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Publié le 19 Novembre 2015

Alexandra Laignel-Lavastine : mon jour d'après le 13 novembre en Seine-Saint-Denis

La journaliste et philosophe a interrogé les jeunes de son quartier après les attentats. Elle en tire une chronique glaçante.

Par Alexandra Laignel-Lavastine, publié dans le Figaro le 19 novembre 2015

Alors qu'en ce lugubre matin du samedi 14 novembre, la France était en état de choc et le monde glacé d'effroi, comment les jeunes de mon quartier, dans le 93, avaient-ils vécu, eux, les carnages de la nuit? Un vague espoir m'avait saisi: et si les tueurs islamistes venaient, par ce bain de sang, de s'aliéner un peu leurs admirateurs de banlieue, généralement fascinés par leurs «exploits guerriers»? Dans cet univers clos et à la dérive, où la fêlure morale est souvent vertigineuse, le principe qui prédomine est en effet celui de la valeur contraire.

Les décapitations en ligne, les prières de rue et le voile intégral horrifient ou dérangent? Ils «kiffent» puisqu'ils «niquent la France». Mais cette fois? Se pouvait-il que les images atroces des tueries les laissent de marbre et ne suscitent pas l'ombre d'un écœurement ou d'une identification aux victimes? En s'en prenant au public jeune et festif d'un concert de rock ; pis, en ciblant les spectateurs d'un match de foot, leur passion, de surcroît au Stade de France, situé à quelques encablures de là et où ils auraient tous pu se trouver, les tueurs de Daech n'avaient-ils pas commis une erreur d'appréciation? J'avoue que je m'attendais au moins à un vague: «Là quand même, ils abusent!». Je descends au bistrot du coin vers 10 heures.

Première surprise: rien n'y laisse deviner qu'une tragédie vient de frapper le pays. La télé est pourtant allumée au-dessus du comptoir, le film des événements passe et repasse en boucle. La clientèle, exclusivement masculine, regarde du coin de l'œil, mais personne ne semble concerné. J'interroge le patron, les yeux rougis par l'absence de sommeil, un sympathique arabe chrétien qui se définit comme «assyro-babylonien»: «J'y crois pas», me dit-il à voix basse.

Depuis que j'ai ouvert à 8 heures, les gens parlent de tout et de rien, mais surtout pas de ce qui vient de se passer. C'est biz as usual: circulez, y'a rien à voir». Je m'attable avec Malik, en train de boire son café, le visage fermé. Je lui dit qu'il a une mine fatiguée et qu'il y a de quoi après les massacres horribles des dernières heures. «Pourquoi horribles?», me lance-t-il d'un air hostile, «tu crois quand même pas ce qu'ils nous racontent!».

Ma crédulité lui fait même «pitié»: «Réfléchis trois secondes: un musulman, ça tue pas. Tuer, chez nous, c'est haram. C'est marqué dans le Coran». Je tente la carte bobo nunuche bien-pensante: l'islam est certes une religion-de-tolérance-et-de-paix, mais il peut y avoir de mauvais musulmans, des fanatiques qui le déforment et s'en servent à de vilaines fins politiques. «C'est quoi ces conneries?», poursuit-il.

«Un communiqué, ça se fabrique, c'est comme les images: tout est bidon». Et comme un musulman ne peut donc être un meurtrier, il faut bien que «y'ai un truc derrière tout ça». Le raisonnement est implacable. Aussi brillant que celui d'Emmanuel Todd et d'une bonne partie de la doxa de gauche politiquement correcte, pour qui il ne s'agissait déjà plus, quatre mois après «Charlie», de combattre l'islamisme, mais le «laïcisme radical» porté par les néo-réactionnaires, très vite tenus, en toute indécence, pour les coupables indirects des crimes de janvier.

Entre temps, les copains de Malik sont arrivés et ils se mêlent à la conversation. Nidal, passablement agressif, renchérit: «La vérité, de toute façon, on l'a connaît: c'est un complot contre nous et contre l'islam, comme avec Merah et le reste». Le reste? Un autre m'éclaire de façon assez prévisible en m'expliquant que les chambres à gaz seraient une «invention sioniste», le 11-Septembre un complot du Mossad et le massacre de Charlie-Hebdo un coup monté de la DCRI.

«Tu vois, les Kouachi. J'ai un copain qui les connaissait bien. Il m'a dit que le deuxième frère était mort en 2009. C'est pas une preuve, ça? Le but, c'est de salir les musulmans». Avant, m'expliquent-ils, ils ne disposaient que de la version officielle que leur servaient «les médias». Désormais, ils possèdent un savoir inaccessible au profane: «On peut plus nous enfumer».

À ce propos, je leur demande quels sont leurs sites préférés: Dieudonné, Soral, Médiapart, oumma.com, les Indigènes de la République? Ils ne comprennent pas le sens de ma question: «Internet, quoi, YouTube. Tu connais YouTube?». Je n'insiste pas, voyant que la notion même de source leur échappe. Je me résigne aussi assez vite à laisser de côté la question de la vraisemblance dudit complot — la paranoïa conspirationniste étant par définition immunisée contre tout démenti en provenance des faits —, pour m'intéresser aux chefs d'orchestres cachés: un complot, mais orchestré par qui?

«Justement, on le saura jamais», dit Kevin d'un air grave et dubitatif. «Tu déconnes!», s'énerve Réda qui prend à son tour la parole avec véhémence: «T'sé quoi Madame, avec tout mon respect: les gros salauds, les barbares, les criminels qu'faudrait régler à la kalach, c'est les Juifs!»... Lire l'intégralité.