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Publié le 18 Juillet 2016

#Terrorisme - Gilles Kepel : "Daech a réussi à imbiber les esprits"

Pour le chercheur, l'organisation terroriste n'a plus besoin de commanditer des attentats.

Des électrons libres réalisent ses objectifs

Interview de Gilles Kepel, par Marie-Amélie Lombard-Latune, publiée dans le Figaro le 17 juillet 2016
 
Le Figaro : Comment Daech observe-t-il ce qui se passe depuis trois jours en France?
 
Gilles Kepel : Cet attentat produit le double effet recherché par Daech: l'efficacité d'une grande réussite opérationnelle et un effet de sidération dans la population. Daech, dans la logique de ce que j'appelle «le djihadisme de 3e génération», récupère ainsi le bénéfice de toute l'opération.
 
Que Daech ait «activé» en amont Mohamed Lahouaiej Bouhlel ou qu'il valide a posteriori une attaque commise en son nom, le résultat est le même?
 
Oui, car la réalité concrète de ce qu'on appelle Daech se dilue de plus en plus, au fur et à mesure que son territoire, en Syrie et en Irak, se rétracte. Aujourd'hui, il n'y a peut-être même plus de centre de commandement de l'État islamique (EI) à Raqqa. Mais peu importe! L'imprégnation idéologique de ses «idéaux», de son message appelant à combattre les «mécréants» et les «apostats» est telle à travers le monde que Daech a déjà gagné… Le djihad marche tout seul, si l'on peut dire. Pas besoin d'ordres ou de logistique sophistiquée. Daech l'a d'ailleurs parfaitement intégré puisque ses sympathisants donnent désormais cette consigne aux candidats au djihad, sur les réseaux sociaux: «Déchirez vos billets pour la Turquie. Pas besoin de venir ici, agissez chez vous!»
 
Cette assurance de Daech ne se traduit-elle pas aussi par les termes de sa revendication, minimaliste, de l'attentat de Nice?
 
Effectivement. Ce communiqué a été publié samedi par l'agence Amaq, le canal habituel de revendication de l'EI, qui existe depuis plus d'un an sur le dark Web (la face cachée d'Internet, NDLR) et via laquelle l'assassinat du policier de Magnanville et de sa compagne avait déjà été revendiqué. Pour Nice, c'est quatre lignes en arabe: «L'homme qui a mené l'opération à Nice, en France, est l'un des soldats de l'État islamique. Il a exécuté cette opération d'écrasement en réponse aux appels à frapper les ressortissants des pays membres de la coalition qui combat l'État islamique.» Daech ne prend donc même plus la peine d'entraîner des hommes, de les envoyer en mission… Il se contente d'individus, imbibés de son idéologie, qui passent à l'acte sans avoir été «déclenchés» par un commandement. Leurs opérations sont ensuite formatées par Daech à sa convenance.
 
C'est-à-dire?
 
L'exemple de Magnanville est, à ce titre, intéressant. Dans un premier temps, l'assassin du couple enregistre sa vidéo d'allégeance à l'État islamique avec deux plans du corps de la jeune femme dans un bain de sang et son petit garçon terrorisé, tout en énumérant la liste des personnalités françaises condamnées à mort par l'EI et elle est postée à ses «friends» sur Facebook. Plus tard, quand elle passe sur Amaq, la vidéo est coupée des images abominables puis la liste des «cibles» est retirée. Il y a donc une volonté de faire évoluer politiquement la mise en scène.
 
Au fil des heures, le profil du tueur de Nice se dessine plus précisément: un Tunisien vivant en France depuis le milieu des années 2000, dont la radicalisation n'avait pas été détectée, qui n'était pas parti en Syrie mais qui bénéficiait sans doute de complicités en France…
 
Ce qui apparaît, c'est un petit délinquant aux antécédents psychiatriques lourds, condamné récemment après une altercation avec un automobiliste. Un type qui, encore une fois imprégné de cette atmosphère djihadiste qui circule sur le Net, a décidé de mettre en œuvre sa propre opération avec les moyens à sa disposition. En l'occurrence, un camion qu'il sait conduire de par sa profession de chauffeur-livreur. Une opération dont il se doute qu'elle est suicidaire, fin qui donne un aboutissement métaphysique, politique et planétaire à sa psychose.
 
Selon «Le Journal du dimanche», il aurait vidé son compte en banque et vendu sa voiture peu avant le 14 juillet. Une attitude caractéristique de la préparation au «martyre»?
 
Oui, les candidats au martyre sont censés régler leurs dettes avant l'au-delà.
 
En apparence, selon son voisinage, il ne menait pas une existence conforme aux canons islamistes. Aurait-il pu pratiquer la «taqiya», cette dissimulation dans la société occidentale recommandée par Daech?
 
C'est en effet une recommandation pour tromper l'ennemi infidèle. Et même le péché - boire, forniquer, voler - est effacé par le martyre rédempteur. Ce qui semble se dessiner, c'est qu'il n'était pas «traçable» avant son passage à l'acte. Il était en dehors des écrans radars des services antiterroristes.
 
Son mode opératoire basique - un camion lancé dans la foule - ne renforce-t-il pas la peur de la population? C'est l'attentat du pauvre…
 
L'attentat produit un effet très impressionnant. Non seulement le 14 Juillet, la fête nationale, c'est l'abomination suprême pour Daech. L'impiété, la laïcité et la démocratie, que symbolisent pour lui les idéaux de la Révolution française. Mais en plus l'attentat est fait pour saper le moral de la nation, après un ramadan et un Euro que l'on redoutait sanglants mais qui se sont bien passés. Avec un simple camion, cet individu fait voler en éclats ce moment de soulagement et contraint le président de la République à se contredire sur l'état d'urgence. Enfin, Nice, la promenade des Anglais sont les symboles du chic français dans le monde.
 
Nice ne peut-elle simplement avoir été le lieu de l'attaque parce que c'est là que vit le terroriste?
 
C'est aussi une hypothèse, le terroriste répondant à l'appel lancé par le porte-parole de l'État islamique en 2014: «Tuez les mécréants, écrasez-les avec votre voiture.» Mais il a choisi la «Prom» et non le quartier défavorisé de l'Ariane…
 
Selon un sondage publié aujourd'hui par «Le Figaro», les Français attendent un tour de vis supplémentaire en matière de sécurité. Une réaction attendue?
 
Oui après pareil traumatisme. Cependant, ce que nous montre l'attentat de Nice est que la population ne peut pas tout attendre de l'État. La puissance publique fait ce qu'elle peut mais la vraie capacité de mobilisation ne peut qu'émaner de la société civile. C'est ainsi que le GIA en Algérie, par ses massacres, a perdu le soutien que pouvait lui accorder une partie de la population. Même chose en Italie avec les Brigades rouges, du reste! À Nice, parmi les victimes, se trouvaient de nombreuses personnes originaires d'Afrique du Nord, des familles musulmanes. Aujourd'hui, seule la société civile peut assécher le marécage où le terrorisme se reproduit... Lire l'intégralité
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