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Publié le 22 Février 2018

Mémoire - "Comment j'explique que je suis là aujourd’hui ? Grâce à mes parents, et à l'enchaînement d'une dizaine de miracles"

Notre entretien avec Isabelle Choko devait prendre la forme de trois questions précises, principalement focalisées autour de la nouvelle loi polonaise concernant la Shoah. C’était sans compter sur le récit que nous étions sur le point d’entendre. Car l'histoire de toute une vie ne saurait se contenter de trois questions.

Izabela Sztrauch nait en 1928 en Pologne. Elle est entourée de l’amour de ses parents, qui gèrent une pharmacie. En 1940, comme tous les Juifs de Lodz, Isabelle et sa famille sont forcés de quitter leur appartement et de s’installer dans le ghetto. Son père succombe aux terribles conditions de vie. Isabelle et sa mère survivent à la faim et à la détresse jusqu’en 1944, date de liquidation du ghetto. Elles sont ensuite déportées vers Auschwitz-Birkenau.

« J’avais 15 ans, mais je paraissais plus âgée. C’est d’ailleurs ce qui m’a sauvée… En arrivant à Auschwitz-Birkenau, sur cette rampe de chemin de fer, j’ai d’abord été saisie par les barbelés qui se trouvaient sur les côtés. J’ai demandé ce que cela signifiait de nous enfermer avec des barbelés encore plus hauts que ceux du ghetto. Je voyais des femmes à la tête rasée de part et d’autre et pour seule explication : ‘Ce sont des malades mentales’. »

Isabelle se souvient parfaitement de l’un des premiers miracles – et il y en aura tant d’autres – qui la sauve à cet instant précis de la mort.

« Il était interdit de parler. Un homme s’est discrètement approché de moi sur le quai d'Auschwitz-Birkenau et m’a dit ‘Ecoute moi ! A gauche, c’est la vie, à droite, c’est la mort. N’oublie pas, la gauche c’est la vie, tu vas à gauche.’ »

Hébétée par ce qu’elle vient d’entendre, Isabelle n’a alors qu’une obsession, celle de diffuser l’information autour d’elle. « Que devais-je faire ? J’étais la seule à savoir ! Mais je savais aussi que si j’en parlais aux autres femmes, un mouvement de panique s’emparerait du groupe ». Isabelle saisit alors sa mère par la main et, tout se pressant à travers le froid saisissant au milieu du groupe de femme, elle murmure à celles qui peuvent l’entendre ‘Allez à gauche, allez à gauche’.

Isabelle raconte aussi le passage obligatoire par le Sauna – la zone de désinfection à l’arrivée au camp. « On nous a mises nues et on nous a rasé les cheveux. C'était une perte totale de notre identité féminine. On ne se reconnaissait plus entre nous. » Elle décrit encore l’attribution de robes rayées trop larges et de chaussures informes aux semelles de bois.

Isabelle et sa mère passent une semaine à Auschwitz-Birkenau. « Ma mère cherchait des gens que l’on connaissait. Elle connaissait beaucoup de monde grâce à la pharmacie. Nous avons appris qu’on allait travailler ».

Les deux femmes rencontrent des Françaises et Isabelle découvre que celles-ci sont logées dans des baraques équipées de lits superposés. « Nous, nous dormions par terre. Les Françaises avaient des lits. Les Polonaises étaient particulièrement mal traitées. Nous étions vraiment considérées encore plus mal que des sous-Hommes ».

Isabelle et sa mère sont ensuite conduites dans un camp annexe de Bergen-Belsen, en Allemagne, et réduites aux travaux forcés.  « Ce camp s'appellait "Walbeslust". En arrivant, nous avons vu des baraques équipées de lits et on s’est dit qu’on pourrait survivre. Mais très vite, le froid glacial, la faim, c’était l’horreur… »

La jeune Isabelle est désormais affectée à un commando de construction et est chargée de creuser d’immenses trous et de transporter des rails de chemins de fer. Elle raconte ce jour particulier. Alors qu’elle creuse depuis le matin un énième trou dans la terre, épuisée par sa besogne, elle s’arrête un moment. Un soldat de la Wehrmacht vient à elle et lui demande de reprendre le travail. Elle s’excuse et reprend sa tâche. « Le commandant SS, qui n’était jamais loin, toujours caché, est sorti à l'improviste et a demandé qui avait arrêté le travail. Il n’avait rien vu mais il avait tout entendu. Il a menacé de punir tout le commando si la coupable ne se désignait pas. » C’est alors qu’en plein milieu de l’enfer, l’humanité a pris le dessus. « Je savais ce que ‘punir’ voulait dire : pas de soupe ce soir et des heures à attendre debout dehors. Je me suis approchée et j’ai dit ‘C’est moi’. Le commandant SS a pris tout l’élan qu’il pouvait prendre et m’a adressée un violent coup de poing. Je me suis effondrée quelques mètres plus loin. »

Un jour, Isabelle et sa mère apprennent qu’elles sont envoyées à Bergen-Belsen. Quand on demande à Isabelle si elles savaient ce que cela voulait dire, elle répond, catégorique « Pas du tout ! Nous n’avions aucune idée de ce qui se passait à quelques kilomètres de nous ! Ces mots ne signifiaient rien. »

A Bergen-Belsen, la faim - au début de l'année 1945, il n'y avait plus de vivres et plus d'eau potable - et les maladies, dont le typhus transporté par les poux, sont encore plus vives et tenaces. Elles auront raison de la mère d’Isabelle, qui meurt quelques semaines avant la libération du camp.

Une fois le camp libéré par l'armée britannique, Isabelle est prise en charge par deux sœurs catholiques, « une Française et une Polonaise ». Grâce à sa maîtrise du français, elle se prend d’affection pour Sœur Suzanne Spender - de la rue du Bac - la sœur française. « J’avais 16 ans, je pesais 25 kilos. J’avais le corps plein de plaies, un abcès à la cuisse, j’étais mourante… Un jour, alors que Sœur Suzanne me lavait les pieds, la sœur polonaise s’est approchée de moi et, d’un air empli de méchanceté, m’a dit ‘Tu n’as pas honte de te faire laver les pieds par une Française ?’ A cet instant précis, j’ai compris que je ne serai plus jamais la bienvenue en Pologne. »

La violence des propos de la sœur polonaise résonne encore aujourd’hui dans le cœur d’Isabelle. « Je n’ai plus rien à faire en Pologne. Après la guerre, grâce à Soeur Suzanne Spender, j'ai pu retrouver mon oncle, le frère de mon père, le seul survivant de ma famille. Il avait pu survivre caché en France avec sa femme et ses enfants. Ensuite, j'ai rencontré mon mari et construit ma vie. » Si Isabelle est retournée en Pologne ? « J’y suis retournée quelques années après la guerre. Je voulais retrouver la chambre de mes parents, en bois de rose, orné de bois doré. De mes souvenirs les plus heureux, je garde ces dimanches matins, tous les trois dans le grand lit des parents… Avant notre départ dans le ghetto, des Allemands, accompagnés de Polonais, sont venus mettre la chambre de mes parents sous scellé et nous n’avons jamais pu y entrer à nouveau. Quand je suis retournée en Pologne, évidemment, tout avait disparu de l’appartement de mes souvenirs. »

Quand on l’interroge sur la nouvelle loi polonaise, Isabelle se montre inquiète. « Je me demande ce que les jeunes polonais vont apprendre de la guerre… Je ne comprends pas l’intérêt d’une telle loi. C’est sans doute pour attirer l’attention, pour focaliser l’opinion publique autour d’un sujet qui réunit la majorité des Polonais, face aux grandes divisions que le pays connait. Sur la responsabilité des Juifs dans le malheur de la Pologne, tout le monde est toujours d’accord. Il fallait un bouc-émissaire. »

« Les Catholiques polonais n’ont joué aucun rôle pendant la guerre telle que je l’ai vécue » poursuit-elle. « Ils ne m’ont pas aidée, ils ne m’ont pas dénoncée, ils n’ont rien fait. Mais ils étaient là, juste de l’autre côté du ghetto, à vivre leur vie quotidienne comme si rien ne se passait. A cela près qu’ils s’étaient sans doute installés dans nos appartements désormais vacants… »

Isabelle a en mémoire les témoignages de certains déportés revenus en Pologne après la guerre. « A leur retour, ils entendaient sur leur passage ‘Alors, on ne les a pas tous tués ?!’ ».

Isabelle ne retournera pas vivre dans son pays natal. « Je ne pense pas que je sois la bienvenue en Pologne. » Quant à savoir comment elle a survécu au pire ? Isabelle ne l'explique que d'une manière « Grâce à mes parents bien-sûr, et à l'enchaînement d'une dizaine de miracles... ».

Isabelle est devenue une championne d'echecs, participant aux compétitions les plus préstigieuses. « Dans le ghetto, j'avais appris quelques rudiments du jeu des échecs. Après la guerre, en France, à l'occasion d'un séjour à Vittel, j'ai rencontré des joueurs d'échec dans le parc. J'ai joué avec eux, et peu à peu, ils m'ont entrainée dans un cercle d'échecs à Saint-Maur. Je suis ensuite entrée dans le grand cercle d'échecs de Paris, le cercle Caïssa. Quelques mois après, j'ai gagné successivement plusieurs tournois. Et finalement, j'ai représenté la France au Championnat du monde en Hollande. » Aujourd'hui encore, Isabelle encourage les plus jeunes à se former à cette discipline. « C'est excellent pour la concentration, la réflexion, la stratégie et l'observation des possibilités de son partenaire. »

Pour son travail de transmission de la mémoire, notamment auprès des jeunes, Isabelle est décorée de la Légion d'Honneur. La France l'a également faite Chevalier de l'Ordre national du mérite et des palmes académiques. 

Avant de conclure notre entretien, elle tient à ajouter quelque chose : « J’ai peur que les gens oublient. Et c’est aussi pour ça que cette loi me fait peur. Il faut se battre constamment dans la vie. Se battre pour obtenir ce que l’on veut. Ma vie de famille m’a remplie de joie tout au long de ma vie. A l’aube de mes 90 ans, je connais les choses essentielles d’une vie : aimer, et rire. Et aider son prochain quand on le peut."

Marie-Sarah Seeberger

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