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Publié le 30 Juin 2011

Pour Jorge Semprun, par Michael de Saint-Cheron

"Je rentre de Jérusalem et trouve soudain avec un sentiment de vide ce message triste, terriblement triste : Jorge n'est plus. C'était un écrivain rare dont chaque mot nous enrichissait. C'était aussi un grand ami, un ami fidèle. Chacune de nos rencontres nous ramenait en arrière, au loin. Je me souviens, je me souviendrai toujours de son sourire."



Elie Wiesel (extrait d'un message à Florence Malraux, 14 juin 2011)



Parmi beaucoup d’autres j’ai approché et connu Jorge Semprún. Sa mort sonne un coup de gong à la grande mémoire des camps de concentration nazis. Le 18 novembre 2010, Jorge Semprún donnait sa dernière conférence. Il avait – ou le destin avait choisi pour lui le Mémorial de la Shoah. Quelques mois plus tôt, Le Monde publiait dans son numéro des 7 et 8 mars 2010, un texte, sans doute son dernier article donné au quotidien. Texte poignant, tragique, plein de colère mais aussi d’espoir. Dans « Mon dernier voyage à Buchenwald », l’écrivain franco-espagnol, rescapé du camp nazi où il passa près de dix-huit mois, expliquait pourquoi le 11 avril 2010, il serait pour la dernière fois à Buchenwald, à l’invitation de la Ministre-présidente de Thuringe, Christine Lieberknecht, et du Pr. Knigge, directeur du Mémorial de Buchenwald-Dora. « Je veux dire, bien sûr, la dernière fois pour moi. Dans cinq ans, en effet, à l’occasion du 70e anniversaire de la découverte et de la libération des camps, je ne serai plus là.



Pour la dernière fois, donc, le 11 avril, ni résigné à mourir ni angoissé par la mort, mais furieux, extraordinairement agacé à l’idée de n’être bientôt plus là, dans la beauté du monde, ou bien, tout au contraire, dans sa fadeur grisâtre, - ça revient au même, dans ce cas précis -, pour la dernière fois je dirai ce que je pense avoir à dire. »



Comment ne pas être bouleversé à lire ces lignes ce matin, au lendemain de sa mort ?



Son dernier livre Une tombe au creux des nuages (Climats/Flammarion, 2010) paru quelques mois plus tôt, reprenait quasiment tous ses discours et conférences prononcés en allemand entre 1985 et 2005 en Allemagne et en Autriche.



Cet espagnol, si pétri de sa propre culture, n’y parle pour ainsi dire pas de celle-là au fil des trois cent pages du livre, mais de la philosophie allemande depuis Kant jusqu’à Husserl et Heidegger mais aussi de la poésie de Paul Celan.



Jorge Semprún, résistant, déporté, communiste militant avant d’être exclu du parti, écrivain, ministre de la culture (sous Felipe Gonzalès), membre de l’Académie Goncourt, scénariste, fut aussi de beaucoup de grandes causes politiques dans les années quatre-vingt. Mais il fut aussi et d’abord un infatigable témoin de la double Mémoire européenne du nazisme et du communisme, aboutissement des deux grandes cultures germaniques et russe ainsi que de la chrétienté. Il évoquait jusqu’à la fin de sa vie la célèbre et saisissante conférence de Husserl en 1935 à Vienne, dans laquelle le philosophe allemand, qui avait été le maître de Heidegger, en appela à « un héroïsme de la raison » qui seul pouvait surmonter les dangers du fascisme.



Semprún achevait son texte du Monde par une demande de l’ordre de la prière à ceux qui lui survivraient parmi les survivants des camps nazis.



« Quand tous les témoins, déportés résistants, auront disparu, bientôt, dans quelques années, il restera encore une mémoire vivante, personnelle, de l’expérience concentrationnaire, une mémoire qui nous survivra et c’est la mémoire juive.



Le dernier homme à se souvenir, bien après notre mort, sera un de ces enfants juifs que nous avons vus arriver à Buchenwald, en février 1945, évacués d’Auschwitz, ayant miraculeusement survécu au froid, à la faim, à l’interminable voyage en wagons de marchandises, souvent découverts, pour témoigner au nom de tous les disparus, les juifs et les goys (les non-juifs), les femmes et les hommes. Longue vie à la mémoire juive de notre mort ! »



Ce texte parmi ses derniers, bien qu’il ait encore écrit jusqu’au bout, porte une force testamentaire exceptionnelle. Cela aussi, c’est Jorge Semprún !



L’écrivain franco-espagnol fut proche par l’écriture, le combat, la réflexion sur le Mal, d’André Malraux. On Peut dire que Malraux fut même l’écrivain français dont Semprún fut le plus proche par tant de choses et par-dessus tout par la guerre d’Espagne bien sûr et aussi par l’interrogation sur les camps. J’ai dit ailleurs que Jorge Semprún avait été sur beaucoup de questions fondamentales plus loin que Malraux, notamment sur les camps – et pour cause – mais aussi sur la Shoah et qu’il avait en quelque sorte prolongé la parole de Malraux en lui ajoutant son vécu Ainsi, Semprún aura fait avancer la lecture de Malraux enrichie de son propre souffle, de ses interrogations si souvent malrauciennes faisant de celles de Malraux, des interrogations sempruniennes. Semprún aura soutenu avec une indéfectible fidélité l’œuvre don-quichotteste de Francis Bueb, créant en 1994 le Centre culturel André Malraux de Sarajevo, encore sous les bombes.



Parler au passé de cet homme, de ce combattant infatigable des droits de l’homme et aussi de la mémoire, est si douloureux et je veux dire ici, à titre personnel, à Florence Malraux, l’immense peine qui est la nôtre, qui est la mienne, et que nous pensons à elle, qui fut si proche jusqu’à la fin de lui et de Colette, sa femme, disparue avant lui.



Lecteur, lisez ou relisez son Grand voyage, L’Écriture ou la vie(1), Quel beau dimanche(2) - des chefs-d’œuvre qui nous hantent dès la première page et vous inoculent à jamais l’intranquilité de l’âme, signe des très grands textes de l’humanité.



Longue vie à l’œuvre et à la mémoire de Jorge Semprún…



Notes :
(1) Gallimard
(2) Grasset



Photo : D.R.