Actualités
|
Publié le 18 Mars 2003

Nicolas Weill, journaliste au <i>Monde: « Le vent qui passe a quelque chose de glacial. Et le sentiment de solitude des Juifs va croissant. »</i>

Question : Vous venez de publier « Une histoire personnelle de l’antisémitisme » (Editions Robert Laffont, 2003). Vous prévenez le lecteur que ce livre a moins pour objet d’expliquer la genèse de l’antisémitisme contemporain que d’en proposer un « état des lieux » correspondant à ce que vous avez pu observer, de la fin des années 70 à aujourd’hui. Le lecteur suit donc votre cheminement tout au long de ces années ; vos interrogations, vos doutes, vos engagements respectifs. Pourquoi avez-vous tenu à personnaliser le récit que vous faîtes de ces trente dernières années ?



Réponse : L’abord personnel de la question de l’antisémitisme ne provient pas d’un quelconque souci narcissique et encore moins d’une volonté de s’ériger en victime. Plus qu’une approche biographique, il s’agit d’une tentative de phénoménologie de l’antisémitisme contemporain. Je me suis efforcé de repérer au plus secret de l’intime et du privé, les effets de la haine antijuive pour proposer au lecteur des éléments de réflexions, en retrouvant le général au cœur du particulier. J’ai, en outre voulu me faire le porte voix d’une génération. Celle de l’immédiat après Mai 68, dont les allégeances possibles ont été contrebalancées par la montée en puissance, dans leur propre rapport à leur identité juive, du thème de la solidarité avec Israël. C’est aussi une génération qui a vécu deux évolutions contradictoires : d’une part, à partir des années 1980, elle a connu l’irruption d’un discours public sur le judaïsme, dépassant la sphère des Juifs eux-mêmes - ce dont témoigne l’importance de la production éditoriale consacré à ce sujet depuis une vingtaine d’année et que l’on peut assimiler à un vaste mouvement de ré-acculturation après l’éclipse de la Shoah et de ses suites. D’autre part, la réémergence de l’antisémitisme sous des habits neuf, selon l’heureuse expression de Raphaël Drai. C’est à cette deuxième évolution et à ses conséquences sur le développement d’un sentiment croissant d’ « étrangement » des Juifs, qu’est consacré mon ouvrage.

Question : Dès votre introduction, vous relevez ce paradoxe pour le moins surprenant. Alors que depuis l’automne 2000, les agressions antijuives se multiplient dans les villes et les banlieues de France, il se trouve des intellectuels pour contester encore la réalité de la vague nouvelle d’antisémitisme. Comment expliquez-vous que des intellectuels, si prompts d’ordinaire à s’engager et à interpeller les consciences, renâclent cette fois-ci à dénoncer ce climat délétère ?

Réponse :
Fondamentalement, mon livre raconte l’histoire d’un aveuglement grandissant des intellectuels sur une question qui les avait pourtant constitué comme groupe, au temps de l’affaire Dreyfus. J’y vois trois raisons. La première c’est que même pour une conscience éclairée, reconnaître qu’il puisse y avoir de l’antisémitisme, quelques décennies après la Shoah attaque l’essence même du pacte social (qui est la conservation de la vie du sujet politique), tant on sait les potentialités meurtrières que recèle ce mal. La gravité de fléau même dissuade le diagnostic. La deuxième raison tient à un esprit du temps. Le philosophe Jürgen Habermas, notait récemment que dans son pays, l’Allemagne, les progrès de la morale civique qui entraîne qu’une vigilance particulière s’applique à un groupe de survivants et à leurs descendants, ont tendance à être lu en termes psychologiques voire psychanalytique. On parle de plus en plus, à propos de l’antisémitisme ou de la Shoah, de « refoulement », de « censure », de « tabou » qu’il conviendrait, dans une poussée libertaire dévoyée, briser à toute force, comme si désormais, être libre, c’était, comme l’écrivain Renaud Camus pouvoir s’agacer en public qu’il y ait beaucoup de personnes d’origines juive à l’antenne. Comme si la vigilance par rapport à l’expression des sentiments antisémites ne procédait pas d’une avancée bénéfique de la culture démocratique, mais au contraire d’un processus de répression parti de la très mystérieuse « pensée unique ». Comme si c’étaient les Juifs qui imposaient à une population opprimée une « bien-pensance » et non la simple éducation morale ou civique. Quand le principal ennemi de bien des intellectuels et des historiens tout au long des années 1990 c’est le « devoir de mémoire », le « judéocentrisme », la rituelle dénonciation du « communautarisme » cela a des conséquences. Plus qu’une « nouvelle judéophobie », il a comme une nouvelle irresponsabilité des clercs qui a contribué à la trop longue période de silence sur les incidents antijuifs à partir de l’automne 2000. L’écrivain juif allemand Jacob Wassemann, à propos de l’antisémitisme dans l’Allemagne de Guillaume II avait parlé de l’ « indolence du cœur » dont ses contemporains faisaient montre vis à vis des malaises ou des souffrances de l’étranger ou du Juif. Cela va de pair avec une crispation de type nationaliste sur le « nous », typique de cette période. Mutatis mutandis nous vivons actuellement avec l’unanimité autour de la position de la France sur le conflit irakien, une autre crispation de ce type.

Troisièmement, j’ajoute que, dès lors qu’il est question d’antisémitisme, on met souvent en avant le fait que les incidents racistes ou xénophobes sont souvent dans les statistiques aussi ou plus nombreux que les actes antisémites. Faut-il en tirer la leçon que le problème prioritaire dans la France d’aujourd’hui serait le racisme ou la xénophobie et non l’antisémitisme ? Il ne s’agit pas de minimiser l’importance de ces deux phénomènes ni de pratiquer une quelconque « concurrence des victimes ». Mais constatons que les populations visées par la haine raciale ou xénophobe sont au moins cinq fois plus nombreuses que celle que vise l’antisémitisme. L’antisémitisme est donc un problème extrêmement grave dans la France d’aujourd’hui, qui sévit notamment dans les établissements scolaires où la parole s’est relâchée et qui donc ne grève pas seulement le présent mais l’avenir. Or la façon de lire ou de faire les statistiques tend à minimiser cette gravité.

Question : Par contre, vous constatez que certains auteurs et/ou militants évoquent (trop) régulièrement la thèse d’un antisémitisme qui serait presque exclusivement et depuis quelques années d’origine arabo-islamique. Vous semblez contester cette thèse ?

Réponse :
Je ne conteste nullement l’existence et le renforcement d’un antisémitisme arabo-musulman. Au contraire j’en donne de nombreux et inquiétants exemples notamment dans le passage concernant l’affaire de l’abbé Pierre/Roger Garaudy et ses suites. Mais cet antisémitisme-là se développe sur un terreau, dans un contexte et via des relais français que je m’efforce de restituer. Là encore, ce qui me préoccupe est le relâchement de la vigilance dans un certain nombre de milieux traditionnellement voués à l’être : intellectuels, partis de gauche, associations anti-racistes, etc. Certaines pointes d’antisémitisme, la profanation du cimetière juif de Carpentras par exemple, ne doivent pas grand chose, voire rien, à une transposition du conflit israélo-palestinien. Je crois donc que la théorie d’un complot sans comploteur d’où procèderait la soit-disante « nouvelle judéophobie » résultante exclusive d’un islamisme et d’une extrême gauche mondialisée – thèse qui est celle du sociologue Pierre-André Taguieff – est insuffisante… Quelqu’en soit la source, les idiomes de l’antisémitisme sont là, déjà constitués dans un réservoir d’archétypes où réside également le mystère de leur diffusion. L’islamisme n’invente d’ailleurs rien en matière de vocabulaire ni de grammaire antijuive. Cela ne rend pas l’antisémitisme, quand il a court en pays ou en milieu musulman plus sympathique ni moins nocif. C’est aussi l’une des raisons pour lesquelles je crois inutile de renoncer au terme d’« antisémitisme » pour utiliser celui de « judéophobie ».

Question :Quel est, selon vous, de nos jours le canal privilégié de la haine antijuive ?

Réponse :
L’antisionisme. Non qu’il existât d’emblée une congruence entre le rejet de l’Etat juif et la haine antijuive, mais parce qu’il se trouve que la majeure partie des Juifs aujourd’hui, et cela n’a pas toujours été le cas, s’identifie, accepte ou se définit par rapport à l’existence d’un Etat juif. Pour une conscience juive, qui n’est pas forcément sioniste mais je dirais « philosioniste », vivre le cauchemar de la disparition de cet Etat serait renvoyer à la situation désespérée du judaïsme d’avant la Shoah. C’est cela que les antisionistes non juifs prennent insuffisamment en compte, même quand ils sont de bonne volonté et révoltés par la situation lamentable des Palestiniens. Aujourd’hui on rejette moins les Juifs eux-mêmes que leur existence collective quelque soit la forme qu’elle prenne (c’est le sens de l’accusation souvent portée de « communautarisme »).

Question : L’antisionisme réconcilie-t-il des camps qu’en apparence tout oppose ?

Réponse :
Peut-être. Je suis inquiet des consensus allant de l’extrême gauche à l’extrême droite, synonymes de perte de repères et surtout d’oubli du fait que la démocratie suppose la division symbolique. Ce qui me préoccupe également c’est la métamorphose de l’antisionisme en « code culturel », selon l’expression de l’historienne israélienne Shulamit Volkov, qu’on partage depuis les préaux d’écoles jusqu’aux dorures du quai d’Orsay. Ce n’est plus une position politique mais une sorte d’évidence fantasmatique qui en vient à servir d’expression à toute sortes de rancœurs : ratés de l’intégration, inquiétude devant la mondialisation, lutte des classes, rejet des journalistes et de la presse, obsession du complot, etc. L’antisionisme devient l’idiome le mieux partagé, au point que l’adjectif « sioniste » est presque devenu une insulte – comme cela du reste l’était dans la Russie stalinienne ou la Tchécoslovaquie des procès de Prague -. Un tel rapprochement devrait donner pourtant à réfléchir.

Question : Vous consacrez plusieurs pages à la « vague puissante de haine antijuive » qui bénéficie selon vous dans les pays arabes « d’une incroyable indulgence diplomatique et médiatique ». Comment expliquez-vous que, dans ces pays, l’antisémitisme ne suscite qu’une vague indifférence ?

Réponse :
Je l’explique difficilement. Je le constate simplement. L’antisémitisme ne dérange guère la plupart des diplomates et des journalistes qui semblent s’être « rhinocérisés » sur cette question, et trouver presque normal un déchaînement qui les scandaliserait peut-être s’il avait lieu dans le propre pays. Comme si les standards en matière de droits de l’homme ou de respect d’autrui étaient différents entre le tiers monde ou le monde développé. Ou du moins, leurs protestations m’ont-elles échappé. Coincé dans une attitude de paternalisme on préfère accuser les Juifs de « paranoïa » ou leur conseiller de ne pas faire une histoire de quelques caricatures ou de quelques émissions de télévision. On minimise. Il y a quand même quelque chose de déplorable voire de scandaleux à penser que parmi les meilleurs produits culturels d’exportation française à destination du monde arabo-musulman figurent un Thierry Meyssan (qui attribue les attentats du 11 septembre à un complot militaire américain) ou un Roger Garaudy (ce qui suscite quand même quelques protestations d’intellectuels arabes).

Question : Dans le monde arabe, on met généralement sur le même plan nazisme et sionisme en les accusant de connivence. Vous rappelez également et fort justement que tous les symboles associés à l’histoire de la Shoah, sont plaqués sur les Palestiniens et leur histoire. A quoi s’ajoute la floraison de motifs brodant sur le thème du complot. Comment l’expliquez-vous ? Par ailleurs, Comment qualifieriez-vous l’antisémitisme arabo-musulman ?

Réponse :
L’antisémitisme arabo-musulman c’est de l’antisémitisme traditionnel, tout simplement : les figures sont les mêmes qu’en Europe, le complot, la puissance, l’argent, etc. La thématique du complot, par exemple, n’appartient pas seulement à l’arsenal de l’antisémitisme contemporain forgé dans l’imaginaire des Protocoles des Sages de Sion. On la trouve dès l’antiquité. On peut décrire la situation comme suit : les Palestiniens sont instrumentalisés par certaines consciences européennes qui utilisent leur cause pour se soulager du poids de leur passé trop lourd en ce qui concerne leur relation avec les Juifs. Ce n’est sûrement pas faire avancer les droits des Palestiniens que de les comparer aux Juifs du ghetto de Varsovie, mais c’est les employer à déculpabiliser l’Europe et les Européens par une rhétorique fondée sur l’inversion de la dialectique victime/bourreau. Curieusement on retrouve à l’Est de l’Europe ce mécanisme dans une des formes renaissante d’antisémitisme consécutif à la chute du communisme (et qui n’a donc rien à voir avec le conflit au Moyen Orient) . Il consiste, pour exonérer les peuples libérés du communisme d’une réflexion sur le problème de leur passé fasciste et/ou antisémite, à accuser les Juifs d’être responsables du communisme.

Question : En 1972, vous aviez assisté à l’enterrement au Père Lachaise d’un jeune homme, Pierre Overney qui avait été abattu par un vigile, devant les usines Renault. Au cimetière, les habituels drapeaux rouges étaient brandis par de jeunes militants et plus curieusement des bannières à bandes noire, blanche et verte traversées d’un triangle rouge. C’était, dîtes-vous, la première fois que l’emblème de l’OLP flottait aussi massivement à vos yeux au côté de celui de la Commune. « Comme si la cause dont le soutien impliquait alors le démantèlement de l’Etat juif était devenue l’idiome de la révolution mondiale. » Vous expliquez que vous étiez écartelé entre deux fidélités : celle de votre temps, le gauchisme de l’après-Mai (68) qui ne cesserait d’universaliser chaque jour un peu plus la lutte pour les Palestiniens et votre propre attachement à Israël. Et dans le livre, vous confessez à un moment que l’antisémitisme de gauche et d’extrême gauche vous a toujours été plus pénible à supporter que celui de l’ « autre camp ». Comme si vous le considériez « comme une tare des vôtres ». Que ressentez-vous ? Que comprenez-vous de l’évolution de l’extrême gauche à ce sujet ?

Réponse :
Oui, je me suis toujours situé à gauche, et je ne fais pas une totale confiance à la droite pour lutter efficacement contre l’antisémitisme en dépit des efforts louables de certains ministres de l’actuel gouvernement. Je n’oublie pas que sous le septennat de Valéry Giscard d’Estaing, on pratiquait la règle qui consistait à se plier au boycott arabe d’Israël sur un mode quasi-officiel. Tout se passe comme si la droite se situait sur le terrain déserté par l’adversaire pour mieux l’éliminer. Tant mieux pour les effets positifs d’une telle évolution sur la lutte contre l’antisémitisme. Mais ce qui me désole, c’est que la gauche obsédée par le conflit israélo-palestinien et peut-être parfois pour des considérations électorales donne souvent l’impression de baisser la garde en la matière. Non, je n’accuse pas la gauche (ni même à l’extrême gauche) française d’être devenue antisémite, ce qui me semble absurde. En revanche, trop souvent la gauche n’accorde pas à la vigilance et à la lutte contre l'antisémitisme qui pourtant faisait partie de son « fonds », l’importance qui convient.

Question : Vous décortiquez la longue « Lettre à un ami israélien » qui avait été publié dans Le Monde (3 août 2001) par Pascal Boniface, fondateur d’un Institut de recherche et d’études stratégiques et membre du PS. Vous qualifiez cette lettre de « critique radicale d’Israël et d’injonction menaçante adressée aux communautés juives de France de se désolidariser de l’Etat Juif, faute de quoi celles-ci risquaient d’être submergées par un flot montant d’antisémitisme dont elles seraient, en définitive, responsables. » Le propos n’est-il pas pourtant habile ?

Réponse :
Il y a en effet dans les propos de Boniface un chantage inacceptable qui est adressé aux Juifs de France : désolidarisez-vous de Sharon si vous voulez que nous luttions contre l’antisémitisme. C’est insupportable non seulement parce que cela émane d’un membre du PS, mais parce que cela établit un début de lien de cause à effet entre le comportement des Juifs et l’antisémitisme. La lutte contre l’antisémitisme, je le rappelle, c’est l’affaire des non-Juifs disait Sartre, et c’est une question de principe qui ne souffre aucune condition. On ne saurait exiger des cibles qu’elles s’excusent avant qu’on consente à les défendre, comme si elles étaient a priori suspectes. Tout mon livre vise à montrer que si l’identité juive est tributaire de l’antisémitisme, c’est à titre de conséquence, fût-ce dans des phénomènes de « haine de soi ». De l’attitude des Juifs à l’antisémitisme, la conséquence n’est pas bonne. C’est chez l’antisémite lui même qu’il faut trouver la raison de la haine antijuive. Cette règle ne saurait souffrir à mon avis d’exception.

Question : Vous rappelez comment, l’historien François Furet avait noté que, la France s’était faite l’intermédiaire naturel des peuples du tiers-monde sur le dos d’Israël, Etat devenu pour la diplomatie française une figure de substitution des Etats-Unis, puissance plus difficile à affronter ? Créditez-vous la thèse de François Furet ?

Réponse :
Oui. Elle me paraît fort juste et actuelle. Surtout dans le climat présent de confrontation entre la France et les Etats-Unis où certains fustigent à l’envi le « messianisme démocratique » des présidents Bush, les « likoudniks » qui sont censés entourer le président américain et la dénonciation perpétuelle de la « sharonisation » de la politique américaine !

Question : Vous consacrez un long chapitre pour évoquer la profanation du cimetière de Carpentras. En quoi cette profanation vous marque-t-elle ?

Réponse :
Ce qui m’a intéressé dans Carpentras c’est que l’événement comme la réception de l’événement par les intellectuels sont tous deux significatifs de la persistance d’un antisémitisme populaire, et des nouvelles stratégies d’auto aveuglement sur la réalité de la haine antijuive. Au point que la nature antisémite de l’acte elle-même a fini par être mise en cause. Entre parenthèse, Carpentras représente un cas d’espèce où les médias ont vu plus juste et plus tôt que les intellectuels critiques.

Question : Vous avez été désigné par Le Monde pour couvrir le procès de Maurice Papon. Ce procès vous apparaît-il comme un changement d’époque ?

Réponse :
Le procès de Maurice Papon constitue effectivement une charnière parce qu’il a rendu public à l’occasion du procès une idéologie que l’on trouvait plutôt chez les historiens, hostile au devoir de mémoire ou au témoignage et agacé par les procès tardif pour crime contre l’humanité. La liturgie judiciaire, avec son début et sa fin comporte aussi cet effet pervers qu’elle donne l’impression qu’on en a fini avec ce que l’on juge et que la société est quitte. Le fait que la plus grave poussée d’antisémitisme de l’après 1945 ait eu lieu deux ans seulement après ce procès spectaculaire manifeste à quel point, l’idée d’en finir avec la mémoire de la Shoah ou avec l’antisémitisme par la pédagogie judiciaire était illusoire.

Question : Qu’en est-il de l’extrême droite dans votre livre ?

Réponse :
Je le reconnais, elle est l’absente – relative – de mon livre. C’est pourtant, je n’en disconviens pas l’un des terreaux qui alimente l’antisémitisme. Mais dans la séquence de temps qui correspond à mon ouvrage, de 1980 à 2002, j’ai pu constater que les freins sociaux face à ce danger là fonctionnait plutôt mieux que quand l’antisémitisme jaillit d’autres sources.

Question : Tout un chapitre de votre livre est consacré à la haine de soi ? Vous constatez qu’un certain nombre de pétitionnaires ne prennent effectivement position sur des « sujets juifs » ou « en tant que juifs » que lorsque l’occasion leur est fournie de critiquer ou de condamner Israël ». Cela vous surprend et vous irrite ? Pourquoi ?

Réponse :
Parce qu’ils me font penser à ceux qu’Emmanuel Lévinas appelait « les ouvriers de la onzième heure » ! Leurs motivations sont souvent parfaitement respectables, mais je ne comprends guère pourquoi tiennent-ils tant à les affirmer « en tant que Juifs », alors qu’ils savent bien qu’ils s’opposent à la majorité des Juifs. Ce sentiment de marginalité n’est pas pour leur déplaire – c’est le thème du « courage » - même si l’opinion qu’ils expriment vibre, en réalité, au diapason d’un grand consensus voire d’un conformisme dans la société française et qu’il n’y à, à l’évidence aucun « risque », à l’exprimer (sauf si l’on cède à la fantasmagorie de la « puissance juive »). Autre source d’agacement : j’ai toujours pensé qu’être juif ne signifiait pas jouir d’une identité sans contenu de minoritaire ou une origine purement familiale. La civilisation juive existe aussi, comme forme de relation à autrui, hétérogène et complexe avec ses langues, ses philosophies, son histoire politique, ses traditions religieuses et mystiques. S’y intéresser activement pour la maintenir, reste pour moi la définition la plus légitime de ce que c’est que d’être« Juif ». Mais je ne suis pas sûr que chez les signataires de ce genre de texte, à quelques rares exceptions près, la découverte et l’approfondissement du judaïsme ait jamais formé une véritable préoccupation.

Question : Comment envisagez-vous l’avenir ?

Réponse :
Je ne puis me défendre d’être pessimiste. Le plus troublant reste la reconstitution d’un antisémitisme social qui s’exprime de plus en plus ouvertement. Le vent qui passe a quelque chose de glacial. Et le sentiment de solitude des Juifs va croissant.

Question : Une dernière question au journaliste du Monde que vous êtes. De nombreux amis d’Israël pensent que Le Monde est très engagé et extrêmement critique à l’égard d’Israël. Que leur répondez-vous ?

Réponse :
Cette observation appelle plusieurs réponses. Un journal représente une communauté de personnes aux opinions très diverses qui cherchent prioritairement à informer leurs lecteurs et non un parti politique avec une ligne. Je ne partage pas, loin s’en faut sur les questions qui nous intéressent, toutes celles de mes collègues et tous mes collègues ne voient pas les choses comme moi. Toutefois, je n’ai jamais été empêché d’écrire ce que je souhaitais sur les Juifs ou sur Israël (dans une période récente, sur la question des manifestations contre l’antisémitisme ou sur le boycott universitaire) quand j’ai cru nécessaire de le faire dans l’espace qui est réservé au commentaire qu’on appelle en notre jargon les analyses. Ici mes archives parlent pour moi. A la critique systématique du Monde, j’ai coutume de rappeler que la condamnation sans équivoque de ce qui s’est passé à Durban (Afrique du Sud), forum des droits de l’homme métamorphosé par la grâce d’ONG en tribune antisémite, a été sans complaisance tout comme le rejet du boycott. De même Le Monde consacre de nombreux articles au judaïsme et à l’histoire juive. Les critiques n’en font jamais tant l’identité juive dans la France d’aujourd’hui est « israélocentrée » une forme pathologique de sionisme qui consiste à vivre mentalement à l’extérieur de soi qui n’est pas sans rapport avec une figure actualisée de la Selbsthass – même si, comme je l’ai dit, la solidarité éventuellement critique avec Israël demeure un élément central de mon identité juive.

Je pense à ce propos à la distinction rendue célèbre par l’économiste Albert Hirschman entre « défection » et « prise de parole », talk ou leave. Face à une offre économique insistante ou dans le cadre d’une oppression l’homme opprimé a le choix entre protester ou partir, deux manifestations de sa liberté et donc de sa responsabilité qu’il ne perd jamais totalement. Beaucoup d’intellectuels juifs naguère marqués à gauche ont fait le choix de la défection, ou de la réserve. Je n’ai pas à juger cette position mais je ne puis m’empêcher de croire qu’en l’occurrence, la posture de « défection » remplace trop facilement les inconforts de la « prise de parole » là où elle est nécessaire et où il n’y aucune raison de renoncer à la prendre si l’on estime avoir quelque chose à dire. Personnellement, cela a toujours été ma ligne de conduite au Monde et personne ne me l’a jamais reprochée.

Nicolas Weill, Une histoire personnelle de l’antisémitisme , Editions Robert Laffont, 2003, 22 euros.

Propos recueillis par Marc Knobel

Observatoire des médias

Les propos des personnes interrogées n’engagent qu’elles-mêmes

Maintenance

Le site du Crif est actuellement en maintenance