#ElieWiesel - Malgré la douleur, tu choisiras la vie, par Anny Dayan Rosenman

 
Par Anny Dayan Rosenman, Professeur de littérature, publié dans les Blogs du Huffington Post le 21 juillet 2016
 
A présent que la vague d'émotion suscitée par la mort d'Elie Wiesel s'est un peu apaisée, peut-être le temps est-il venu, dans le silence du texte, de lire ou de relire son œuvre avec l'attention qu'elle requiert et qu'il espérait. Ce qui permet de suivre un itinéraire remarquable, car chez lui l'écriture du témoin et l'évocation d'un monde détruit se prolongent en un projet de reconstruction collective, de retissage d'une identité juive blessée que l'écrivain veut raccorder au monde.
 
La destruction de l'homme en l'homme
 
Wiesel fut l'un des grands témoins de la Shoah. Son œuvre majeure, La Nuit reste, par son écriture dépouillée et sa cruelle concision, l'un des plus puissants témoignages porté sur la destruction des Juifs d'Europe, mais aussi sur la destruction de l'homme en l'homme, sur l'attaque de tous les liens qui constituent la communauté humaine.
 
Oeuvre matricielle et cœur incandescent de l'œuvre wieselienne, son récit décrit sans concession les étapes de la confrontation avec le Mal absolu et ses effets destructeurs sur une âme d'adolescent. A Auschwitz, le jeune Eliezer a vu ce qu'il n'aurait jamais dû voir, il a assisté à la transgression des règles qui fondent l'humanité, il a appris que devant une promesse de mort généralisée, l'instinct de vie ne connaît ni compassion ni altruisme, il a appris qu'un père et un fils peuvent s'entretuer pour un bout de pain, et que "ce petit bout de pain sec et crasseux peut renverser la structure de la création" (1).
 
Il a assisté, dès sa première nuit au camp, au meurtre des enfants, et cette scène, il ne cessera de la revoir dans ses nuits sans sommeil. "L'enjeu ne sera pas la description de l'horreur, l'enjeu en sera l'exploration de l'âme humaine dans l'horreur du mal (2)" écrivait Jorge Semprun, réfléchissant à l'enjeu d'un futur témoignage, très peu de temps après sa libération de Buchenwald. Et cette phrase semble définir au plus près le témoignage de Wiesel dans sa douloureuse lutte avec les mots.
 
Sa douloureuse lutte avec les mots (3)
 
Dans les œuvres suivantes, avec L'Aube, Le Jour ou Les portes de la Forêt (4), Wiesel a tracé un puissant portrait de survivant, absent à lui-même et aux autres, incapable de ressentir les sentiments des vivants, en proie à une révolte et à un désespoir sans fond. Un survivant qui est un revenant lazaréen, en dialogue avec ses morts, et parfois en dialogue avec la mort elle-même.
 
Et ce portrait, ce personnage de survivant, il a su l'inscrire au cœur de notre culture (5), désormais une culture de l'après. De même qu'il a su constituer le silence en un espace textuel, où comme l'écrit le philosophe André Neher (6), les protagonistes travaillés d'une parole empêchée ou impossible, ayant perdu ou renié tous leurs mots, se confrontent par leur silence au silence du monde et au silence de Dieu.
 
Contrairement à ses compagnons, Eliezer se refuse désormais à prier, par un retournement qui traduit la révolte du croyant. Cette blessure de la foi, cette mise en accusation -"j'étais l'accusateur et l'accusé Dieu", écrit le narrateur, initie le procès de Dieu, sans cesse instruit dans les premiers textes de Wiesel. Mais si ce procès constitue l'un des thèmes et l'une des figures fondamentales de son univers littéraire, il traduit aussi la révolte métaphysique de bien des survivants issus de communautés religieuses... Lire l'intégralité.
 
Notes : 
(1) Elie Wiesel, La ville de la chance, Seuil 1962, p. 69
(2) Jorge Semprun, L'écriture ou la vie, p. 218
(3) Anny Dayan Rosenman, Les alphabets de la Shoah. Survivre. Témoigner. Ecrire. (CNRS Editions, 2007 - Poche Biblis 2013)
(4) La Nuit, Editions de Minuit, 1959. L'Aube, Seuil, 1960. Le Jour, Seuil,1961. Les portes de la forêt, Seuil, 1964.
(5) Avec quelques autres grands témoins et en particulier Anna Langfus. Les bagages de sable, Gallimard, 1962
(6) André Néher, L'exil de la parole. Du silence biblique au silence d'Auschwitz, Nvelle édition, Seuil, 1980
(7) Elie Wiesel, Le cinquième fils, Grasset, 1983. Elie Wiesel, L'Oublié, Seuil, 1989
(8) Nadine Fresco, La diaspora des cendres, in Nouvelle Revue de Psychanalyse n°24, 1981. Art Spiegelman, Maus, Pantheon Books, 1980
 
 
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