à travers le bandeau qui couvrait ses yeux, un pyjama qu’il connaissait très bien. Quelques instants plus tard, il a cru entendre une voix familière murmurant son nom. «J’étais choqué, c’était mon frère Shadi, et l’homme au pyjama, c’était le poète Midhet Kaddour, j’ai compris alors que beaucoup d’amis avaient été arrêtés.»
Depuis le début de la révolution, Manhal et ses trois frères ont subi la prison sur des périodes différentes, comme des dizaines de milliers d’opposants et de manifestants. Cependant, rien n’a entravé sa certitude que l’heure de la liberté est imminente. L’inquiétude principale de Manhal concerne «l’opposition» comme il dit. Il craint, par-dessus tout, ceux qui cherchent à gagner des postes et des privilèges et croit que ceux-là vont chuter avec la chute du régime. Autrement, il n’y a rien à craindre, selon lui. «Finalement, je ne m’inquiète pas pour la révolution. La révolution va gagner, je ne m’inquiète pas des islamistes non plus, comme certains aiment à le laisser croire. La plupart des révolutionnaires de Saraqeb sont des soûlards, laïques et civils. Les islamistes présents dans ce mouvement ne s’ingèrent pas dans les orientations des autres, pourvu qu’on se mette d’accord sur un principe, celui de faire chuter le régime. Nous nous respectons, nous ne craignons pas que la révolution devienne armée, l’humeur générale ne s’y prête pas. Il existe des cas individuels qu’on arrive vite à cerner.»
La révolution continue et chaque instant consumé se transforme en simple souvenir ; parmi les souvenirs qu’on partage avec Manhal, il y a le jour où les forces armées ont traversé Saraqeb pour envahir Jisr al-Shougour. «Nous tentions de calmer les jeunes et de leur interdire de faire face à l’armée avec leur torse nu. Il y avait un jeune de 22 ans qui s’est mis à pleurer et à crier avec hystérie. Il disait : "Manhal, qu’est-ce que tu veux laisser à l’histoire ? Que l’armée a pu passer par Saraqeb en allant à Jisr al-Shougour pour égorger la population là-bas ? Je t’en supplie, laisse-moi leur faire face, même s’ils nous écrasent avec leurs chars." Je l’ai pris dans mes bras, nous avons pleuré ensemble. Chaque fois que je me rappelle ce moment-là, j’ai la haine. Là je me dis : "Peut-être avait-il raison."»
Face à de tels moments de peine, les jeunes de la révolution s’appuient sur d’autres moments que tous ceux que j’ai rencontrés appellent, sans surprise, «la renaissance». «Début avril, les forces de sécurité étaient lourdement présentes et manifester représentait un défi réel. On m’a porté sur les épaules et j’ai commencé à lancer mon premier slogan : "Pacifique, pacifique. Le peuple syrien n’est pas affamé !" Ce jour-là, je suis né à nouveau. Les gars de la sécurité devant moi, le siège du parti Baas derrière moi, et moi, parmi les miens. Les amis m’embrassaient, les moins jeunes avaient les larmes aux yeux. A tout moment j’appréhendais qu’une balle me traverse la tête pour me laisser étendu sur leurs épaules. C’était un sentiment extraordinaire, une nouvelle naissance parallèle à un sentiment d’anéantissement de la frontière avec une mort imminente.»
(1) Poète amateur, tué par le régime en juillet, auteur d’une chanson devenue un hymne pour les manifestants.



Photo : D.R.



Source : Libération du 3 novembre 2011