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Publié le 30 Janvier 2015

Diner du CRIF Rhône-Alpes : discours de Bernard Cazeneuve, Ministre de l’Intérieur

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Lyon, jeudi 29 janvier 2015
Il est des commémorations lourdes de sens et empreintes de gravité qui nous ramènent à l’essentiel. Comme l’a écrit Victor Hugo, « Les souvenirs sont nos forces. Ils dissipent les ténèbres. Ne laissons jamais s’effacer les anniversaires mémorables. Quand la nuit essaie de revenir, il faut allumer les grandes dates comme on allume des flambeaux ».
C’est dans cet esprit de sérieux et de gravité que la France et la communauté internationale ont célébré mardi 27 janvier le 70ème anniversaire de la libération du camp d’Auschwitz, qui porta au monde, selon les paroles de Primo Levi « la sinistre nouvelle de ce que l’homme a pu faire d’un autre homme ».  Le Président de la République s’est exprimé de façon solennelle au Mémorial de la Shoah, en présence de quelques-uns des survivants des camps de la mort, avant de se rendre sur le site même d’Auschwitz Birkenau pour participer aux cérémonies internationales qui ont marqué cet anniversaire. Je me suis exprimé le soir même au nom du Gouvernement français dans l’enceinte de l’UNESCO.
Cet anniversaire nous impose en premier lieu d’honorer la mémoire des 6 millions de victimes de la Shoah et, parmi elles, celle des 76 000 Juifs de France déportés par les nazis, avec la complicité du Gouvernement de Vichy et aussi, hélas, trop souvent, avec le concours de l’administration française. Nous devons également saluer leurs descendants qui portent le fardeau de cette histoire funeste. Et nous devons rendre hommage aux rares rescapés survivants, ces témoins de l’indicible, dont beaucoup se font pourtant l’obligation de continuer à parler, à raconter le crime qui fut commis il y 70 ans, pour que la mémoire en perdure. Mesurons ce qu’il faut de courage et d’abnégation pour continuer à porter ce témoignage auprès des plus jeunes, pour revenir avec eux sur les lieux du supplice, pour se forcer à se souvenir, encore et encore, des moments où l’on fut livré à la barbarie.
Cet anniversaire revêt une portée particulière ici, à Lyon, capitale de la résistance, où sévit Klaus Barbie avec le concours de la milice. Avec la maison de Caluire, où Jean Moulin fut arrêté avec ses compagnons du Conseil national de la résistance. Avec le fort de Montluc, où tant de Juifs et de résistants furent emprisonnés, torturés, avant d’être déportés. Avec des figures éminentes comme celle de Jacques Helbronner, Président du consistoire central, ou de Victor Basch, Président de la Ligue des droits de l’homme, assassinés. Avec le voisinage du village d’Izieu, où furent arrêtés le 6 avril 1944,  avant d’être envoyés vers la mort, 44 enfants et 7 adultes parce qu’ils étaient juifs.
Edgar Faure, qui représentait comme vous le savez l’accusation française au procès de Nuremberg, a produit et lu à la barre le télex par lequel Klaus Barbie annonçait l’arrestation des enfants d’Izieu. « Je crois, ajouta-t-il, qu’il y a quelque chose de plus horrible que le fait concret de l’enlèvement de ces enfants ; c’est le caractère administratif, le compte-rendu qui en est fait selon la voie hiérarchique, la conférence où différents fonctionnaires s’en entretiennent comme d’une des procédures normales de leur service ; c’est que tous les rouages d’un Etat, je parle de l’Etat nazi, sont mis en mouvement à une telle occasion, et pour un tel but. »
Au lendemain du 70ème anniversaire de la libération d’Auschwitz, nous continuons à porter le deuil des enfants d’Izieu. Le 8 mai prochain, nous célébrerons l’anniversaire de la chute de l’Etat qui  les a fait périr et qui a planifié et mis en œuvre ce crime avec la méticulosité froide de la bureaucratie et toutes les ressources de la haine.
Pour autant, notre société n’est pas délivrée de la haine et la violence. Si le totalitarisme nazi s’est effondré il y a 70 ans, l’antisémitisme, que l’on aurait pu croire voué à une disparition définitive lorsqu’a été rendue publique l’horreur des camps, demeure hélas bien présent aujourd’hui, y compris sur le sol de France.
C’est ainsi qu’il y a 19 jours à Paris, porte de Vincennes, un assassin, qui avait froidement abattu la veille une policière municipale, est entré dans le magasin « Hypercacher» et y a fait quatre victimes parce qu’il supposait qu’elles étaient juives. C’est ainsi qu’un tueur a tiré pour tuer au Musée Juif de Bruxelles, l’an passé. C’est ainsi que Mohamed Merah en 2012, à Toulouse, après avoir abattu des militaires parce qu’ils portaient l’uniforme français, a choisi de s’attaquer aux professeurs et aux élèves d’une école juive et les a froidement assassinés. C’est aussi ainsi qu’à Créteil ou à Bagneux, des criminels de droit commun peuvent choisir leurs victimes parce qu’elles sont juives ou parce qu’ils les croient telles, inspirés par des préjugés odieux et par la haine.
Mais ne commettons pas d’erreur de diagnostic. La violence antisémite ne s’arrête pas à ces crimes sanglants et exceptionnellement visibles. L’antisémitisme n’est pas le fait de quelques rares esprits dérangés. Il n’imprègne pas non plus la société française, dont toutes les études d’opinion montrent qu’elle rejette dans son immense majorité les préjugés et les postures de l’antisémitisme. Mais il est une réalité diffuse, comme l’ont encore confirmé cette semaine les statistiques des actes antisémites produites par le ministère de l’Intérieur.
Les chiffres publiés pour l’année 2014 donnent en effet un total de 851 actions et menaces antisémites, soit un doublement par rapport à l’année 2013. Jamais depuis douze ans, ce chiffre n’a été sensiblement inférieur à 400.
L’antisémitisme est pour l’Etat une atteinte insupportable portée au pacte républicain, qui exige une réponse résolue, concrète et quotidienne. Parce que l’antisémitisme s’attaque au socle de nos valeurs de liberté, d’égalité et de fraternité. Parce que la République doit protéger tous ses enfants, quelles que soient leur origine ou leur confession. Et parce que, comme l’on dit avec force le Président de la République et le Premier ministre : «La France, sans les Juifs de France, ne serait plus la France.»
Le Gouvernement a donc pris depuis des mois des mesures de vigilance exceptionnelles, qui ont encore été renforcées après le 9 janvier, et il a mobilisé tous les services de sécurité et toutes les ressources à sa disposition afin de combattre ces actes et menaces insupportables.
J’ai évoqué certains crimes exceptionnellement visibles, liés à la menace terroriste. Leur prévention s’inscrit dans la politique globale de l’anti-terrorisme, que les Gouvernements successifs ont constamment adaptée afin de répondre aux évolutions de cette menace. Celle-ci s’est faite particulièrement sérieuse avec la montée en puissance de DAESH en Syrie et en Irak et la diffusion d’un « terrorisme en accès libre » au sein des sociétés occidentales.
 La réforme de nos services de renseignement, dont vous savez qu’ils ont été dotés de moyens considérablement accrus ; la mise en place d’un dispositif de prévention de la radicalisation, qui s’appuie depuis hier sur un site-ressource à destination du grand public (www.stop-djihadisme.gouv.fr) ; la création par la loi de nouveaux outils, tels que l’interdiction administrative de sortie du territoire pour ceux qui veulent rejoindre les groupes terroristes ou la possibilité de bloquer les sites internet faisant l’apologie du terrorisme ; une coopération renforcée avec nos partenaires européens et entre services de renseignements… constituent autant de jalons nécessaires pour prévenir cette menace. Bien entendu, en cette matière, prendre 100 % de précautions ne garantit pas zéro risque, comme l’ont tragiquement montré les attentats des 7 au 9 janvier. Mais grâce à ces mesures, grâce à l’action vigilante et persévérante des forces de sécurité, plusieurs projets d’attentats ont pu être déjoués.
Cette mobilisation concerne également la protection des lieux de culte et les bâtiments de la communauté juive. Suite aux attentats des 7 et 9 janvier, dans le cadre du plan Vigipirate activé à son plus haut niveau, près de 4 700 agents des forces de sécurité et près de 10 000 militaires ont été mobilisés et déployés sur le terrain pour protéger en particulier près de 717 lieux de culte et écoles juives. J’ai moi-même nommé le préfet Patrice Latron pour gérer ce dispositif exceptionnel et assurer la coordination de la protection des lieux à caractère religieux sur l’ensemble du territoire national. Je lui ai demandé de se mettre à l’écoute  permanente des responsables religieux concernés et il a déjà réuni dans ce cadre les représentants des institutions de la communauté juive (CRIF, FSJU, consistoire central, SPCJ). Il agit en étroite concertation avec les préfets de zone et de département qui demeurent chargés, sur le terrain, de la mise en œuvre opérationnelle de ce déploiement.
Le financement des travaux de sécurité pour les bâtiments susceptibles de faire l’objet d’attaques antisémites, en partenariat avec le Service de protection de la Communauté juive (SPCJ), reste également une nécessité. Depuis 2004, ce mécanisme a déjà permis de débloquer près de 18 millions d’euros pour équiper les lieux concernés en matériel de vidéosurveillance et pour réaliser des travaux de protection plus classiques. 591 bâtiments de la communauté juive ont bénéficié. Pour faire face à toutes les menaces, j’ai décidé que les crédits affectés à ce programme par le Fonds interministériel de prévention de la délinquance seraient substantiellement augmentés dès 2015.
Cette politique de prévention, de précaution, doit être complétée par une répression sévère de tous les actes antisémites, dont aucun ne doit demeurer impuni. C’est pourquoi j’ai donné instruction aux préfets de signaler systématiquement aux procureurs de la République, sur la base de l’article 40 du Code de procédure pénale, tous les actes antisémites et racistes dont ils auraient connaissance. C’est également pourquoi, j’ai pris la décision, l’été dernier d’interdire trois manifestations qui risquaient d’entraîner des débordements antisémites, et que je n’hésiterai pas à demander l’interdiction de spectacles qui, par le caractère antisémite de leur contenu, constitueraient des troubles à l’ordre public. C’est pourquoi je crois à la nécessité de renforcer nos moyens de lutter contre la parole raciste et antisémite sur Internet et sur les réseaux sociaux, où elle prolifère comme s’il s’agissait d’un espace de non-droit. Aujourd’hui même des messages ignobles ont été postés sur Facebook en région lyonnaise. L’autorité judiciaire a été immédiatement saisie et les services de sécurité ont fait diligence, à travers la plateforme PHAROS, afin que ces contenus soient immédiatement retirés. Mais il faut renforcer encore les outils à notre disposition. J’ai donc sollicité nos partenaires américains et européens et engagé un dialogue avec les multinationales de l’internet afin de les amener à davantage surveiller et réguler les contenus qu’elles abritent. J’aurai besoin, comme vous pouvez vous en douter, de tout le soutien des institutions comme la vôtre, en Europe et aux Etats-Unis, pour les convaincre de modifier leurs pratiques.
Il nous faut également renforcer le caractère dissuasif de la sanction pénale. C’est pourquoi le Président de la République a proposé de généraliser la caractérisation raciste et antisémite comme circonstance aggravante d’un délit ; et de sortir la répression de la parole antisémite du droit de la presse, pour l’intégrer au droit pénal général ; les modes d’expression du racisme et de l’antisémitisme ne sont plus ceux de 1881.
Au-delà de cette réponse sécuritaire, la gravité de cette question nous commande enfin d’élaborer une véritable stratégie pour l’avenir. C’est pourquoi le Gouvernement a désigné le 26 novembre 2014 un nouveau délégué interministériel chargé de la lutte contre le racisme et l’antisémitisme, désormais rattaché directement auprès du Premier ministre et doté de moyens accrus. Et c’est pourquoi le Président de la République a annoncé sa volonté de faire de la lutte contre le racisme et l’antisémitisme une grande cause nationale en 2015.
Cette lutte doit donc mobiliser tous les moyens et les services de l’Etat : ceux du ministère de l’Intérieur, mais également de la Justice, de l’Education nationale, de la Politique de la ville, de la Fonction publique et de la Culture. Au-delà, les collectivités locales, les médias et les partenaires privés, ainsi que les associations et les représentants des cultes, ont également un rôle décisif à tenir. Lyon a du reste une expérience forte à faire valoir en cette matière, dont a récemment témoigné « L’Appel des 110 » lu place Bellecour et qui comptait parmi ses signataires le grand rabbin Richard Wertenschlag, le cardinal archevêque Philippe Barbarin et le recteur Kamel Kabtane. Cet appel faisait du reste écho à l’initiative du CRIF pour le vivre ensemble, lancée en avril 2014.
Pour être efficace, la lutte contre l’antisémitisme ne peut pas résulter en effet du seul rappel à la loi énoncé par l’Etat et ses représentants – même si ce rappel est évidemment nécessaire. Elle doit nécessairement s’incarner et s’exprimer au plus près de ceux qui sont les plus exposés à entendre et à reproduire les préjugés.
L’école est naturellement ainsi au cœur de cette ambition. Najat Vallaud-Belkacem a annoncé voici quelques jours, une mobilisation pour les valeurs de la République, un plan pour la citoyenneté et la laïcité, qui sera doté de 250 millions d’euros sur trois ans, et qui s’inscrit naturellement dans cette perspective avec des mesures telles que la formation des enseignants à la laïcité ; la création d’un parcours citoyen tout au long de la scolarité ; ou encore la participation de tous les élèves à une semaine de lutte contre le racisme et l’antisémitisme.
Je sais que certains considèrent de telles mesures avec scepticisme. Comment l’école de la République peut-elle produire des djihadistes, des antisémites ? se demandent-ils, en oubliant qu’elle forme d’abord une immense majorité de citoyens tolérants et dédaigneux des préjugés. En tant que fils d’instituteur, je crois profondément pour ma part à la vertu émancipatrice de l’école, au rôle de l’histoire, de la formation du sens critique et de la  méditation sur les exemples du passé. J’ai lu voici peu le témoignage d’Henri Borlant, déporté à 15 ans à Auschwitz, où ont péri son père, son frère et sa sœur. A 85 ans, il participe aujourd’hui avec le mémorial de la Shoah à un programme destiné aux délinquants condamnés pour racisme et qui doivent rester deux jours avec lui, ou avec d’autres survivants (certains sont tutsis) qui leur font le récit de leur expérience du génocide. « Une fois, raconte-t-il, il y avait deux jeunes garçons d’environ 20 ans. L’un avait filmé l’autre pendant qu’il faisait une quenelle et il avait mis la vidéo sur internet. Celui-là, quand ça a été fini, au bout de deux heures, il s’est dirigé vers moi et s’est jeté dans mes bras. Il a sangloté, on ne pouvait plus l’arrêter. Je lui ai dit « C’est pas grave ». Je lui ai fait cadeau de mon livre en poche, qui appartenait au Mémorial. Claude Singer m’a dit : « Tu n’aurais pas dû, il ne faut pas qu’ils aient une récompense.» Il a raison, mais sur le moment, le garçon pleurait, je ne savais pas quoi faire. Je l’ai consolé. »
Henri Borlant est un homme exceptionnel, admirable. Dans cette période critique, alors que le pays vient de traverser de graves épreuves, nous pouvons trouver un motif d’espérer dans cette image émouvante et réconfortante : celle du rescapé d’Auschwitz qui, par la force de son humanité et la sincérité de son témoignage, provoque le remords du gamin antisémite et l’arrache à son monde d’ignorance et de préjugés.
Madame la Présidente,
Mesdames et Messieurs,
Je sais quelle est votre inquiétude et je la crois légitime. Je n’ai pas eu besoin de prendre connaissance des chiffres de l’alyah pour la mesurer, ni pour me décider à prendre les mesures les plus rigoureuses et les plus systématiques afin d’assurer la protection de votre communauté. Je sais du reste également que vous ne doutez pas de l’engagement absolu du Gouvernement à combattre le fléau de l’antisémitisme.
Ce combat, cela a été dit, n’est pas en effet celui des Juifs de France, il est celui de la République. Parce que, si l’antisémitisme est une forme de racisme particulière, en raison d’une histoire de persécution singulière, des préjugés particuliers qu’il charrie, il est également l’étalon et la matrice de toutes les haines dressées contre les hommes en raison de ce qu’ils sont, de leur couleur, de leur race, de leur religion et de leurs croyances. Comme le disait le philosophe anticolonialiste Franz Fanon, que le Président de la République a cité au Mémorial de la Shoah : « Lorsque vous entendez dire du mal des Juifs, dressez l’oreille. On parle de vous. »
Et aussi, parce que l’histoire de la République est indissociable de celle des Juifs de France, qui lui ont tant apporté, par le travail, par le talent, par l’engagement citoyen et par le sang versé. Dans les moments de doute, je vous invite à penser comme moi à cette affiche rédigée en yiddish et placardée sur les murs de Paris dans les premiers jours de la guerre de 1914 : « La France, pays de la Liberté, de l’Egalité et de la Fraternité, la France qui, la première de toutes les nations, nous a reconnu à nous, Juifs, les droits d’homme et de citoyen, la France où nous trouvons, nous et nos familles, depuis de longues années, un refuge et un abri, la France est en danger ! (…) Frères ! C’est le moment de payer notre tribut de reconnaissance au pays où nous avons trouvé l’affranchissement et le bien-être matériel ».
Ce « tribut de reconnaissance » est aujourd’hui réciproque. Il engage à son tour la République et tous les Français à l’égard des Juifs de France, qui sont pour toujours leurs concitoyens et leurs frères.

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