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Publié le 24 Septembre 2019

Interview Crif - Entretien avec le journaliste Brice Couturier

Le Crif interroge le journaliste Brice Couturier, au sujet des sixties et de la parution de son livre "1969, année fatidique".

Entretien réalisé par Marc Knobel, Directeur des Etudes au Crif

Le Crif : Vous êtes l’auteur de « 1969, année fatidique » (Editions de L'Observatoire), une très impressionnante somme de 587 pages, très fouillée, très documentée. Vous dîtes que l'année 1968 s’est achevée sur une série de fiascos: mai 68 à Paris, Armée rouge à Prague, Convention démocrate de Chicago... Alors, pourquoi vous attachez-vous plus précisément à l’année 1969 ? Pourquoi ne pas publier plutôt un livre qui aurait été intitulé « 1968, année fatidique » ?

Brice Couturier : Primo, parce que les « célébrations » médiatico-politiques de cette année-là, l’an dernier, m’ont exaspéré. On voyait bien qu’une certaine extrême-gauche espérait provoquer un retour de la flamme révolutionnaire, en misant sur la nostalgie du Mai 68 français. Les Nuits debout, les mouvements « Occupy », puis les Gilets Jaunes, les Black Blocs… à chaque fois, nos modernes gauchistes ont cru voir se lever l’impossible révolution dont ils rêvent toujours.

Je voulais leur rappeler que le Mai 68 en question s’est soldé par une victoire de la droite aux élections de juin, la même année. Une victoire tellement écrasante que l’opposition de gauche s’en est trouvée marginalisée pour un certain temps et que la droite réformatrice installée à Matignon, avec Chaban-Delmas, a été entravée par sa propre majorité dans ses tentatives, méritoires, de débloquer la société de l’époque. François Mitterrand disait : « à quoi a servi Mai 68 ? A retarder d’une dizaine d’années l’arrivée de la gauche au pouvoir. » Il ne faut jamais oublier de rappeler à nos chers camarades que le désordre dans la rue provoque une demande d’autorité…

Mais aussi, que la gauche estudiantine américaine, à la même époque, enregistrait, de son côté, un colossal fiasco, lors de la Convention démocrate de Chicago. Ce n’est pas son candidat, Eugene McCarthy – pour lequel des milliers de hippies s’était fait couper les cheveux, afin de participer à sa campagne de primaire – qui a été désigné. Mais celui de l’appareil du parti, le vice-président Hubert Humphrey. Et il allait être battu, en novembre par le candidat républicain, Richard Nixon…

Ensuite, parce que le Mai 68 français – qui continue à les éblouir - n’était que l’une des péripéties – assez tardive, du reste - d’un « mouvement » bien plus général qui a lieu à la fin des années soixante. Et qui vit les étudiants allemands occuper leurs universités, afin de demander des comptes sur leur passé à leurs professeurs. Et ce dès 1966/67. En 68, ce mouvement étudiant allemand connaissait déjà un reflux. En France, nous étions en retard. Et non pas dans l’œil du cyclone… En mars 68, les étudiants polonais se soulevaient à Varsovie Cracovie, Gdansk… Deux mois avant les nôtres, et pas pour réclamer « le socialisme ». Mais la démocratie.

Alors, oui, tous les « mouvements » de la fin des sixties débouchent sur des échecs. Y compris la tentative de « socialisme à visage humain », esquissée par les dirigeants tchécoslovaques en 68, écrasée par les chars de l’Armée rouge. Après cette ultime tentative de concilier le communisme et une forme de démocratie, les habitants de l’Autre Europe ont perdu tout espoir de réformer le système qui les opprimait.

Le problème – notre problème – c’est que cette série d’échecs allaient produire à la fois l’éclatement et la radicalisation de ce qu’on appelait « le mouvement », partout. Sur la base du slogan (de 1969), « the personal is political », « Das Private ist politisch », chaque « identité » ressentant une blessure narcissique particulière, se détache alors du tronc commun, pour mettre en avant ses propres revendications. C’est en 1969 que les militantes du SDS américain, exaspérées d’être traitées comme des « marie-couche-toi-là » - au nom de la « révolution sexuelle » ! -, organisent leurs propres mouvements. Que les homosexuels, pour la première fois, à New York, en juin 69, résistent toute une nuit à la police, venue les provoquer au Stonewall.

Quant à ce qui reste de la frange « politique » du mouvement, elle va se radicaliser, prônant la « lutte armée », les attentats, la clandestinité… En Italie, gauchistes et fascistes entretiennent un climat de guerre civile. C’est en 1969 que commencent « les années de plomb », avec l’attentat à la banque nationale d’agriculture de Milan, le 12 décembre 1969, dont les auteurs sont très certainement des fascistes, lorgnant, étrangement, vers le maoïsme...

 

Le Crif : Vous passez en revue les principaux événements politiques et culturels de cette année décisive dans un certain nombre de pays comme les Etats-Unis, la France, la Tchécoslovaquie ou la Pologne, par exemple. Et vous exposez des faits dérangeants, souvent occultés ou édulcorés. Vous dîtes plus généralement que la génération des sixties « nous éclate à la figure. » Vous le pensez vraiment ?

Brice Couturier : L’année 1969 est absolument décisive sur le plan culturel, également. Elle marque à la fois le point d’orgue des sixties – une période d’intense créativité, d’émancipation, de remise en question, de transgression – et le basculement dans une autre dimension. C’est comme si le désir de liberté se retournait contre ses promoteurs. Au nom de « libération de l’esprit », les drogues dures font leur apparition ; les drogues psychédéliques, censées « ouvrir la conscience » provoquent des psychoses. Au nom de la « libération sexuelle », beaucoup de jeunes filles ont été violées…

Pour moi, il est très significatif que les Beatles – qui ont symbolisé à eux quatre l’esprit des sixties : humour, douce audace, métamorphose du rock adolescent en une musique subtilement adulte – décident, en 1969, de mettre fin à leur aventure, après avoir enregistré leur album-testament ‘Abbey Road », qui se termine par un long morceau intitulé « The End ». Avec la fin des Beatles, une époque se referme.

Comme par hasard, un nombre incroyable de chansons de 1969 traitent du thème de « la fin de l’été ». Un film de l’époque s’appelle d’ailleurs The Last Summer. Et il traite de la perte de l’innocence chez des adolescents.

Notre problème, aujourd’hui, c’est que cette fin des sixties, vécue sur le moment soit sur le versant dionysiaque (exaltation à la Doors), soit sur le mode du désenchantement, d’un sentiment d’occasions manquées, continue à faire rêver. En particulier les générations qui ne l’ont pas vécue.

Il y a une légende des sixties, entretenue d’abord par les membres de cette génération, mais transmise aux suivantes, qui fait l’impasse sur les désastres de l’époque. Car 1969, c’est aussi une année de tous les dangers. Le point culminant de la guerre du Vietnam – malgré les promesses de « vietnamisation » de Nixon. Un moment d’extrême tension dans la guerre froide (l’avion espion américain abattu au-dessus de la Corée du Nord). L’année du « tueur du zodiac », qui a tué au hasard énormément de jeunes et n’a jamais été identifié. Et l’année se termine sur les crimes de la « famille » des hippies drogués de Charles Mansion. Tarantino ne s’y est pas trompé. C’est en 1969 qu’il situe son film, Once upon a time in Hollywood, brillante reconstitution de l’esprit de l’époque.

La dénonciation de toutes les autorités, la proclamation d’un droit à l’extase individuelle sans limites, l’abolition de toute censure au désir produisent le désastre Manson. Comme l’ont dit l’une des meurtrières de Sharon Tate : Ouaouh ! On l’a éventrée alors qu’elle était enceinte de huit mois, et puis on a goûté son sang. Quel trip ! » Le « trip » ultime, c’est la mort. Le passage « de l’autre côté ». Oui, « break on through to the other side », comme le chantaient les Doors alors…

"Depuis les sixties, l’antisémitisme, qui n’a jamais épargné l’extrême-gauche, contrairement à la légende, continue à se dissimuler derrière l’obsession d’Israël, unique objet de leur ressentiment"

 

Le Crif - Vous pointez les effets paradoxaux de cette crise contre l’autorité et que l’on voit aujourd’hui : c’est-à-dire, la primauté donnée à l’individualisme, au politiquement correct… L’extrême-gauche était-elle à l’affut ?

Brice Couturier : Oui, le narcissisme de masse, bien vu par Christopher Lasch, peu de temps après la cloture des sixties, est une des conséquences des échecs de ces années-là. Les gens se sont retranchés sur leur sphère privée, puisque la « révolution » s’était révélée d’autant plus impossible, que le courant avait été détourné par des groupuscules mabouls – les maos, les trotskistes, des sectes gaspillant leurs énergies à lutter les unes contre les autres et entraînées dans une surenchère de radicalité qui les isolait de plus en plus de la réalité politique de leurs pays.

Par ailleurs, la « politique des identités » qui a plombé et continue de plomber le Parti démocrate, s’origine directement dans ce reflux identitariste de 1969. L’identité, dès ce moment, s’érige en paradigme politique. Sur les campus américains d’aujourd’hui, et cela commence en France, on « étudie sa différence ». On « parle en tant que… » (femme, noir, homosexuel, etc.). Ce qui rend la communication avec ceux qui ne partagent pas cette même « identité » impossible. Cela empêche le dialogue et l’avantage de bloquer toute critique. Car toute critique constitue une « micro-agression » aux oreilles de ceux qui appartiennent à l’une des « communautés » bénéficiaire de ce et étrange statut « d’espèce protégée ». 

 

Le Crif - Dans votre livre, vous expliquez que les mouvements d’extrême gauche allemande de l’époque manifestaient une gêne étrange sur le sujet du génocide des Juifs (page 44). Vous dîtes qu’il fallait aussi décomplexer la gauche allemande à l’égard des Juifs (pp. 251-256). Était-ce aussi le temps -un temps qui dure encore aujourd’hui- où l’on pouvait tranquillement proclamer que l’on haïssait l’Etat d’Israël. Pourquoi donc ?

Brice Couturier : C’est l’un des aspects les moins étudiés de cette période. Et on comprend pourquoi : les faits sont gênants. Le grand historien britannique Tony Judt relevait que les étudiants gauchistes allemands manifestaient une grande gêne pour aborder la question du génocide des Juifs, alors même qu’ils réclamaient des comptes sur le passé nazi à leurs parents et à leurs professeurs.

En fait, ils refusaient de voir la véritable spécificité du régime nazi : le racisme biologique. Ils voulaient dénoncer « le capitalisme », « l’Etat bourgeois ». Et à les entendre, il n’y avait, entre le fascisme et la démocratie bourgeoise, qu’une différence de degré et non pas de nature. C’est pourquoi la critique du totalitarisme, menée par Hannah Arendt, quelques temps plus tôt, était réputée « réactionnaire ».

Mais il y a beauoup plus grave. Des dirigeants de premier plan du gauchisme allemand de la fin des sixties ont basculé dans l’extrême-droite au cours de leur vie politique.

Je cite plusieurs cas dans mon livre. Horst Mahler, qui a été l’avocat de tous les gauchistes inculpés, qui est considéré comme un des co-fondateurs de la « Fraction Armée Rouge » (la « bande à Baader), est passé par les camps d’entraînement palestiniens en Jordanie. Emprisonné pour des attentats durant les années 1970, il est sorti de prison, résolument acquis aux thèses négationnistes. En 2008, il a salué un journaliste (juif) qui l’interrogeait d’un « Heil Hitler ». Ce qui lui a valu une nouvelle condamnation à de la prison. Il y en a d’autres : le chef du SDS de Hambourg, Reinhold Oberlecher est devenu une des références de l’ultra-droite en Europe.

Pire : le cas du provocateur en chef de ces années-là en Allemagne, Dieter Kunzelmann, le fondateur de la « Kommune 1 ». Le 9 novembre 1969, le jour anniversaire de la Nuit de Cristal, il dépose un engin incendiaire devant le Centre culturel juif de Berlin-Ouest, au nom du groupe des « Tupamaros de Berlin ». Il entendait, selon ses propres déclarations, « décomplexer la gauche allemande à l’égard des Juifs ». Le comble, c’est que ce personnage est parvenu, plus tard, à se faire élire au Sénat de Berlin en tant que représentant des « Alternatifs » !

Bien entendu, c’est au nom de la « solidarité avec les combattants palestiniens » qu’ont eu lieu toutes ces dérives. N’oublions pas que la majorité des groupes gauchistes de l’époque ont applaudi au massacre des athlètes israéliens, à Munich, en septembre 1972. Et pas seulement en Allemagne…

Bien sûr, tous ces faits font l’objet d’un silence pudique dans les ouvrages consacrés à cette période folle. Mais pourtant cela aussi a laissé des traces dans les mentalités aujourd’hui : l’antisémitisme, qui n’a jamais épargné l’extrême-gauche, contrairement à la légende, continue à se dissimuler derrière l’obsession d’Israël, unique objet de leur ressentiment.

 

Le Crif - Il y a un grand chapitre, le cinquième de votre livre qui est consacré à la France (pp. 347-428). Là aussi, là encore, ce serait la désillusion ? Ce serait aussi une confusion ?

Brice Couturier : Dans ce chapitre, je me permets aussi d’apporter mon témoignage, de passer de la grande politique : le référendum raté de de Gaulle et son départ du pouvoir, l’élection de Pompidou et les ambiguïtés du candidat Poher, au microcosme vincennois : le « Centre universitaire expérimental de Vincennes » où j’ai commencé mes études. La réforme universitaire, voulue par Edgar Faure, est, en effet, un beau cas d’école : un vieux ministre radical, passé au gaullisme, tente de débloquer la société, de donner de l’autonomie aux universités, de les moderniser. Il se retrouve coincé entre la majorité de droite à l’Assemblée – qui le tient pour un dangereux socialiste – et les gauchistes, qui ne veulent pas de réformes, mais « la révolution »… Finalement, c’est le PCF qui sauve sa réforme en jouant le jeu de la participation aux élections universitaires. J’ai revisité toute cette période en lisant les journaux de l’époque. Sans oublier Apollo 11 !

Mais je parle aussi, dans mon livre, des œuvres marquantes de cette époque, en France. Et il y a des surprises : les best-sellers de l’année ? « Papillon », « Les allumettes suédoises », « Un adolescent d’autrefois ». Lorsqu’on lit les ouvrages d’histoire culturelle sérieux, on a l’impression que l’époque était au « Nouveau roman » … Il y a tant d’illusions rétrospectives !

 

Le Crif - Dernière question qui porte sur les illusions des sixties : est-il interdit d'interdire ?

Brice Couturier : « A trop vouloir nous libérer, nous avons fini par trouver / D’autres barreaux bien plus épais » …. C’est une chanson que chantait Julien Clerc, dans ces années-là. (« L’éléphant est déjà vieux »). Je suis moi-même un enfant des sixties. Mais je ne voulais donner ni dans la nostalgie complaisante, ni dans le dénigrement obtus des conservateurs. Le temps des bilans équilibré est venu. Mais il nécessite de replacer le cas de la France dans un ensemble plus vaste.