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Publié le 15 Juillet 2013

Rafle du Vel’ d’Hiv : "Nous étions plongés dans la bestialité"

Le 16 juillet 1942, plus de 13 000 juifs sont arrêtés par la police française et enfermés dans le Vélodrome d'Hiver. Annette Muller a vécu, à seulement 9 ans, l’enfer de la rafle. Elle revient avec nous sur cette expérience et sur le sort des milliers d’enfants qui ont connu l’horreur des camps du Loiret.

L’histoire a prouvé que le racisme pouvait conduire à la mort

Quel est votre souvenir du 16 juillet 1942?

 

Annette Muller: J’ai entendu des coups contre la porte de la maison. Je revois ma mère, pour qui j’avais une profonde admiration, aux genoux des inspecteurs qui la repoussaient du pied. Elle les suppliait. Ce souvenir m’a hantée pendant des années.

 

Quel a été votre quotidien au Vel’ d’Hiv?

 

Les haut-parleurs scandaient des noms. Les gens avaient le cou tendu, espérant une délivrance. Nous avons très vite manqué d’eau et pataugions dans les excréments. Nous nous battions pour une simple madeleine et une sardine à la tomate. La lumière ne s’éteignait jamais. Puis je suis tombée malade. Avec mon petit frère, Michel, et ma mère, Rachel, nous sommes descendus sur le terre-plein, où se trouvaient les infirmières. J’ai croisé un homme que je connaissais, blotti dans une couverture écossaise. Je l’ai vu nu, blanc, les yeux révulsés: il était en train de mourir. À cet instant, mon enfance a basculé. J’ai perdu confiance en les adultes. J’ai pris conscience qu’ils ne pourraient plus jamais nous protéger.

 

Quelle image gardez-vous de ces cinq jours?

 

Celle d’une jeune femme assise dans les gradins qui tenait un enfant dans ses bras. Elle avait sympathisé avec ma mère. Elle nous a présenté son fils, Henri. Il avait 2 ans. L’image de cette femme embrassant ce garçon aux joues roses, au milieu des cris et des hurlements, m’a bouleversée. Henri est mort le 27 juillet 1942.

 

Vous avez ensuite été parqués dans un centre du Loiret.

 

Le camp de Beaune-la-Rolande était entouré de fils barbelés et de miradors. Nous nous précipitions autour du point d’eau. De simples trous servaient de latrines. Les adultes se soulageaient à la vue de tous. Il n’y avait plus aucune pudeur, nous étions plongés dans la bestialité. Les surveillants nous ont rassemblés à coup de crosses de revolver, de fusil et de jets d’eau. Ils essayaient d’arracher les vêtements des mères pendant que nous, enfants, nous nous accrochions. Les femmes avaient préféré jeter leurs bijoux dans les excréments plutôt que de les donner ou de les garder pour améliorer leur sort. Elles n’avaient donc plus aucun espoir concernant l’endroit où elles allaient. Les gardes les ont traînées par les cheveux. Je me souviens encore du regard rassurant de ma mère qui se tenait face à nous. C’est le dernier souvenir que j’ai d’elle.

 

Qu’avez-vous fait ensuite?

 

Je suis restée sur ma paillasse. Quand nous sortions prendre l’air, nous arrachions de l’herbe pour la manger. Les policiers étaient sévères. Je revois encore mon frère, Michel, coincé entre les cuisses d’un policier, lequel lui rasait la tête. «Comme ça, tu ressembleras au dernier des Mohicans», lui disait-il. II avait pourtant de beaux cheveux blonds que ma mère aimait coiffer. Vers la fin du mois d’août 1942, nous avons rassemblé nos affaires et avons quitté le camp.

 

Où êtes-vous allée?

 

À Drancy. Nous dormions à même le sol et n’avions pas le droit de sortir. Lors de notre départ vers l’asile Lamarck, nous avons pensé que nous rentrions à la maison, chez nos parents. J’ai soudain aperçu les deux policiers qui pleuraient en nous écoutant. J’ai compris que je ne reverrai pas ma famille. Puis Clotilde, une religieuse des sœurs de Saint-Vincent-de-Paul, nous a cachés dans un orphelinat à Neuilly-sur-Seine. Mes deux frères aînés sont venus plus tard nous retrouver.

 

Comment se sont déroulées les retrouvailles avec votre père, Manek, qui a échappé aux camps de la mort?

 

Quand nous nous sommes retrouvés à la Libération, mes frères et moi étions incapables de prononcer le mot «papa». Nous avions perdu l’habitude, nous l’avons donc vouvoyé. Plus tard, j’ai réussi à le dire après la naissance de mes enfants.

 

Vous sentez-vous coupable d’avoir survécu?

 

Je me suis toujours sentie coupable par rapport à ma mère. Internée à Auschwitz, elle a certainement dû voir arriver les enfants du Vel’ d’Hiv’ et a sans doute cru que nous étions parmi eux. Nous n’en avons jamais parlé avec mes frères. À la maison, nous n’abordions que la question de la Résistance. Mon mari, ancien FTP (franc-tireur et partisan), m’a en revanche beaucoup aidée et encouragée à parler de ce que j’avais vécu.

 

Pourquoi avoir écrit votre histoire*?

 

Écrire était un moyen de me faire entendre. Comme un poilu de 14-18. Je ne cesse de témoigner. Il faut s’accepter les uns les autres quelles que soient nos différences. L’histoire a prouvé que le racisme pouvait conduire à la mort.

 

Source: http://www.directmatin.fr/culture/2013-06-20/rafle-du-vel-dhiv-nous-etions-plonges-dans-la-bestialite-490902