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Publié le 16 Mai 2003

Monseigneur Philippe Barbarin, Archevêque de Lyon – Primat des Gaules : «Avec toute l’Eglise, je condamne fortement tout acte antisémite»

Question : Monseigneur, il semble qu’il y ait une tradition séculaire qui veuille que dans la ville de Lyon, vos prédécesseurs aient joué un rôle particulier et de toute importance, dans les relations judéo-chrétiennes. Nous pourrions évoquer l’affaire Barbie, l’affaire du carmel d’Auschwitz ou, par exemple, la reconnaissance de l’état d’Israël par le Vatican. Comment expliquez-vous qu’il en ait été ainsi et que les autorités ecclésiastiques lyonnaises aient pu jouer un tel rôle ? Entendez-vous également œuvrer à votre manière et renforcer l’amitié judéo-chrétienne ?



Réponse : En effet, avant de venir à Lyon, je savais qu’il y avait un lien de fraternité mystérieuse et solide entre catholiques et juifs dans la capitale des Gaules. Dès mon installation en tant que nouvel archevêque, j’ai découvert l’intensité à la fois mystique mais aussi politique, au sens noble du terme, des relations entre l’Eglise catholique de Lyon et les communautés juives de la région. Ce fut sans doute le cardinal Villot qui s’engagea le premier dans cette voie, appuyé par les conseils du Docteur Charles Favre qui, depuis lors, n’a cessé de conseiller les archevêques de Lyon.

Le cardinal Renard, par exemple, était intervenu auprès du gouvernement soviétique pour faire libérer les refuzniks. Quelle audace, si l’on pense à la fermeture de l’URSS par rapport aux juifs qui voulaient en sortir ! Le cardinal Decourtray mit en pleine lumière la profondeur de ces relations, jusque dans son décès. Il avait en effet demandé à ce qu’une pierre de Jérusalem soit placée dans son cercueil. Les voix des Grands Rabbins René Samuel Sirat et Wertenschlag résonnent encore sur le parvis de la Primatiale saint Jean, lorsqu’ils le déclarèrent juste. Oui, j’ai vraiment conscience d’entrer dans un héritage particulier.

En tant que Primat des Gaules, j’entends prendre ma part de responsabilité aux côtés de mes frères juifs. Je l’ai exprimé très clairement à maintes reprises, et dès les premiers jours de mon ministère à Lyon, lors de l’exposition organisée par Serge Klarsfeld dans la gare de la Part Dieu, au sujet de la shoah des enfants. Je garde aussi en mémoire la réception extraordinaire qui m’a été réservée à la synagogue de Lyon, lors de ma visite. Une rencontre avec la famille du Docteur Marc Aron, les liens avec Maître Alain Jakubowicz et sa famille m’ont permis de mesurer le poids de l’humanité engagé dans ces relations.

Question : Comment expliquez-vous que nous soyons passés de près de deux millénaires de relations judéo-chrétiennes conflictuelles et terriblement douloureuses à une période où, depuis Vatican II, le dialogue prime ?

Réponse : Après la Shoah, l’Eglise a voulu non seulement faire face à ses responsabilités, à ses fautes, mais engager une relation fraternelle et respectueuse avec les communautés juives.

Il s’agissait à la fois de rétablir la justice, mais aussi de nouer des liens séculiers et religieux avec les communautés vivantes aujourd’hui. Le dialogue avec les communautés juives est devenu constitutif de l’identité chrétienne. L’ensemble des chrétiens a été sensibilisé à cette question par le Concile Vatican II (1962-65) et toutes les suites qu’il a eues.

Question : Comment jugez-vous aujourd’hui les relations judéo-chrétiennes ? Vous semble-t-il qu’elles ont atteint un point de normalité extrême ?

Réponse : Entre juifs et catholiques, nous sommes passés de la substitution à la fraternité. Autrement dit, on enseignait auparavant que l’Eglise (communauté chrétienne) s’était « substituée » à la Synagogue (communauté du peuple juif, élu par Dieu), et désormais, nous parlons des juifs comme de nos frères aînés, « ceux à qui Dieu a parlé en premier ». Si l’on mesure ce passage à l’aune des 2000 ans de christianisme, le saut est incroyable. Néanmoins, nous devons rester vigilants. Un antisémitisme sécularisé peut toujours nous guetter, et chacun sait que la fraternité est toujours fragile.

Question : Pourtant, ne vous semble-t-il pas que des incompréhensions demeurent ? Ne pensez-vous pas, par exemple, qu’il pourrait y avoir au sein de l’Eglise quelquefois un parti pris en faveur des Palestiniens contre Israël, qui refléterait une méconnaissance de la complexité de la situation ?

Réponse : Je pense qu’il ne s’agit pas d’être pro-palestiniens ou pro-israéliens, mais d’oeuvrer pour la paix et la sécurité. Il y a des institutions chrétiennes, comme l’hôpital St Louis à Jérusalem qui accueille des personnes en fin de vie, qu’elles soient musulmanes, juives ou chrétiennes. Dans le personnel, il se trouve des religieux catholiques, des médecins israéliens, des bénévoles de tous pays. Je rends grâce à Dieu pour l’existence de ces institutions qui discrètement, dans la simplicité de tous les jours, continuent à tisser des liens entre les uns et les autres. On ne parle pas assez de tous ceux qui aujourd’hui, dans le monde de l’éducation, de la santé, de la lutte contre la drogue, maintiennent une présence envers les populations arabes et les populations juives.

Question : Vous êtes-vous déjà rendu à Jérusalem et en Israël ? Qu’avez-vous ressenti lors de ce voyage ?

Réponse : Oui, je me suis déjà rendu à Jérusalem et en Israël, au moins douze, peut-être quinze fois ! En découvrant les murailles de Jérusalem, j’ai vu remonter du fond de ma mémoire celles de Rabat, ma ville natale. J’ai surtout aimé marcher en Galilée, en Samarie, en Judée, voir Bethléem, le Jourdain, Beth Shémesh, « les montagnes qui bondissent comme des béliers, et les collines comme des agneaux », tous ces noms et ces lieux qui habitent ma prière depuis l’enfance. C’était une émotion profonde. Et puis, il y a eu la découverte de Yad Vashem, de la Hadassah, de Massada, la visite des kibboutzim… Quelques souvenirs ? La rencontre fortuite d’une famille sépharade en vacances au bord du lac de Tibériade, un soir d’août : baignade, chants, conversation… et nous nous apercevons que nous étions du même quartier de Rabat, que le papa avait été dans la même école que moi ; et aussi l’amitié durable avec un « frère aîné », découvert auprès du Mur, avec qui j’ai prié régulièrement à chaque passage à Jérusalem. Nous nous écrivions fidèlement, et il acceptait de parler du judaïsme avec les pèlerins chrétiens que j’accompagnais.

Question : Pensez-vous qu’un jour, la paix soit possible entre Israéliens, Palestiniens et Arabes ?

Réponse : La paix est non seulement possible, mais nécessaire. Israël a toujours été le lieu de tous les problèmes, mais aussi de tous les miracles. Je crois en la paix ainsi qu’en la sécurité et la justice. Chacun d’entre nous doit, à sa place, œuvrer pour cette paix.

Question : Depuis deux ans, les Juifs de France ressentent un véritable malaise, tant ils se sentent esseulés et ciblés. Dans notre pays, de nombreux actes et agressions ont été commis contre des juifs et leurs symboles. Des synagogues et des écoles juives ont été visées, et l’antisémitisme semble se répandre dans les établissements scolaires. Quel est votre sentiment ?

Réponse : Les actes antisémites commis envers les personnes juives ou contre des écoles ou des synagogues ne peuvent trouver aucune justification, ni dans la société française ni dans l’actualité internationale.

Au cours des deux derniers siècles, l’antisémitisme a muté ; il a toujours trouvé de nouvelles formes et de nouveaux prétextes. Avec toute l’Eglise, je condamne fortement tout acte antisémite, et je me réjouis de ce que le Ministre de l’Intérieur a dit lors du repas régional du CRIF, à Lyon. Je ne manquerai pas – c’est clair - de me situer aux côtés des Juifs, si de nouveaux actes antisémites étaient commis dans notre région. Nous savons trop dans l’histoire comment l’on est passé des discours aux actes. Ce passage est la source de tous les dangers, pour la société entière.

Question : Pour terminer, quels sont les grands chantiers que Juifs et chrétiens à l’avenir pourraient bâtir ensemble ?

Réponse : Ce que le monde attend de nous, c’est le témoignage d’un véritable amour fraternel. Les gens savent bien que la Bible nous est une source commune. Et s’ils voient cette Parole à l’œuvre dans le concret de nos vies et de nos relations, cela leur parlera très fort.

Sur le plan anthropologique, il me semble aussi qu’aujourd’hui, Juifs et chrétiens, s’appuyant sur une éthique fondée sur le don de la Torah au Sinaï, doivent constituer une référence pour la société moderne. Non seulement, l’assimilation et la sécularisation vont grandissantes dans les mentalités, mais elles constituent un risque majeur que nous pouvons indiquer ou dénoncer avec la même vigueur, d’une même voix.

Ancrés dans nos traditions différentes, et sans oublier qu’elles reposent sur une Parole à laquelle nous reconnaissons ensemble une autorité souveraine, nous pouvons avoir dans la société française d’aujourd’hui une parole commune sur la dignité de l’homme et son origine divine, sa dimension spirituelle et aussi son destin, ses devoirs, ses responsabilités, dans le cadre de la vie républicaine.

Il me semble que notre passage de la substitution à la fraternité peut constituer un modèle pour sortir d’autres situations problématiques. A nous d’être inventifs !

Propos recueillis par Marc Knobel

Observatoire des médias


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