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Publié le 2 Octobre 2019

Interview Crif - Le Crif à la rencontre du directeur de l'espace culturel et universitaire juif d'Europe (ECUJE)

L’Espace Culturel et Universitaire Juif d’Europe (ECUJE), anciennement Centre Communautaire de Paris, a été fondé en 1963, comme une réponse originale au contexte de l’époque, marqué par un afflux important de Juifs d’Afrique du Nord dans la communauté juive française. Au fil des années, l’ECUJE est devenu le lieu de référence pour tous ceux qui s'intéressent à la culture juive et au savoir juif. C'est à la fois un espace juif d'expression française et un lieu de culture française d'expression juive.

Entretien réalisé par Marc Knobel, Directeur des Etudes au Crif 

Le Crif - Gad Ibgui, vous êtes le directeur général de l’Espace Culturel et Universitaire Juif d’Europe qui est l’une des plus anciennes institutions culturelles juive de paris. Pourriez-vous revenir sur l’histoire de cet espace culturel ?

​Gad Ibgui - L’Espace Culturel et Universitaire Juif d’Europe (ECUJE), anciennement Centre Communautaire de Paris, a été fondé en 1963, comme une réponse originale au contexte de l’époque, marqué par un afflux important de Juifs d’Afrique du Nord dans la communauté juive française.

Au moment de son implantation initiale, boulevard Poissonnière dans le 9ème arrondissement de Paris, le Centre a fait face à une situation d'urgence pour être en mesure d'accueillir des milliers de Juifs d'Algérie, du Maroc et de Tunisie, parmi lesquels de nombreux jeunes, en leur permettant de retrouver une vie "communautaire", quelles que soient leurs identités diverses, avec une approche la plus la plus fédératrice possible. Au fil des années, l’ECUJE est devenu le lieu de référence pour tous ceux qui s'intéressent à la culture juive et au savoir juif.

Aujourd’hui installés au 119 rue La Fayette dans le 10ème arrondissement de Paris, l’ECUJE et l’Institut Universitaire Elie Wiesel, créés voilà quinze ans, tiennent une place essentielle dans le paysage culturel et communautaire du judaïsme français, ils sont devenus à la fois le lieu privilégié d’expression plurielle des courants de pensée du monde juif et le carrefour de toutes les cultures en dialogue avec la société contemporaine.

Au cœur des mondes juifs, incluant toute la diversité qui les caractérisent, nous restons une institution en prise permanente sur la société française.

 

Le Crif - Notre passé est chargé de sens, il fut souvent dramatique. Mais, cela n’a pas empêché la culture juive de se transmettre de génération en génération. Vous parleriez d’une culture juive ou de cultures juives ?

Gad Ibgui - Il y a un seul judaïsme, mais des Juifs en constellation – fraternels, contradictoires, jamais d'accord, parfois déchirés…

Un seul judaïsme, oui certainement, d'où personne ne devrait jamais être exclu, un judaïsme unique, pour une multitude de chants, d'univers, de promesses, d’itinéraires, de miracles et de courage aussi.

Nous sommes le seul Espace qui réunissons les humeurs, les courants, les multitudes diverses sans craindre les oppositions, que nous affrontons pour offrir une meilleure compréhension de notre monde et de la société française dans laquelle nous vivons.

Des cultures juives, en effet, il en existe beaucoup, autant que ces milliers d’exilés qui depuis deux millénaires, à travers des géographies dont ils se sont imprégnés, ont investi de leur imagination miraculeusement, à chaque tournant de l’histoire, renouvelée.

Nous avons perpétué ce désir premier et profond, qui est celui de contribuer dans et hors de l’espace juif à réparer – à notre mesure – un peu de ce monde qui nous a été confié, et que l’ECUJE tente de représenter dans sa plus raisonnable espérance.

 

Le Crif - Lorsque l’on consulte votre agenda/programme, on voit que les événements sont assez nombreux et touchent différents domaines. Quels sont-ils ? Que faîtes-vous précisément dans chacun de ses domaines culturels ?

Gad Ibgui - Espace juif d'expression française et lieu de culture française d'expression juive, nous n'oublions pas que nous sommes à Paris, au cœur de la ville lumière, où l'ECUJE se pense comme un espace ouvert, accueillant, fédérateur, pluraliste, ayant pour mission de promouvoir la richesse et la diversité des cultures juives et du savoir Juif.

Notre objectif est que tout public puisse venir à l’ECUJE pour y vivre des expériences culturelles novatrices, dans un environnement de socialité tourné sur un monde ouvert, sensible, qu’il fut jeune ou moins jeune, et que toutes les générations puissent ici se mêler.

Ce que vous soulignez en consultant notre programmation n'est que le reflet de la mise en œuvre d'une vision qui fait la spécificité de l’ECUJE, nous ne sommes pas un courant particulier de la vie juive française, mais un lieu où s'expriment très largement tous les courants, un lieu de débats entre tous.

Nous nous sommes donnés comme mission d'être à la fois un lieu qui fédère les différentes composantes de la Communauté juive de France et un espace ouvert à toutes les sensibilités, à toutes les autres cultures, quelle que soit leur origine.

Ces principes trouvent toute leur place dans nos programmes.

Ainsi dans l'expression des colloques, tables-rondes, rencontres et conférences, une place très large est historiquement donnée au débat d'idées sociétal, géopolitique, politique, etc.

Sans diminuer le nombre de ces activités classiques, nous avons, dans le même temps considérablement développé de nouvelles approches pour gagner de nouveaux publics. Ainsi plus que jamais les spectacles et les arts vivants ont trouvé leur place à l'ECUJE. Il va de soi que, dans cette perspective, l'ECUJE est désormais un lieu d'expression artistique de jeunes créateurs, c’est ainsi que nous redonnons vie à des créations selon une vision innovante ; des œuvres renaissent entre nos murs, telles que les lectures théâtrales. Toute une nouvelle génération d’artistes, souvent ignorée par les autres institutions, peut ainsi s’exprimer.

Des pièces de théâtre, des spectacles, des concerts aussi bien dans nos murs que hors les murs émaillent notre agenda annuel. Mais nous avons réinventé des formules qui avaient connu leurs heures de gloire. Il en est ainsi du célèbre bal de société en décembre prochain ou du bal festif qui retrouve toute sa place à l'occasion de Pourim. Mais dans un tout autre registre qui trouve autant sa place, on pourra trouver en décembre une soirée organisée le 4 décembre dans le cadre du Festival Jazz’N’Klezmer, ou un hommage musical original à Amy Winehouse.

Quand nous parlons des cultures, nous devons aussi mentionner les partenariats avec celles, immenses, qui traversent l'Europe et la Méditerranée. Le Centre Communautaire de Paris, hier, avait souvent été le lieu d'accueil de nombreuses associations de toutes provenances. Et l'ECUJE poursuit et développe cette vocation. Pour ne rien oublier de l’apport de toutes ces éruditions aussi variées ou dissemblables soient-elles.

Nous avons aussi permis aux différentes générations de trouver leur place, avec des activités adaptées à tous les âges. Ainsi le jeune public a littéralement adopté notre rooftop, pour y organiser des rencontres dans une ambiance ouverte et conviviale.

Dans notre Espace, l'hébreu y est bien sûr privilégié. Ainsi ce sont près de 50 classes d'hébreu qui s'organisent à toute heure de la journée, le soir et le dimanche. Les 12 niveaux favorisent des classes cohérentes et homogènes. Nous mettons en place tout au long de l'année des formules diversifiées permettant à tout un chacun, quand il le décide, à son rythme et selon l'intensité qu'il est prêt à consacrer, de trouver le cours le plus adapté à ses attentes.

Afin de permettre aux publics qui sont à une certaine distance géographique, ainsi qu'aux membres des professions libérales ou à tous ceux dont les contraintes professionnelles ne leur permettent pas de se déplacer, nous avons développé l'Oulpan en Ligne sous forme de classes virtuelles dont les enseignants et les élèves réinventent la convivialité d'une classe présentielle. Nous avons privilégié les activités informelles en hébreu ou bilingues permettant de renforcer la connaissance de la langue ou de favoriser l'échange, par exemple entre jeunes publics français et israélien. Ainsi immédiatement après les fêtes de Tichri, démarrera le programme d'Ivrit Social Club, ainsi que de nouvelles classes.

Quand nous abordons le pluralisme, il prend toute sa dimension dans l'étude des textes fondamentaux par les différents courants du judaïsme. Des enseignantes et des enseignants qui prodiguent une approche plurielle de l'étude des textes donnant à notre Limoud Lab un caractère unique.

Nous avons aussi ouvert de nombreux ateliers où la convivialité et le bien-être viennent compléter l’univers de l’ECUJE dont la vocation est aussi d’apporter un peu de joie : danses israéliennes, yoga, méthode Feldenkrais, calligraphie hébraïque, écriture, dessin et peinture.

Pour parachever ce tour d'horizon, il nous faut partager avec vos lectrices et vos lecteurs un autre lieu unique, l'Institut Universitaire Elie Wiesel, des cours universitaires dispensés par des enseignants chercheurs de tous les domaines des humanités juives, histoire juive, littérature, hébreu biblique, archéologie, psychologie, psychanalyse, société et économie israélienne, sociologie, histoire de l 'art, théâtre et cinéma, humour, musique, écologie, etc. Un cycle de conférences tous les lundis permet aussi d'appréhender cette richesse dans le cadre des "Lundis de Wiesel". Chaque semaine, le spécialiste d'un domaine ou d'un champ thématique vient présenter le fruit de ses recherches ou partager son savoir, de Catherine Chalier sur l'Espoir à Rachel Ertel, sur la littérature après la Shoah.

Et pour ceux qui n'ont pas la possibilité de se déplacer, ils trouveront dans la plateforme UNEEJ.COM, l’Université Numérique Européenne des Etudes Juives, fondée avec l’Alliance Israélite Universelle et le soutien de la Région Ile de France, un accès permanent à des cours en ligne ouvert et gratuits (Mooc).

 

Le Crif - Il y a aura par exemple un colloque en hommage à Claude Vigée, en coopération avec la Fondation du Judaïsme Français… Pourquoi? 

Gad Ibgui - Claude Vigée est l'un des plus grands poètes français, l'un des derniers grands poètes européens, et certainement l'un des poètes juifs les plus inédits.

Ses œuvres, pléthoriques, plus d'une cinquantaine d'ouvrages, couvrent un spectre de pensée incommensurable. Tout le tragique du monde, Claude Vigée l'a déjà traversé. Résistant, exilé, effaré surtout, loin des rives natales, des illusions d'un monde que tous, et en particulier les Juifs, pensaient pérennes. Pourtant dans ses essais, s'il analyse et critique le dualisme de la pensée occidentale, source d’un nihilisme qu’il combat, il insiste avec autant d'énergie sur le « lien de polarité, de complémentarité spirituelles » qui unit Paris et Jérusalem. « Les destins spirituels distincts de la France et d’Israël se marient comme les voix libres et entrecroisées d’une fugue », écrit-il.

Trop vite classé parmi les poètes "juifs" ou "alsaciens", il ne fut jamais vraiment considéré à la hauteur de son immense contribution au monde à la fois de la poésie, du langage, de la pensée occidentale, de l'essence du judaïsme, et last but not least, à une réflexion incomparable sur l'humanité de demain.

Pendant son long séjour à Jérusalem, 30 années pendant lesquelles il enseigna à l'Université Hébraïque, Claude Vigée écrit presque un livre par an. Admirateur de Manitou (Léon Askénazi), il suit son enseignement – enseignement qui donna naissance à des essais à caractère exégétique, – véritables œuvres prophétiques. Il fut également un proche, parmi d'autres, de Gershom Sholem, de Martin Buber, d'André Neher, d'André Chouraqui, d'Henri Atlan, de Stéphane Moses, de ce monde-là, qui constitue aujourd'hui notre indispensable monde d'ici.

Claude Vigée aura quatre-vingt-dix-neuf ans le 3 janvier prochain. S'il faut rendre hommage à tous ceux, poètes, chercheurs, penseurs, écrivains qui ont soutenu son œuvre depuis le Colloque de Cerisy en 1988, l'urgence de sa parole demeure cependant chaque jour plus pressante face à ce monde qui, comme il le craignait, se disloque.

En organisant ce colloque avec l’aide précieuse de Daniella Pinkstein, nous voulons lui rendre un hommage mérité et lui souhaiter qu'elle demeure parmi nous au moins jusqu'à cent vingt ans...

Permettez-moi par ailleurs, de mentionner un autre colloque tout aussi important et inédit, « Le 9 rue Guy Patin : fragments d’histoire juive », que nous organisons le 28 juin 2020 et qui se propose d’analyser le parcours historique de cet immeuble emblématique de la communauté juive, comme l’un des symboles d’un siècle d’histoire juive à Paris.

Etrangement, personne n’a jamais raconté l’histoire du 9 rue Guy Patin dans sa globalité. Situé entre la gare du Nord et le quartier de Barbès, dans une rue étroite et tranquille, le 9 rue Guy Patin a servi de refuge à toute la misère du XXème siècle. Créé à sa genèse, pour accueillir des jeunes femmes juives en détresse, il a abrité des enfants orphelins pendant la guerre, des intellectuels et artistes survivants de la Shoah juste après, et enfin de jeunes Juifs de diverses nationalités venus étudier à Paris. Aujourd’hui le 9, rue Guy Patin est un immeuble de logements sociaux.

Avec Esther Leneman, qui coordonne le comité d’organisation, nous sommes heureux de proposer ce colloque qui valorise de manière originale, la capacité des institutions juives françaises à s’adapter et à répondre aux besoins des publics, et particulièrement à ceux des personnes les plus vulnérables.

 

Le Crif - On ne peut pas parler de tout. Cependant, je remarque également que vous prévoyez une exposition croisée de textes, photographies, vidéos, sons et films sur Jérusalem…

Gad Ibgui - Il y a mille façons de regarder Jérusalem, mais il y a encore mille autres façons de ne pas la regarder, - ces dernières années, ces derniers siècles n’ont rien usé des clichés, des malentendus que certains consomment avec désinvolture ou une insatiable rage.

Nous avons, pour cette exposition « croisée », convoqué des artistes de plusieurs disciplines. Deux photographes, l’un franco-israélien, une autre israélienne, un écrivain français, un réalisateur israélien, un poète et éditeur (également traducteur des grands noms de la poésie israélienne) qui ont confronté leur regard sur cette ville – comme s’il s’agissait d’observer n’importe quelle autre capitale.

Cette exposition en partenariat avec l'Université hébraïque de Jérusalem ne concerne ni la paix, ni la guerre qui sévit dans cette région ni même la tension propre à cette ville. Du reste personne ne s’interroge ici. Pour une fois… 

Elle encourage « simplement » à se regarder autrement, à se voir à travers chaque pierre, s’observer sans hâte ni impatience, avec le cœur battant d’une ville qui semble faire front, seule, à ce monde.

Tout l’ECUJE sera investi par les horizons contradictoires, innombrables que recèle Jérusalem. Sons, photos, un ouvrage dédié à cette exposition, vidéos, films, accompagneront la marche des visiteurs.