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Publié le 29 Mai 2017

#Crif - Jérusalem, son passé, son avenir probable - Entretien avec Meir Masri, mené par Marc Knobel

Marc Knobel interroge Meir Masri de l'Université hébraïque de Jérusalem.
1) Qu'évoque pour vous la réunification de Jérusalem et la guerre des Six Jours ?

La guerre des Six Jours fut une réaction à un ensemble d'actes belliqueux constituant pour Israël une véritable menace existentielle : le blocus du détroit de Tiran aux navires israéliens par l'Egypte nassérienne, une série de pactes militaires et de défense commune conclus entre plusieurs Etats voisins hostiles, des promesses hystériquesde destruction d'Israël prononcées par l'ensemble des dirigeants des Etats voisins, et enfin des renseignements faisant état d'une progression de l'armée syrienne en direction de la limite du cessez-le-feu de 1949. Ces actes se sont déroulés successivement durant les jours qui ontprécédé la guerre dans ce qui ressemblait de plus en plus à un encerclement militaire. Israël avait par ailleurs préalablement annoncé qu'il considérerait le blocus du détroit de Tiran comme un casus belli et avait mis en garde le régime de Nasser des répercussions de l'escalade qu'il cherchait à provoquer. Si l'offensive israélienne du 5 au 10juin 1967 était justifiée, il n'en reste pas moins qu'elle fit courir sur le jeune Etat hébreu de grands risques. Cette guerre évoque donc pour moi avant tout un sentiment de peur : la peur de voir Israël et avec lui le rêve sioniste disparaître dans un affrontement hautement risqué que n'avaient d'ailleurs pas approuvé tous les membres du gouvernement Eshkol. N'oublions pas qu'en 1967, Israël n'avait que 19 ans, son armée était très jeune et l'URSS appuyait militairement trois voisins extrêmement hostiles : l'Egypte, la Syrie et l'Irak.

Aujourd'hui, avec le recul que nous avons, il devient évidentque cette guerre fut un tournant déterminant dans l'Histoire d'Israël. Elle renforça d'une façon radicale et durable la sécurité de l'Etat et assura sa pérennité, en étendant sa superficie et en multipliant les zones tampons. Elle parvint à convaincre les régimes arabes voisins - selon les aveux de plusieurs chefs d'Etat arabes - de l'impossibilité pour eux de défaire l'Etat hébreu par la coercition. Enfin, elle provoqua un ralliement au projet sioniste de nombreux Juifs religieux(ceux que nous appelons aujourd'hui : les religieux-sionistes), jusque-là plutôt distants et sceptiques, qui ont vudans cette victoire israélienne spectaculaire et inédite le signe d'une intervention divine. La réunification de Jérusalem, et surtout la conquête de la Vieille ville et des lieux saints du Judaïsme, symbolisent assez bien ce rapprochement entre un projet herzlien jusque-là très laïc et l'orthodoxie juive.

 

2) Comment percevez-vous la Jérusalem des années 2000 ? Comment ressentez-vous la capitale d'Israël ?

Depuis 1949, Jérusalem est officiellement la capitale de l'Etat d'Israël. Elle abrite les bureaux gouvernementaux (à l'exception de l'état-major de l'armée qui siège à Tel-Aviv), les résidences du président de l'Etat et du Premier ministre, le parlement et la Cour suprême. Rappelons que déjà en1917, le Mandat britannique avait fait de cette ville la capitale de la Palestine mandataire, et donc la capitale du Yichouv où siégeaient alors les institutions sionistes comme l'Exécutif de l'Agence juive (ancêtre du gouvernement israélien) ou l'Assemblé des élus (ancêtre de la Knesset). Jérusalem est aussi à la fois la ville la plus peuplée (avec 865 000 habitants en 2015) et la plus étendue d'Israël. Elle est enfin, et c'est là un paradoxe compte tenu de son histoire mais aussi de sa composition démographique, la ville au caractère le plus européen d'Israël : par sa température, par son style architectural, par son patrimoine chrétien et par la présence en son sein d'un vrai centre-ville avec des ruelles piétonnes qui peuvent rappeler certains endroits du sud de la France ou d'Italie.

Depuis son extension en juin 1967, à l'issue de la guerre des Six Jours qui scella sa réunification, la ville englobe une proportion importante d'Arabes palestiniens - musulmans et chrétiens. Les Arabes de Jérusalem ne sont dans leur écrasante majorité pas des citoyens israéliens, l'annexion de la partie orientale de la ville ne s'étant pas accompagnéed'une naturalisation systématique de cette population. Ils ne détiennent pas non plus des papiers palestiniens puisqu'ils sont les habitants d'un territoire annexé par Israël. Aujourd'hui, plus d'un tiers des habitants de la capitale israélienne (37,2% en 2015, selon le Bureau central des statistiques israélien) sont des Palestiniens apatrides (qui ne détiennent aucune nationalité). Ces derniers bénéficient de tous les droits sociaux accordés aux Israéliens ainsi que du droit de vote mais uniquement à l'échelle locale. Ils détiennent également un titre de voyage israélien - un laisser-passer - qui n'a pas la valeur d'un passeport. Leur intégration dans la société israélienne est très faible : ils vivent dans des quartiers homogènes, ils ne pratiquent pas l'hébreu, ils ne sont pas scolarisés dans les écoles israéliennes et ils sont de plus en plus religieux - surtout si on les compare avec les Arabes israéliens généralement plus séculiers.

Les années 2000 ont vu une intensification d'une fracture de plus en plus nette et alarmante entre d'une part Israéliens juifs et Palestiniens musulmans, et de l'autre entre Juifs ultra-orthodoxes et Juifs laïcs. Ces clivages s'accentuent au fil des années tout d'abord du fait de la forte natalité des milieux religieux - harédits et islamistes -, de l'arrivée massive de nouveaux immigrés juifs religieux essentiellement en provenance des Etats-Unis et de France, et de l'extension des quartiers harédits. Plusieurs quartiers juifs jadis mixtes ou traditionalistes se sont harédisés au cours des quinze dernières années. Dans la partie orientale de la ville, ce sont les Arabes musulmans qui connaissent une véritable explosion démographiquedepuis la fin des années 1990. Tensions identitaires et revendications religieuses se sont multipliées. Enfin, et c'est tout à fait regrettable, le nombre de chrétiens est en diminution constante.

Dans le même temps, Jérusalem connaît depuis le début des années 2000 un développement spectaculaire et la modernisation de ses infrastructures. Depuis 2011, Jérusalem a un tramway, le premier en Israël, rappelant l'un des rêves d'Herzl évoqués dans ses écrits (clin d'œil de l'Histoire, l'un des deux terminus de la ligne porte le nom du Mont-Herzl), le réseau routier est modernisé, les vieuxautobus de la compagnie nationale Egged ont tous été remplacés, une ligne ferroviaire à grande vitesse (là aussi, la première en Israël) reliera la capitale à Tel-Aviv à partir de 2019, le nouveau mémorial de Yad Vashem voit le jour en 2005, le Musée d'Israël est agrandi et rénové en 2010... Des quartiers entiers voient le jour, tandis que d'autres sont de véritables chantiers. Bref, Jérusalem n'est pas seulement la capitale administrative d'Israël, elle est aussi une ville dynamique en plein essor.

 

3) Comment entrevoyez-vous l'avenir de Jérusalem ?

A mon sens, Jérusalem doit faire face dans les années à venir à trois défis majeurs. Le premier consiste à accroîtreson dynamisme, mais aussi à maintenir l'équilibre qui existe entre laïcs et religieux ainsi que le statu quo relatif à la gestion des sites religieux. Jérusalem ne doit en aucun cas devenir la ville d'une communauté, d'une tendance religieuse ou d'un camp politique. Elle doit davantage ressembler au pays dont elle est la capitale. Pour ce faire, il est indispensable de développer le marché du travail, d'investir plus de moyens dans le secteur culturel et d'augmenter l'immigration intérieure. Jérusalem ne doit plus être une ville de départ pour des jeunes diplômés qui n'y trouvent pas de travail ou, pire encore, qui n'y trouvent pas leur place.

Le deuxième défi consiste à renforcer les liens entre la ville et le monde. Il n'est pas normal que la capitale d'Israël n'abrite pas les corps diplomatiques des pays étrangers, alors même que s'y trouve le ministère des Affaires étrangères. Il est encore plus étrange que Jérusalem, avec son histoire et le patrimoine qui est le sien, ne soit jumelée qu'avec seulement deux villes : New York et Prague. Il est absolument inacceptable que des universités occidentales repoussent des partenariats avec l'Université hébraïque sous prétexte que cette dernière n'est pas située sur un territoire reconnu comme étant israélien. La reconnaissance par la communauté internationale de Jérusalem comme capitale d'Israël est donc un enjeu majeur.

Enfin, le troisième défi est celui de la recherche d'un compromis historique et définitif avec les Palestiniens dans le sillage du processus de paix. Car si la réunification de la ville ainsi que le maintien par Israël du contrôle des lieux saints du Judaïsme sont indiscutables, il est clair que nous devrons nous séparer de plusieurs quartiers arabes à très forte majorité musulmane. Il ne s'agit en aucun cas d'un retour à la ligne de démarcation existant à la veille de la guerre des Six Jours, mais d'une délimitation de Jérusalem qui assure le caractère juif de la ville et qui prenne en compte une partie des revendications palestiniennes. La question est, nous le savons tous, très délicate et très complexe. Et il doit être clair pour tous que les quartiers arabes qui pourraient passer sous contrôle palestinien à l'issue d'un accord final, tout comme l'ensemble des zones sous administration palestinienne, devront être strictement démilitarisés et supervisés par Tsahal. Les limites du futur Etat palestinien seront des frontières politiques et non pas des lignes de front. Par ailleurs, l'Autorité palestinienne n'a à aucun moment, même pas à l'époque d'Arafat, remis en cause le principe de démilitarisation du futur Etat. Seules les modalités de supervision par Israël de cette démilitarisation, les fameuses "garanties sécuritaires", ne font pas consensus.

Jérusalem est le berceau national et spirituel du peuple juif. Mais c'est aussi une ville résolument tournée vers l'avenir.C'est la capitale d'une prometteuse démocratie moyen-orientale, d'une jeune nation libre qui aspire à la paix avec ses voisins sans transiger avec la sécurité, d'un pays dynamique, multiculturel et ouvert sur le monde. Dans un Moyen-Orient bouillonnant, en pleine crise politique et identitaire, où on s'entre-tue au nom des différences religieuses, je suis convaincu que Jérusalem pourra devenirdans un avenir proche une source d'inspiration pour nos voisins et un modèle de vivre-ensemble.

 

 

*Meir Masri est docteur en géopolitique de l'université Paris VIII, consultant pour les affaires du Moyen-Orient auprès de plusieurs organismes internationaux et chargé de cours en science politique à l'Université hébraïque de Jérusalem.