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Publié le 18 Décembre 2019

Interview Crif - L’histoire des Juifs est désormais au programme scolaire en Aragon, une première en Espagne

Le 5 décembre 2019, le gouvernement de la Région d’Aragon s’est engagé, en utilisant une prérogative attribuée aux régions espagnoles, à enfin introduire l’histoire des Juifs dans les programmes des collèges et lycées. Une décision importante que l'on doit à l'historien Álvaro López Asensio. Michel Azaria, membre de la Commission des relations internationales du Crif l'a interviewé.

Michel Azaria, membre de la Commission des relations internationales du Crif a interviewé l'historien espagnol Álvaro López Asensio.

 

Michel Azaria : Mentionnait-on les Juifs dans les manuels scolaires avant votre intervention ?

Álvaro López Asensio : Encore aujourd’hui, en Aragon et d’une manière générale en Espagne, l’histoire des Juifs est passée sous silence. Au détour d’un paragraphe, on continue de mentionner qu’en 1492 les Juifs furent expulsés d’Aragon et de Castille par les rois Catholiques. Et, c’est tout !

Les élèves sont pourtant en droit de se demander : Qui étaient les Juifs ? Comment vivaient-ils ? Quels étaient leurs rapports avec les autres communautés ? Pourquoi ont-ils été expulsés ? Quelles ont été les conséquences de cette expulsion pour l’Aragon et la Castille et plus tard la Navarre et le Portugal ? Quel héritage nous ont-ils légué ?

Répondre à ces questions essentielles est devenu incontournable pour que les élèves aient une approche réellement historique de leur passé.

 

Michel Azaria : Comment expliquez-vous le succès de votre intervention ?

Álvaro López Asensio : C’est d’abord une grande joie pour moi. C’est le résultat d’une longue bataille que j’ai menée depuis de nombreuses années et qui s’est d’abord concrétisée sur le plan institutionnel par le soutien de la municipalité de Calatayud, deuxième ville de la Province de Saragosse (Aragon) qui a relayé ma demande au niveau de la Région.

Il a fallu ensuite convaincre le délégué à l’Éducation pour l’Aragon, Felipe Faci qui heureusement était très au fait de l’héritage juif sur les plans culturel, patrimonial, linguistique et…gastronomique.

Désormais, à la suite d’une réponse à une question posée par un député lors de la réunion de l’assemblée régionale le 5 décembre dernier, l’Aragon s’est engagé, dès l’année scolaire 2020-2021, à jouer un rôle pionnier pour l’Espagne dans l’enseignement de l’histoire juive au collège et au lycée. En 5ème, un chapitre entier sera consacré à l’histoire de Juifs en Espagne, en 3ème les manuels traiteront dorénavant l’histoire de la Shoah (appelé en espagnol sur le modèle américain Holocauste) et en Terminale, un chapitre entier reprendra les thèmes principaux de la présence juive en Espagne.

 

Michel Azaria : Pourquoi est-il important pour l’Aragon et pour l’Espagne entière de parler des Juifs dans les manuels scolaires ?

Álvaro López Asensio : Tout d’abord, le passé juif est visible en Aragon grâce aux vestiges comme la synagogue de Calatayud, les quartiers juifs de Tarazona et de Teruel ou les pierres tombales de El Frago. Et naturellement, au niveau national, l’empreinte juive est évidente à Tolède ou à Cordoue. 

Mais, la contribution culturelle des Juifs reste très largement occultée aux lycéens et à la population en général. Il nous faut remonter très loin. Il nous faut admettre que les institutions aragonaises n’ont pas su apprécier à leur juste valeur l’apport essentiel des Juifs. Dès le 13ème siècle, les Juifs et les Chrétiens influencés par la position officielle de l’Eglise, n’ont pas vécu comme des égaux et n’ont donc pas connu cette coexistence pacifique comme l’on veut nous faire croire aujourd’hui. Les Juifs devaient vivre dans une coexistence qui leur était imposée sur le plan professionnel et étaient tout juste tolérés sur les plans interpersonnel et religieux. Au Moyen Age, les Juifs furent persécutés, ils furent méprisés et marginalisés.

Cela doit changer. Il nous faut redonner toute leur place aux Juifs dans notre héritage aragonais et espagnol. Par exemple, sur le plan financier, l’Aragon a pu non seulement conquérir Valence et le sud de la France mais également obtenir l’annexion des Iles baléares, la Corse, la Sicile, Naples etc. Sur le plan culturel, l’influence a été pérenne. A partir du XIIIème siècle, ce sont eux qui ont fait connaitre à la société chrétienne les acquis des auteurs gréco-romains et également les recherches et commentaires scientifiques des penseurs musulmans dans des disciplines essentielles comme la médecine, l’astronomie, les mathématiques, la musique et la plus essentielle selon moi, la philosophie. 

À partir des XIIème et XIIIème siècles, avec la Reconquista, les Musulmans se replient en direction de l’Andalousie, mais les Juifs, eux, restent. D’où leur importance clé pour l’histoire espagnole et, de fait, européenne. Ils traduisent en latin les connaissances essentielles au progrès qu’ils transmettront à une société chrétienne qui aurait sans cette intervention montré beaucoup de déficiences. Cet acquis fut ensuite transmis dans les monastères et, plus tard, dans les scolas et universités médiévales.

Les choses bougent. Le changement de cap de l’Aragon ne devrait pas rester qu’une avancée sans avenir. Le délégué à l’Éducation en Aragon, monsieur Faci, s’est engagé à plaider le dossier auprès des 16 autres délégués des régions espagnoles lors d’une prochaine réunion à Madrid.

 

*Álvaro López Asensio est un historien – chercheur, professeur de lycée à Saragosse. Dans le cadre de la promotion de son dernier livre “La Cocina de los Judios de Sefarad en La Edad Media (« La cuisine des Juifs d’Espagne au Moyen Age »), ed. Certeza, Saragosse, il animera un atelier de cuisine à Tel Aviv, le 15 février au soir prochain, à partir de recettes médiévales authentifiées.