Actualités
|
Publié le 1 Avril 2010

Thierry Rozenblum : «La Belgique doit faire un geste fort pour reconnaitre sa responsabilité pendant la deuxième guerre mondiale»

Vous venez de publier « Une cité si ardente. Les juifs de Liège sous l’occupation » (éditions Luc Pire).Pourquoi avoir fait ce livre ? Vous n'êtes pas un historien de profession. Qu'est-ce qui fait qu'un jour on se lève et on se dit : « Je vais écrire un livre sur la déportation des juifs de Liège »?



Ce n’est pas en historien que je suis entré dans cette quête mais en petit-fils désireux d’offrir à mon grand-père, Szyme Yosek Rozenblum, à l’occasion de son centième anniversaire, quelques éléments documentés de notre histoire familiale.
Mon grand père est né à Lodz, en Pologne. Un pays qu’il a quitté dès 1918, pour pouvoir travailler, tout simplement. Il s’est d’abord installé dans la Ruhr avant de trouver son pays de Cocagne, dix ans plus tard, à Seraing, dans la banlieue industrielle de Liège.
Son histoire y fut celle d’un bonnetier sans histoires, celle d’une intégration très modeste mais réussie. Tel était le récit de Szyme Yosek Rozenblum sur ce qu’avait été sa vie.
Mais un épisode de la vie de mon grand père m’avait toujours particulièrement impressionné. Une nuit de septembre 1942, il avait sauté d’un train, un train qui l’emmenait à Auschwitz. Des braves gens l’avaient recueilli et caché à Liège, et voila tout.
Au départ, j’espérais seulement trouver dans les archives de quoi éclairer cet épisode de sa vie.
Je souhaitais, plus particulièrement, éclaircir les circonstances dans lesquelles mon grand-père et 141 autres juifs de la région liégeoise avaient été convoqués par l’Office liégeois du travail, le 3 août 1942, pour être déportés vers des camps de travail de l’organisation Todt établis dans le Pas-de-Calais. Ils allaient y travailler pendant plusieurs mois, dans des conditions extrêmement pénibles, avant d’être emmenés dans ce train qui allait être fatal à la plupart d’entre eux.
C’est ainsi que j’ai ainsi étendu ma recherche à chacun de ces 141 déportés liégeois et aux membres de leurs familles. Puis, j’ai été tente de retracer le parcours de toute la population juive de la région liégeoise. Le « grand Liège », à cette époque, comptait 410.232 habitants, parmi lesquels 2.560 Juifs.
-Dix ans pour écrire ce livre, pourquoi autant de temps ?
A plus d’un titre cette recherche est atypique : par exemple n’ayant pas circonscrit un sujet d’étude bien précis j’ai commence une collecte de documents tout azimut rebondissant ainsi sur chaque découverte pour ouvrir de nouveaux fonds et ainsi de suite. Très vite je me suis trouvé devant une « montagne de documents » et c’est alors qu’il a fallu apprendre le métier d’historien notamment avec Maxime Steinberg l’historien de la Shoah en Belgique.
C’est un fonds d’archives d’environ 80000 documents, dont certains venaient opportunément d’être ouverts à la recherche ….
A mesure que s’approfondissaient mes recherches, il s’est rapidement imposée la nécessite d’ajouter au livre un Mémorial de la déportation des Juifs de la région liégeoise : rendre vie et visage à ces « numéros » pour les soustraire ainsi à l’anéantissement de l’oubli mais aussi comprendre ce que recoupent les statistiques et les chiffres.
Une des originalités de l’ouvrage est sans aucun doute le DVD interactif qui l’accompagne. Ce DVD contient les notices biographiques individuelles de chacun des 728 Juifs de la région liégeoise assassinés à Auschwitz pour la plupart. Ce support informatique constitue un hommage aux victimes. En quatre cent vingt-huit notices et à partir de sources documentaires pour la plupart inédites, « Nizkor » retrace les parcours personnels et familiaux de chacune des sept cent vingt-huit victimes juives de Liège : l’émigration de leur pays d’origine, l’arrivée en Belgique, les conditions d’existence, la mise au travail forcé, les circonstances de l’arrestation et de la déportation.
Ce n’est donc pas une liste de noms alignés sur le marbre, que l’on récite gravement les jours de commémoration, mais une base de données, un instrument de recherche en histoire sociale et culturelle, autant qu’une réponse à l’injonction biblique gravée en abrégé sur les pierres tombales juives : « Que son âme reste liée au faisceau des vivants ».
Pas moins de 21 fonds différents dont certains à l’étranger (Israël, France, Pologne, Etats-Unis, etc..) en plus des archives privées et des témoignages auront été nécessaires pour constituer ce mémorial. Ce travail à mobilisé des dizaines de personnes, toutes bénévoles et à représenté 4 années de travail…
-Quel est le but de ce livre ?
Tout a-t-il été dit et écrit sur la Shoah? Y a-t-il encore quelque chose à découvrir qui soit utile à la connaissance d’un événement qui a causé une fracture irréparable dans la civilisation, et qui, malgré les innombrables essais, récits, témoignages ou mémoires, continue à défier l’intelligence humaine ?
Il m’a semblé intéressant et pertinent d’examiner en détail, en quelque sorte au microscope, comment les choses se sont passées dans une ville comme Liège, troisième ville de Belgique.
Comment la politique antijuive a-t-elle été mise en œuvre à Liège ? Par quels mécanismes ? Par quels rouages ? Quels en furent les exécutants ? Telles sont les questions qui font l’objet de ce livre. Le « grand Liège », à cette époque, comptait 410.232 habitants, parmi lesquels 2.560 Juifs. La dimension de cette population m’a permis d’en mener une étude exhaustive. J’ai ainsi pu reconstituer, famille par famille, individu par individu, le destin de toute une communauté juive. Et cela, non pas dans une bourgade semi rurale polonaise, ukrainienne ou biélorusse, mais dans un grand centre industriel occidental.
Mais j’insiste sur le fait que la dimension de mon travail n’est pas seulement liégeoise. Le « cas liégeois » doit nous permettre de mieux comprendre ce que fut la politique de la persécution et de la déportation des Juifs, non seulement à Liège mais dans toute la Belgique. Je pense entre autres :
-à l’évolution du statut administratif des juifs ;
-au rôle des administrations belges dans l’application des ordonnances anti-juives promulguées par les Allemands ;
-au rôle de l’Association des Juifs en Belgique (AJB) ;
-au rôle des entreprises belges et allemandes,
-et enfin, au sort des enfants.
-Qui va l'acheter ? En dehors des juifs de Liège, pensez-vous toucher un autre public ?
Ce livre s’adresse à tous les publics et pas essentiellement Juifs car il met en lumière des zones d’ombres de notre histoire commune, il renouvelle des questions par exemple sur notre rapport à l’obéissance, etc.
J’insiste encore sur le fait que la dimension de mon travail n’est pas seulement liégeoise, Georges Bensoussan, dans sa très belle préface au livre pointe avec justesse le propos du livre : « Pour savoir l’amertume de la mer, il n’est besoin que d’une gorgée. Ainsi la tragédie immense se réfracte t- elle dans les histoires particulières, et la focale, fixée sur le drame d’une seule des communautés anéanties, dit l’ensemble du désastre subi ».
L’écho donné tant par la presse nationale que régionale à la sortie du livre démontre à souhait que 65 ans après les faits le déficit de connaissance et le désir de connaître est important.
Lors d’une première présentation à Liège, le public était autant non juif que juifs…
-En France, on a connu la déclaration de Jacques Chirac, celle des évêques, la commission Mattéoli, la création de la Fondation pour la mémoire de la shoah ...Comment se sont comportées les autorités belges ? Ont- elles assumé leur passé?
Une étude effectuée par le Centre d'Etude et de documentation Guerres et Société contemporaine (CEGES), à la demande du Sénat en 2004 et sur injonction du gouvernement fédéral, a cherché à examiner l'implication éventuelle des autorités belges dans l'identification, la persécution et la déportation des Juifs entre 1940 et 1944.
Les conclusions en 2007 du rapport final intitulé « La Belgique Docile » sont accablantes : "L'Etat belge a adopté une attitude docile en accordant, dans des domaines très divers mais cruciaux, une collaboration indigne d'une démocratie à une politique désastreuse pour la population juive".
Il n’est pas sans importance de rappeler ici, que ce sont d’honorables magistrats membres du Conseil de Législation, qui ont donné leur aval aux Secrétaires généraux en novembre 1940, et, à travers eux, aux plus humbles employés des administrations du pays, pour gérer, au nom de l’occupant, la mise en œuvre de la « solution finale » en Belgique – à l’exception, bien sûr, de la dernière étape, c’est-à-dire le meurtre de masse.
Tous ceux qui ont fait cela, élus ou fonctionnaires, ont tout simplement tourné le dos à leur serment de fidélité à la constitution. Et aux valeurs les plus élémentaires qu’ils étaient sensés défendre.
En France, l’allocution prononcée le 16 juillet 1995, lors des cérémonies commémorant la grande rafle des 16 et 17 juillet 1942, par Jacques Chirac, ancien président de la République, va marquer un tournant dans les consciences. En déclarant que « la folie criminelle de l’occupant a été secondée par des Français, par l’Etat français », Jacques Chirac reconnaît la responsabilité de l’Etat français, mais également des Français dans cet évènement tragique et contraire aux préceptes républicains.
Et en Belgique ? A ce jour, l’Etat belge n’a tiré aucune conséquence du rapport du CEGES.
Les propos successifs et graduels de l’ancien Premier ministre Guy Verhofstadt sur la trop nombreuse collaboration de l'administration prononcés en 2002 à Maline, en 2005 à Jérusalem et enfin en 2007 à Bruxelles sur la responsabilité des autorités belges de l’époque n’ont pas liquidé le contentieux historique entre les Juifs de Belgique de 1940-1945 et l’Etat belge d’aujourd’hui.
Pire sa seule déclaration de Malines en 2002 est tout juste une révision de l’histoire :
« Hélas, en Belgique, trop nombreux ont été ceux qui ont sombré dans la collaboration aussi dans l'administration. Cela, nous devons avoir le courage de le dire, de le reconnaître et de l'assumer ». Dans ce discours il présente la collaboration comme marginale réservée à certains or c’est toute l’administration belge qui est impliquée dans le processus.
La Belgique doit encore faire un geste fort pour reconnaître sa responsabilité et sa docilité à l'égard de la politique raciale de l'occupant nazi pendant la Seconde Guerre mondiale.
Nombreux attendent maintenant du chef de l'Etat, du roi Albert II, qu'il fasse les déclarations qui s'imposent, car il est certain que ces déclarations ne viendront plus d’un premier ministre.
Pourquoi ? Les coalitions fragiles de la politique belge ou le jeu consiste à ne pas froisser les susceptibilités de certains est peut être une réponse à ces blocages.
Un passé qui ne passe pas…
-On a pris connaissance de la déclaration du bourgmestre. En es-tu satisfait ?
En fait le Bourgmestre de Liège, Willy Demeyer n’en est pas à sa première déclaration, il avait pris connaissance des premières synthèses de mon travail révélées par deux émissions de la télévision belge (octobre 1999 et mars 2002) et qui mettaient précisément en exergue le rôle de l’administration liégeoise dans l’application des ordonnances anti-juives promulguées par les Allemands. Son allocution prononcée en avril 2002 à Liège constitue la première déclaration d’un homme politique belge sur le sujet et en plus avait le mérite d’être sans équivoque : « La Ville de Liège, en raison de la collaboration des autorités de l’époque, porte une part de responsabilités incontestable [dans votre drame] et la nier ressortirait de la malhonnêteté intellectuelle, à tous le moins ».
Ce travail de recherche de longue haleine n’a été possible qu’avec l’aide d’un grand nombre de personnes et il faut souligner le rôle tout particulier qu’a joué le Bourgmestre qui m’a accordé toutes les autorisations dans mes recherches et facilité mon travail pour avoir accès à toutes les archives de la ville.
Un bel exemple d’honnêteté intellectuelle sans arrière pensées politiciennes !
-Comment jugez-vous aujourd'hui la situation des juifs en Belgique ? L'antisémitisme est-il de retour ?
L'antisémitisme, sous prétexte du conflit au Proche-Orient, s'est banalisé et institutionnalisé en Belgique avec en corollaire dans un passé récent des synagogues et des membres de communautés juives attaqués. Cette violence s’est accompagnée d'amalgames scandaleux visant à comparer les Juifs aux nazis. Cette propagande nauséabonde sert la cause des négationnistes. Ce "nouvel" antisémitisme est essentiellement exprimé par des jeunes issus de l'immigration arabo-musulmane, souvent manipulés ou influencés par les discours antisémites de fondamentalistes islamistes. Certains medias et hommes politiques notamment de gauche et du parti socialiste en particulier ont largement contribue à ce climat délétère. Mais, le "vieil" antisémitisme, celui porté par l'extrême droite et une droite national-chrétienne, reste toujours vivant.
Votre livre peut-il être un antidote ?
Absolument pas, on ne plaque pas sur le passé des schémas idéologiques contemporains et on n'introduit pas dans les événements d'autrefois la sensibilité d'aujourd'hui. Sa seule vocation est de faire de l’histoire !
Photo : D.R.