Repenser le Troisième Reich, ou le retour de la dimension oubliée, par Pierre-André Taguieff

 
Une recension de Pierre-André Taguieff, publié dans le Blog de l'Obs le 14 novembre 2016
 
L’ouvrage d’Anne Quinchon-Caudal, "Hitler et les races", aussi clair que bien documenté, donne une vision d’ensemble des conceptions de la « race » et du « sang » qui constituent le noyau de ce qu’il est convenu d’appeler l’idéologie nazie. Il analyse d’une façon convaincante les tensions existant entre la réinvention des mythes antijuifs et le projet de développer le prétendu « racisme scientifique » sur la base de l’anthropologie physique et de la génétique. Il montre aussi que, sous le Troisième Reich, de multiples « écoles » se disputaient sur les définitions, les approches et les usages de la « race » : les mystiques et les partisans d’une religiosité « nordique » ou « aryenne », les défenseurs d’une anthropologie physique descriptive et les spécialistes de la « science raciale », les eugénistes de diverses obédiences, les nationalistes, etc.
 
Certains auteurs prétendent à l’objectivité scientifique, d’autres assument leur statut de polémistes, d’autres encore jouent aux prophètes inspirés ou aux fondateurs d’une nouvelle religion de salut. Mais les mêmes qui se donnent un visage scientiste en se référant aux « lois de la nature » ne répugnent pas à reprendre à leur compte certains éléments de la religiosité « völkisch » visant à resacraliser ou réenchanter « la Nature ». Ce livre souligne enfin le fait que, dans leurs écrits, leurs discours ou leurs déclarations sur le « sang » ou la « race », les dirigeants  nationaux-socialistes peuvent être classés du plus « mystique » au plus « matérialiste », ou, plus précisément, situés entre deux pôles extrêmes : d’un côté,  les partisans d’un vitalisme mystique, et, de l’autre, ceux d’un matérialisme biologique. Anne Quinchon-Caudal a choisi d’étudier d’une façon comparative les conceptions respectives de cinq chefs nazis : Alfred Rosenberg, Adolf Hitler, Julius Streicher, Heinrich Himmler et Richard Walter Darré. Elle aurait pu ajouter Joseph Goebbels, dont le nationalisme hypertrophié a fini par se réduire à une vision manichéenne du monde, où, comme chez Hitler, une guerre totale et finale est engagée entre « le Juif » et « l’Aryen »[1].
 
      Dans cet ouvrage, Anne Quinchon-Caudal procède à des lectures pénétrantes d’écrits parfois bien connus (de Rosenberg, Hitler, Himmler, etc.), qu’elle sait « faire parler ».  À travers des analyses de textes et des reconstitutions de contextes, elle fait preuve d’une remarquable maîtrise des principaux modèles descriptifs ou interprétatifs proposés par les historiens et les spécialistes de sciences sociales qui ont publié sur la question. Elle montre en particulier comment le thème de la « lutte des races » a nourri l’idéologie nationale-socialiste à travers le prisme des représentations diffusées par les mouvements völkisch à caractère politico-religieux, et a permis l’invention d’une figure de l’ennemi absolu, « le Juif international », incarnant une menace dotée d’une dimension apocalyptique. Voilà qui permet de comprendre en quoi l’antisémitisme joua le rôle d’une vision globale de l’Histoire, et, dans ses formes les plus radicales, put se transformer en une méthode ou une doctrine de salut collectif, caractérisée par Saul Friedländer comme un « antisémitisme rédempteur[2] ». On en connaît l’illustration la plus frappante : « Je crois agir selon l’esprit du Tout-Puissant, notre créateur, car : En me défendant contre le Juif, je combats pour défendre l’œuvre du Seigneur[3]. »   
 
Prenant au sérieux de telles déclarations, Anne Quinchon-Caudal sollicite judicieusement la notion de « religion politique » qui, un demi-siècle après sa première élaboration par le philosophe Eric Voegelin en 1938[4] – quelques années avant la construction du modèle des « religions séculières » par Raymond Aron[5] –,  a été transformée en un modèle d’intelligibilité du national-socialisme[6]. Ce nouveau paradigme a contribué à réorienter les recherches historiques vers l’étude de l’efficacité symbolique des croyances. Une telle approche a été discutée savamment dans l’ouvrage publié en 1997 sous la direction de Michael Ley et Julius H. Schoeps, Der Nationalsozialismus als politische Religion[7]. David Redles, pour sa part, a poursuivi ses travaux sur « l’idéologie raciale » de Hitler en les inscrivant dans une approche des croyances millénaristes et apocalyptiques qui, coexistant avec une « religion de la nature[8] », constituèrent les fondements de la « religion politique » que fut globalement  le nazisme[9]. Dans cette même perspective, mais débordant l’examen du cas Hitler vers une analyse comparative des doctrines accrochées à des noms d’auteurs, il convient de mentionner les recherches érudites de Claus-Ekkehard Bärsch[10], de Richard Steigmann-Gall[11] et de Karla O. Poewe[12]... Lire l'intégralité.
 
Postface (revue et corrigée) à : Anne Quinchon-Caudal, Hitler et les races. L’anthropologie nationale-socialiste, Paris, Berg International, 2013, pp. 245-268.  Ce texte est ici publié avec l’autorisation de l’auteur.   
 
Notes :
[1] Jeffrey Herf, « The “Jewish War” : Goebbels and the Antisemitic Campaigns of the Nazi Propaganda Ministry », Holocaust and Genocide Studies, 19 (1), printemps 2005, pp. 51-80 ; id., L’Ennemi juif. La propagande nazie, 1939-1945 [2006], tr. fr. Pierre-Emmanuel Dauzat, Paris, Calmann-Lévy/Mémorial de la Shoah, 2011.
[2] Saul Friedländer, L’Allemagne nazie et les Juifs. 1. Les années de persécution 1933-1939 [1997], tr. fr. Marie-France de Paloméra, Paris, Le Seuil, 1997, pp. 96-112.
[3] Hitler, Mein Kampf [1925 et 1927], tr. fr. Jean Gaudefroy-Demombynes & André Calmettes, Paris, Nouvelles Éditions latines, 1934, p. 72.
[4] Eric Voegelin, Les Religions politiques [1938], tr. fr. Jacob Schmutz, Paris, Les Éditions du Cerf, 1994.
[5] Raymond Aron, « L’avenir des religions séculières », La France libre, juillet et août 1944 ;  repris dans L’Âge des empires et l’avenir de la France, Paris, Éditions Défense de la France, 1945, pp. 287-318. Pour une problématisation récente, voir Philippe Burrin, « Political Religion : The Relevance of a Concept », History and Memory, vol. 9, n° 1-2, automne 1997, pp. 321-349 ;  id., « Religion civile, religion politique, religion séculière », in Berthold Unfried und Christine Schindler (Hg.), Riten, Mythen und Symbole - Die Arbeiterbewegung zwischen « Zivilreligion » und Volkskultur, Vienne, Akademische Verlagsanstalt, 1999, pp. 17-29. [6] Mais aussi du fascisme italien : Emilio Gentile, La Religion fasciste. La sacralisation de la politique dans l’Italie fasciste [1993], tr. fr. Julien Gayrard, Paris, Perrin, 2002, pp. 305-352 (postface à l’édition française) ; id., Les Religions de la politique. Entre démocraties et totalitarismes [2001], tr. fr. Anna Colao, Paris, le Seuil, 2005.
[7] Bodenheim bei Mainz, Philo Verlagsgesellschaft, 1997.
[8] Robert A. Pois, La Religion de la nature et le national-socialisme [1986], tr. fr. Bernard  Frumer & Jennifer Merchant, Paris, Les Éditions du Cerf, 1993.
[9] David Redles, Hitler’s Millennial Reich : Apocalyptic Belief and the Search for Salvation, New York & Londres, New York University Press, 2005.
[10] Claus-Ekkehard Bärsch, Die politische Religion des Nationalsozialismus. Die religiösen Dimensionen der NS-Ideologie in den Schriften von Dietrich Eckart, Joseph Goebbels, Alfred Rosenberg und Adolf Hitler [1998], 2e éd., Munich, Wilhelm Fink Verlag, 2002 ; id., « The Religious Dimension in the Works of Dietrich Eckart, Joseph Goebbels, Alfred Rosenberg and Adolf Hitler », in Glen Hughes, Stephen A. McKnight & Geoffrey L. Price (eds.), Politics, Order and History : Essays on the Work of Eric Voegelin, Londres & New York, Bloomsbury Publishing, 2001, pp. 104-124.     
[11] Richard Steigmann-Gall, The Holy Reich : Nazi Conceptions of Christianity, 1919-1945, Cambridge (UK) & New York, Cambridge University Press, 2003.
[12] Karla O. Poewe, New Religions and the Nazis, New York & Londres, Routledge, 2006. 
 
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