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Publié le 7 Septembre 2020

Revue annuelle du Crif 2020 - De l'impératif de souligner la spécificité de l'antisémitisme, par Emmanuel Debono

Le Crif bénéficie régulièrement de l’expertise et des contributions, analyses et articles de nombreux chercheurs.euses et intellectuel.les sur les nouvelles formes d’antisémitisme, la délégitimation d’Israël, le racisme et les discriminations, ou encore sur les enjeux géopolitiques et le terrorisme. Depuis quelques semaines, vous avez le loisir de découvrir ces contributions pour la Revue annuelle du Crif 2020. Bonne lecture !

Le Crif bénéficie régulièrement de l’expertise et des contributions, analyses et articles de nombreux chercheurs.euses et intellectuel.eles sur les nouvelles formes d’antisémitisme, l’antisionisme, la délégitimation d’Israël, le racisme et les discriminations, les risques et enjeux géopolitiques et le terrorisme, notamment.

L’institution produit également des documents dans le cadre de sa newsletter, de la revue Les Études du Crif, sur son site Internet et sur les réseaux sociaux, en publiant régulièrement les analyses et les points de vue d’intellectuels. Des entretiens sont publiés également sur le site. Pour la collection des Études du Crif, plus de 130 intellectuels ont publié des textes.

Chaque année, nous demandons à plusieurs intellectuel.les de bien vouloir contribuer à notre revue annuelle.

Si les textes publiés ici engagent la responsabilité de leurs auteur.es, ils permettent de débattre et de comprendre de phénomènes complexes (laïcité, mémoire, antisémitisme et racisme, identité…).

Dans les semaines à venir, vous aurez le loisir de découvrir ces contributions ! Bonne lecture !

 

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De l'impératif de souligner la spécificité de l'antisémitisme, par Emmanuel Debono

En février 1938, Bernard Lecache, fondateur et président de la Ligue internationale contre l’antisémitisme, rédigeait pour le journal de son association un éditorial ayant pour titre « Pan sur les Juifs ! ». Le texte contenait des éléments précis de définition de l’antisémitisme, faisant défaut à tant d’autres définitions : les juifs sont là où l’on a besoin qu’ils soient, même quand ils n’y sont pas, et cela en vertu d’une représentation du monde. Car ni la peur, ni la frustration, ni la colère ne suffisent à expliquer la longévité d’un phénomène dont il faut souligner, pour mieux le distinguer du racisme auquel il est souvent associé, ses caractères obsessionnel, intemporel et universel. Dans la fabuleuse trilogie d’Axel Corti Welcome in Vienna, sortie sur les écrans entre 1982 et 1986, il y a cette phrase prononcée par un juif à New York, après la guerre : « Jamais ils ne nous pardonneront le mal qu’ils nous ont fait. » En 1938, le président de la LICA écrivait : « On leur reproche même le pogrome. C’est une astuce qu’on ne leur pardonne pas. A-t-on idée de se faire massacrer ? » Une « astuce » sur laquelle Maurice Bardèche brodera dix ans plus tard, jetant les bases du négationnisme dans son essai Nuremberg, ou la Terre promise. Visionnaire Lecache ? Non, simplement réaliste. L’homme qui a interrogé, dans les années 1920, la mémoire des communautés juives d’Ukraine décimées au cours de la guerre d’indépendance contre les bolcheviks (1917-1920), sait bien que l’antisémitisme fait feu de tout bois, des vivants mais aussi des morts, et que parmi les enjeux mémoriels à l’agenda de certains militants, il y a celui de salir, d’entretenir la confusion et d’instiller l’oubli.

La confusion des sorts, comme si le « juif d’hier », cible d’un antisémitisme hitlérien dit-on révolu, avait aujourd’hui cédé la place à d’autres victimes appelant une mobilisation contre une nouvelle persécution. L’étoile jaune serait sortie de l’Histoire et aurait changé de poitrine. La confusion des morts, comme si le martyr passé devait nécessairement incarner le bourreau, pour que l’on puisse en finir avec une culpabilité encombrante à laquelle on impute un prétendu « deux poids deux mesures ». Négationnisme, concurrence victimaire, oubli. Une autre trilogie, délétère celle-ci, pour la République et la Nation. Une trilogie nourrie de complotisme, fléau devenu sujet d’actualité et de préoccupation majeure ces dernières années.

La théorie du complot ? Les juifs savent de quoi il retourne. Elle est consubstantielle à l’antisémitisme ; c’est même ce qui en fait la spécificité, sans que chacun, pourtant, en mesure la signification profonde et la portée réelle. Le complot est une représentation du monde dotée d’un principe explicatif, qui ne tombe jamais en panne. « Pan sur les Juifs ! » En toutes circonstances et à tous propos, car tout s’explique par « le Juif » et revient au « Juif ». L’antisémitisme n’a pas besoin du carburant de la frustration ou de la colère. Il n’a pas non plus besoin de la folie même si ces facteurs sont à même de favoriser l’expression de la haine et le passage à l’acte. La passion suffit. Elle alimente les croyances et entretient la flamme. Elle n’interdit pas d’élaborer des théories politiques comme celles de Charles Maurras, qui, après la Libération, condamnait la barbarie hitlérienne tout en répétant à l’envie que « les Juifs nous doivent des comptes ». Tant et si bien qu’il fut possible, en France et après 1945, de réclamer des mesures spécifiques contre les juifs, sans haine et sans violence. Sans être condamné non plus.

Tout semble avoir été déjà pensé et écrit au sujet de l’antisémitisme. Les analyses, constamment réactualisées, ne manquent pas. L’historiographie est conséquente. Le sujet demeure au cœur d’une importante production intellectuelle et artistique. Et pourtant... Il faut continuer d’expliquer la particularité d’un phénomène influencé par la conjoncture mais qui n’a pas besoin de conjoncture pour s’épanouir. Il faut, encore, dire ce qui le distingue des racismes d’infériorisation, au nom desquels on a pu, outre-mer, conquérir, asservir et massacrer. Souligner toujours sa dimension fantasmagorique, moins active dans les formes de racismes qui empoisonnent notre République. Il faut, toujours, même à des universitaires consacrant leurs recherches au racisme, signifier ce qui fait la force et la violence meurtrière de l’idéologie quand elle repose sur le principe d’une lutte à mort qui entend délivrer l’humanité de l’emprise juive. Préciser en somme pourquoi il importe de distinguer l’antisémitisme du racisme, non pour hiérarchiser  ces phénomènes, mais pour en faire apparaître les spécificités irréductibles.

Le fantasme de l’omniprésence juive, qui explique tout et son contraire, est en cela difficile sinon impossible à éteindre. Il fonctionne à merveille, même en l’absence des juifs. Pour tout dire, il fonctionne en dehors de la réalité. La critique d’Israël, par exemple, a beau être légale, libre et répandue, ce constat est plus contesté dans les esprits que l’idée fausse d’un chantage à l’antisémitisme qui cadenasserait toutes expressions négatives au sujet des choix politiques de cet État.

Il est dit que nous sommes entrés dans une ère de post-vérité, ce qui ne laisse pas d’inquiéter. À certains égards, on pourrait dire que l’antisémitisme, comme d’autres systèmes de croyances, a toujours été situé par-delà la vérité : ses discours sont structurés par des théories sur lesquels les arguments rationnels ont peu sinon pas prise. L’enjeu se situe donc au-delà de la désintégration du préjugé, dont Albert Einstein disait qu’elle était plus difficile à réaliser que celle d’un atome : il est ancré dans la lutte contre les croyances et les passions, qui semblent avoir trouvé un terrain d’épanouissement sans borne avec Internet et les réseaux sociaux.

L’antisémitisme est un défi pour la démocratie confrontée aux développements de l’économie numérique. La mobilisation des sciences cognitives, pour comprendre la propagation des théories du complot et l’adhésion forte qu’elles suscitent, doit aussi concerner la lutte contre l’antisémitisme. Si le combat semble asymétrique et sans fin, il ne peut pas ne pas être mené. Les sciences sociales et humaines doivent  de ce point de vue continuer à permettre la mise en exergue de la nature particulière du phénomène : toute confusion et simplification travaillent au contraire à le rendre insaisissable et, ce faisant, invisible. Certains n’en demandent pas davantage.

 

Cet article a été rédigé pour la revue annuelle du Crif.

Nous remercions son auteur.

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