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Publié le 9 Novembre 2017

#Crif - A l’occasion des 10 ans du Musée national de l’Histoire de l’immigration, Marc Knobel interroge Benjamin Stora

"Ce musée est un lieu de mémoires et une entreprise citoyenne" explique Benjamin Stora, Président du conseil d’orientation du Musée national de l’Histoire de l’immigration.

Le musée national de l'Histoire de l'immigration fête ses 10 ans. C’est Jacques Chirac qui avait souhaité, en 2002, mener à bien le projet d’un musée consacrée à l’histoire de l’immigration ?

Ce projet est né difficilement parce que son objet, l’histoire de l’immigration, est très sensible. Au départ, dans les années 1990, il  reposait sur une volonté portée par des historiens : la manière d’écrire dans la société française un récit historique faisant place à l’immigration au sein de l’histoire nationale. Des propositions de lieux de mémoires se sont cristallisées avec l’accession du Front national au deuxième tour de l’élection présidentielle de 2002. Elles se sont fédérées autour de la mission de préfiguration d’un Centre de ressources et de mémoires décidée par Jacques Chirac, qui venait d’être élu président de la République. Le magnifique Palais de la Porte Dorée, dans la 12e arrondissement de Paris, a été retenu comme lieu principal. Force est de constater que ce projet a très largement progressé depuis 10 ans. À mon arrivée en 2014 comme président du Comité d’orientation, mes principales préoccupations étaient de convaincre le président de la République de la nécessité d’une inauguration officielle – qui fut réalisée par François Hollande en décembre 2014 –, d’obtenir des rallonges budgétaires pour l’entretien du bâtiment – le budget du musée a été augmenté de 4 millions d’euros – de développer les activités dans toutes les disciplines artistiques et culturelles, et les débats citoyens. Aujourd’hui, le musée a acquis une visibilité dans les médias. Les expositions sont largement couvertes par la presse. Des thèses sur l’histoire de l’immigration et des films sont en préparation en partenariat avec le musée. Le Président Emmanuel Macron, qui m’a reconduit en août 2017 à la présidence de  cet établissement public, a fait parvenir un message, pour l’anniversaire des dix ans du Musée, disant qu’il fallait poursuivre cette entreprise nécessaire à la société française.

 

Le Musée est-il un lieu d'histoire et de culture pour voir, lire et partager l'histoire de l'immigration en France depuis deux siècles? Un partage des mémoires ? Qu'est-il d'autre?

Ce projet est un lieu de mémoires et une entreprise citoyenne. Il s’agit de raconter une histoire de l’immigration et d’essayer de la faire vivre dans le présent, à travers tous les combats contre le racisme et pour la citoyenneté. Certains étaient opposés dans l’échiquier politique à cette idée de lieu de mémoires : selon eux, la France est une société homogène qui n’a pas besoin de disposer d’un tel lieu de mémoires puisqu’elle ne s’est pas construite sur l’immigration.

 

L'histoire de l'immigration s'insère-t-elle dans un récit national républicain ?

Lorsqu’ils arrivent en France, les immigrés n’aspirent qu’à se fondre dans la société. La question de l’intégration se pose avec les descendants, qui parfois se vivent encore comme des étrangers tout en étant Français. Ce musée doit permettre d’ouvrir un certain nombre de débats sur la citoyenneté, la nationalité. Là encore, la tâche n’est pas aisée mais pas impossible. Ce musée présente une histoire très particulière, conflictuelle, et il doit répondre à une double exigence : faire connaître l’histoire de l’immigration et, en même temps, l’intégrer au récit républicain, montrer qu’elle représente une irrigation particulière de l’histoire nationale. Il doit donc être aussi un lieu de formation et de débats. Un lieu où l’on tente « d’agrandir l’histoire » en comprenant celle des autres. Le musée de l’immigration, c’est aussi le lieu autour de la question des migrants, qui permet de mesurer la part de fascination, comme le degré de récrimination, face au fossé social entre les pays du Nord et du Sud qui les habitent.

Mais avouons-le, nous ne sommes pas encore parvenus à inverser le regard des Français sur leur histoire et sur l’immigration en particulier. La tâche est ardue car nous devons rattraper un retard considérable. L’histoire de l’immigration demeure perçue comme périphérique ou extérieure et j’en veux pour preuve ce simple constat : à ce jour, aucun des grands concours nationaux, baccalauréat, Capes ou Agrégation, n’en a jamais fait un sujet d’épreuve. Nous avons comme première responsabilité de poser un diagnostic lucide sur l’état de la société française, le risque de séparation et la fragilité du lien social qui la caractérisent. De rappeler la tradition d’hospitalité mais aussi d’hostilité envers les migrants qui traverse son histoire. Le musée doit présenter ces deux faces. C’est une tâche redoutable, mais il existe aujourd’hui dans la population une soif de comprendre ce qui nous arrive à partir de ce passé. Après les attentats terroristes et antisémites de 2015, le musée fut l’un des seuls à ne pas enregistrer une baisse de fréquentation.

 

Une exposition, présentée depuis le 24 octobre à Paris au Musée national de l'Histoire de l'immigration, insiste sur les passerelles existant entre les cultes juifs, chrétiens et musulmans. Pourquoi faut-il essayer de trouver des points de convergence existant entre les trois grandes traditions que constituent le judaïsme, le christianisme et l'islam ?

Le Musée national de l’histoire de l’immigration s’intéresse à la question des mobilités dans un cadre qui n’est pas seulement économique ou politique, mais aussi civilisationnel.  L’exposition « Lieux saints partagés » met ainsi en lumière des circulations impliquant des hommes, des rites, des croyances et révèle des pratiques partagées qui se déploient dans des lieux chargés d’une forte sacralité. En passant par des lieux. Jérusalem d’abord, berceau des monothéismes marqué par l’exacerbation des frontières, et l’enchevêtrement des lieux saints. Pourtant, on y observe des formes de porosité interreligieuse. Et des îles comme Lampedusa (Italie), Djerba (Tunisie) qui sont propices aux interactions entre fidèles de religions différentes. « Lieux saints partagés » s’arrête également sur certaines grandes figures, des "bâtisseurs de paix" à l’instar de Louis Massignon fondateur du pèlerinage islamo-chrétien des Sept Dormants ou d’André Chouraqui (1917-2007), célèbre traducteur de la Bible et du Coran, maire de Jérusalem et qui a œuvré toute sa vie à la paix, au dépassement des clivages confessionnels en France, en Israël et dans le monde.

 

Comment abordez-vous de nouveau le mandat de Président du conseil d’orientation du Musée ?

Le dynamisme de ce musée repose sur l’intérêt et l’implication des nouvelles générations d’intellectuels et de chercheurs sur les questions migratoires. Nous avons récemment analysé le développement des recherches sur ces deux grands thèmes dans le rapport remis aux ministères de la Culture et de la Recherche en mars 2017, intitulé : « La recherche sur les migrations et l’immigration. Un état des lieux ». Cette génération de chercheurs montre un intérêt très fort pour la façon dont la société française s’est fabriquée à partir des migrations d’hier et d’aujourd’hui. Ainsi, il s’agit de dépasser le discours sur l’homogénéité nationale, et de solliciter d’autres récits et de diffuser d’autres savoirs pour mieux comprendre de tels processus de construction de la société. Face aux débats actuels, parfois violents et caricaturaux sur les migrations, sur la citoyenneté, sur le modèle de société, le musée joue son rôle de sélection et de diffusion des connaissances. Il n’offre pas seulement une plongée dans un passé rassurant ou naïf mais il permet de comprendre les troubles de la société d’aujourd’hui. Il s’agit pour ce musée d’être un véritable passeur de savoirs.

Ce faisant, le musée doit prendre en compte la révolution numérique dans la circulation des idées, identifier les nouveaux acteurs sur les territoires, et les nouveaux médias qui sont adaptés et utilisés par les publics, les jeunes notamment, pour servir de relais du musée dans les régions et les villes. Le musée doit être capable d’évoluer et de modifier de manière considérable sa façon d’écrire, de penser et de diffuser l’histoire de l’immigration.