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Publié le 18 Juillet 2012

Rescapée du Vel d'Hiv : « Je n'avais qu'une idée, m'échapper »

Le 16 juillet 1942, Anna Traube n'a que vingt ans quand elle est arrêtée à son domicile parisien, comme 13 000 autres Juifs. Conduite au Vélodrome d'Hiver, elle s'en échappe cinq jours plus tard. Aujourd’hui, depuis Nice où elle réside, cette rescapée se souvient.

Quels souvenirs gardez-vous de votre arrestation ?

 

Je n'ai jamais pu oublier cette journée. Il est près de midi quand la sonnette retentit dans notre appartement du Xe arrondissement. Je pense que c'est une amie, mais quand j'ouvre la porte, je vois deux policiers : l'un en uniforme, l'autre en civil. Deux Français. Mon père est déjà en zone libre, à Limoges, et mon frère, comprenant immédiatement de quoi il retourne, s'échappe par l'escalier de service pour se réfugier dans une chambre de bonne. Il ne reste que ma mère et moi. Les policiers me disent : « Nous vous emmenons ». Quand on s'inquiète de notre destination, ils ne répondent pas. Ils sont très polis. Ils nous ordonnent de préparer deux jours de vivres, et de prendre des couvertures. Ma mère les supplie de nous laisser partir, elle s'accroche à leurs bras. Très vite, je comprends que c'est inutile. Je n'ai qu'une idée en tête : m'échapper.

 

Comment vous y prenez-vous ?

 

Alors que les policiers nous laissent préparer nos affaires, je dis à ma mère : « Seule je pourrai m'en sortir, mais avec toi ça ne sera pas possible ». Je la jette alors littéralement dans l'escalier de service afin qu'elle rejoigne mon frère. Je m'échappe aussi par l'escalier, mais au lieu de monter vers les chambres de bonnes, je descends dans la cour qui mène à la rue. Là, un policier m'attend. Il a ordre d'emmener quatre personnes. Me voyant seule, il va se renseigner chez la concierge. Nous finissons par partir. Je suis la seule arrêtée, c'est un miracle. Sur le trajet, j'essaie à nouveau de me sauver. Je fais de l'athlétisme à l'Université donc je cours très vite, mais il y a du monde dans les rues et je suis rattrapée. Les policiers me conduisent dans la cour d'une école, Faubourg Saint-Martin. Deux bus y sont stationnés. Une table de tri est tenue par des jeunes du PPF. On me demande mon âge et si je suis seule, puis on m'indique le bus de gauche. Un homme passe à côté de moi et me murmure : « Allez dans l'autre ». C'est le second miracle de la journée : au lieu de finir à Drancy, où m'aurait conduit le premier bus, je me retrouve au Vel d'Hiv.

 

Êtes-vous témoin de gestes de solidarité lors de votre arrestation ?

 

Je n'en ai vu aucun. Personne ne pouvait rien faire de toute façon.

 

Quelles sont les conditions de vie au Vélodrome d'Hiver ?

 

Ce qui me frappe le plus en arrivant, c'est la foule. Il est plus de midi, beaucoup d'arrestations ont déjà eu lieu. Cris, brouhaha, lumière glauque : voilà mes premières impressions. Je reste au Vel d'Hiv cinq jours et cinq nuits. Au bout de deux jours, on nous donne une soupe infâme, que je ne peux pas toucher. Heureusement, j'ai retrouvé des amis de mes parents qui me donnent des vivres emportés pour eux.

 

Comment avez-vous réussi à vous évader ?

 

Sans arrêt je me dis : « Il faut que je me sorte de là à tout prix ». Alors je m'installe en haut des gradins et j'observe. Une tente de la Croix-Rouge est installée sur la piste en bas, provoquant beaucoup de va-et-vient. Je comprends qu'il faut que je m'échappe par là. Que peut-on inventer pour s'évader, quand on est jeune et plutôt belle ? Je dis au médecin de la Croix-Rouge que j'ai des hémorragies, des « trucs de femme ». Il me faut un laissez-passer. « Ça va être difficile, car vous êtes une femme » me prévient-il. Je repère des plombiers des Eaux et forêts, ils viennent pour « l'assainissement ». Leur chef, Gaston Roques, me fournit un laissez-passer normalement destiné aux ouvriers. Je le remplis moi-même, avec une fausse identité : Yvette Baudoin. Je trouve que ça sonne bien. Gaston Roques m'a confié que le premier barrage à l'intérieur du Vel d'Hiv est au courant des évasions. Je le passe sans problème. Au second barrage, je reconnais un garde qui m'a « baratiné » un peu avant, en m'affirmant que si j'étais « gentille » avec lui, il me laisserait sortir. Quand j'arrive devant lui, il regarde mon laissez-passer, l'air de dire : « Mais comment as-tu fait ? » Il me laisse traverser, son collègue ne remarque rien. La distance jusqu'au dernier barrage, à l'extérieur du Vel d'Hiv, me semble interminable. Mais je ne rencontre pas de problème non plus, et me voilà dehors.

 

Libre, mais pas encore à l’abri…

 

Gaston Roques m'avait prévenue : « Surtout, ne courrez pas». Avant de partir, il m'avait indiqué un itinéraire jusque chez un « bougnat » du quartier qui pourrait me loger pour la nuit. J'essaie tant bien que mal de m'en rappeler : surtout, il ne faut pas qu'on me voie hésiter. Alors que je marche, un petit oiseau se pose devant moi. Il sautille, comme pour m'indiquer la route. Je pense avec émotion : « Lui, il est libre, tous ces gens autour aussi, et moi, peut-être ». J'arrive à destination sans encombre. Le patron de l'hôtel me nourrit et me donne une chambre au premier étage. Le lendemain matin, la mère d'une amie vient me chercher pour m'emmener chez elle, à Bois-Colombes, où je reste quinze jours cachée, bien nourrie, à jouer au ping-pong.

 

Que faites-vous ensuite ?

 

Je me demande ce que sont devenus ma mère et mon frère. Je pense qu'ils sont partis se cacher chez un ami de mon père. Nous réussissons à établir un contact, et un voyage vers Limoges s'organise. En arrivant à la gare, le train est bondé. Je repère un wagon qui semble plus vide que les autres et m'en approche : il est rempli d'Allemands. Voyant ma mère et mon frère s'éloigner, je leur fais signe de venir. « Au cœur du danger, nous serons peut-être plus en sécurité », me dis-je. Et en effet, le voyage se passe sans contrôle jusqu'à Limoges.

 

Aviez-vous idée de ce qui attendait les Juifs après l'enfermement au Vel d'Hiv ?

 

Non. A l'époque, personne ne se doute de ce qu'il se passe ensuite. On pense qu'ils prennent les hommes pour les faire travailler en Allemagne. Quand on demande pourquoi les familles entières sont emmenées, on nous dit : « On ne veut pas séparer les familles ». Ça semble être une bonne intention.

 

Comment avez-vous vécu le discours de l'Etat français sur la mémoire de la Rafle ?

 

Pendant longtemps, personne n'en parlait. Moi-même, j'essayais d'occulter cette épreuve pour aller de l'avant. Je faisais tout le temps des cauchemars où j'étais poursuivie. J'étais révoltée quand j'entendais que le gouvernement français ne reconnaissait pas l'implication qu'il avait eue dans la Rafle. C'est Jacques Chirac qui, le premier, a eu le courage d'en parler. Bien sûr, j'étais soulagée.

 

Un sondage CSA commandé par l'Union des Etudiants Juifs de France dévoile aujourd'hui qu'entre 57 et 67% des Français de moins de 35 ans ne connaissent pas la tragédie du Vel d'Hiv. Que faire pour combler cette ignorance, soixante-dix ans après la Rafle ?

 

Il faut en parler pour que cela se sache. Il existe beaucoup de témoignages, des livres notamment. Je suis allée plusieurs fois rencontrer des élèves dans des écoles ou au Mémorial de la Shoah. Je terminais souvent mon témoignage par cette recommandation : dans des périodes troublées comme celle -là, il ne faut pas obéir aux ordres, mais à sa conscience.

 

Evadée du Vel d'Hiv, Anna Traube [Broché 2005]

 

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