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Publié le 25 Septembre 2015

Père Michel de Goedt, un carme face à Israël

Un porteur de dialogue et un théologien parmi les grands précurseurs de ce que sera un jour une théologie chrétienne de la Shoah...

Par Michaël de Saint-Cheron
Il fut une fois un carme du nom du père Jacques de Jésus, directeur du petit collège d’Avon, qui accueillit en pleine occupation nazie trois enfants juifs et plusieurs réfractaires au STO. Dénoncé, il fut arrêté et les enfants aussi, qui furent exterminés à Auschwitz-Birkenau. Le père Jacques fut déporté à Neue Breme puis dans le terrible camp de Mauthausen. Il mourut le 2 juin 1945 à l’hôpital de Linz, quelques semaines après la libération. Il fut au camp - au dire de tous les survivants à commencer par le poète Jean Cayrol - un « plus-que-frère » pour tant de ses compagnons de misère promis à la même mort inique. Louis Malle lui consacra un film, « Au revoir les enfants », car il avait été le camarade de l’un des trois garçons juifs. Il fut plus qu’un saint selon l’Evangile, il fut un saint selon l’humanité, selon toute la philosophie de Levinas, un homme-pour-les-autres. On attendrait qu’un tel héros de l’amour du prochain selon l’Ecriture soit un jour canonisé par l’Eglise !
Il y eut aussi bien sûr Edith Stein, dans les grandes figures carmélitaines du 20e siècle, qui marquèrent dans leur chair et par leur mort les liens avec le peuple juif. Juive de naissance, elle se convertit après avoir été disciple de Husserl, et devint carmélite. Arrêtée et déportée comme Juive à Auschwitz-Birkenau, elle fut assassinée dans la chambre à gaz. Jean-Paul II la canonisa en marquant bien qu’elle était fille d’Israël morte à Auschwitz comme Juive et comme Sœur Benedicta a croce.
C’est d’un autre carme dont je voudrais parler aujourd’hui, Michel de Gœdt, né en 1924, qui entra chez les carmes déchaux (o.c.d.) vers 1940… Un incroyable hasard le fit rencontrer brièvement le père Jacques, entre 1941 et 1943, au carmel d’Avon.
 Au début des années 1950, il se passionna pour le judaïsme, apprit l’hébreu et l’araméen, étudia le Talmud et monta en Israël à 49 ans, où il resta onze ans, jusqu’en 1980, date à laquelle il dut, pour des raisons de santé, revenir en France, à son grand dam. Mort en 2009 (ou entré dans la Vie, comme disent les carmes), voici que paraît un livre exceptionnel, L’Alliance irrévocable : Écrits sur le judaïsme (1), comprenant ses textes capitaux sur le judaïsme, les Juifs, la Shoah et sur la terre d’Israël. Son chapitre « Communauté chrétienne hébraophone et terre d’Israël » est d’ailleurs traduit de l’hébreu.
Michel de Gœdt reçut cette vocation particulière d’être un lien puissant entre l’Eglise et le judaïsme mais aussi l’Etat d’Israël.  Il s’inscrit pleinement dans un mouvement de fond qui traverse l’Eglise depuis soixante-dix ans, marquée de façon indélébile par le pontificat de Jean-Paul II, auquel Jean Stern consacre un livre magistral, Jean-Paul II et le mystère d’Israël (2), qui analyse le chemin parcouru par le pape polonais vers une compréhension toujours plus spirituelle, toujours plus haute, de la place du peuple juif et du judaïsme dans ce que les chrétiens nomment « l’économie du Salut », ce pape qui, le premier, franchit les portes d’une synagogue pour prier avec ses « frères aînés » les Juifs, et qui le premier encore pria au Kotel, le mur occidental du Temple de Jérusalem et au Yad Vashem. 
Le père Michel de Gœdt apparaît dans son ouvrage comme un théologien majeur de la seconde moitié du 20e siècle, proche du père Johann Baptist Metz, théologien allemand né en 1928, à qui l’on doit un inestimable apport à une théologie chrétienne après la Shoah, inséparable d’une théologie chrétienne du judaïsme dans tant de ses études et notamment dans Memoria passionis (3). Je ne citerai qu’une parole de lui à propos d’Auschwitz-Birkenau (et du cri d’Elie Wiesel dans La Nuit, sur le « Dieu pendu dans l’enfant juif »), parole, qui, en tant que juif, m’habite depuis que je l’ai lue, qui a une résonance si intense avec les pages du théologien carme  :
Ici, il n'y a pour  moi aucun “ sens ” que nous pourrions attester sans les Juifs. Ici, nous sommes, sans les Juifs dans l'enfer d'Auschwitz, condamnés au non-sens, à l'athéisme  (4)”.
Les chapitres qui composent le livre du carme sont développés autour de son thème axial, l’Alliance irrévocable de Dieu avec Israël. On y lit un chapitre sur l’Eucharistie et son lien des plus étroits avec le dernier « Seder », repas qui marque le début de la Pâque juive, que présida Jésus deux jours avant sa mort, et qui marque le fondement de la naissance de la religion chrétienne qu’il a donc par ce geste fondé, tout en restant lui-même juif jusqu’à la mort. M. de Gœdt apporte tout au long de ses études des analyses et des conclusions qui sont un approfondissement majeur pour une théologie toujours à se faire du judaïsme après la Shoah.
Les grandes questions sont eschatologiques qui ramènent pour un chrétien à comprendre  et à réinterpréter les chapitres 9-11 de l’épître aux Romains de Paul sur la mise à l’écart des Juifs (qui n’est en rien une exclusion) jusqu’à leur "proslèmpsis", leur "assomption", comme traduit la Vulgate. L’apôtre n’emploie pas le mot "conversion" souligne Pierre Lenhardt dans sa préface saisissante.
Ce livre révèle aussi la « Lettre ouverte aux sœurs carmélites du monastère en cours de fondation à Auschwitz » datant de 1986 (avant qu’elles ne quittent définitivement le camp, pour le rendre « au cri du silence »), où le père Michel de Gœdt emploie des mots utilisés au même moment pour la même cause, par Levinas : « La démesure du mal ne me semble pas laisser place à une « prière pour », ni à la volonté de « réparer ». […] Notre prière est un cri qui dit le silence en lequel nous tient le silence de Dieu » (p.300). Que d’échos puissants avec Johann Baptist Metz !
C’est peu dire que la Shoah interroge le théologien, elle le conduit à repenser le Christ et le Nouveau Testament à l’aune de l’innommable tragédie qu’Elie Wiesel, après les poètes et écrivains yiddish contemporains de l’Événement, nomma ‘Hurban (ou ‘Hurbn), mot désignant la destruction du Temple de Jérusalem en l’an 70.
Si pour le clairvoyant Michel de Gœdt, une chose est sûre, c’est que pour les Juifs de foi, seul le judaïsme est la voie de la ge’ula, la Rédemption – « Dieu peut-Il être infidèle ? » demande-t-il -, une autre ne l’est pas moins, qui est de « reconnaître que l’éclipse de la Shoah est plus terrible que celle du Vendredi Saint » (210). 
Dans l’histoire humaine si tragique, si absurde avec ses catastrophes, ses guerres, ses génocides, la misère endémique de plus d’un milliard d’êtres humains, le carme insistait pour rappeler aux chrétiens, aux catholiques, que s’il y avait bien un sens et finalement un Salut d’une manière ou d’une autre après la mort, il leur fallait entendre et comprendre que ce « Salut est des Juifs, c’est-à-dire est d’origine juive. »  
Si le Salut n’est pas complètement un vain mot, il est des Juifs et le Messie des Nations lui-même fut un juif vivant parmi les Juifs et mourant comme un juif, alors le summum de l’absurde n’est-il pas la collusion permanente que tant de chrétiens font aujourd’hui entre le judaïsme et la politique israélienne, entre l’anti-sionisme et l’antisémitisme ? Ce carme fut d’une envergure spirituelle et intellectuelle rare, et son livre ira loin dans la conscience juive, pourvu qu’il soit lu largement…
Le père Michel de Gœdt était assurément un inspiré du Saint, béni soit-Il, un porteur de dialogue et un théologien parmi les grands précurseurs de ce que sera un jour une théologie chrétienne de la Shoah… 
Notes:
1.  Editions du Carmel. Textes rassemblés et annotés par Didier-Marie Golay, o.c.d. et présentés par Fr Pierre Lenhardt.
2.  Parole et Silence, 2014.
3. Cerf, 2009.
4.  Concilium, n°195, “ Le Judaïsme après Auschwitz ”, 1984.