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Publié le 4 Mars 2015

«Rêver de réparer l'histoire: entre psychanalyse et cinéma», de Jean-Jacques Moscovitz

C’est là le « réel de notre temps », à repenser, à tenter de réparer, même si irréparable, car il ne s’agit pas de se mettre dans les pas des criminels.
 

Présentation par Anne-Marie Houdebine-Gravaud, Psychanalyse actuelle, mars 2015
Rêver de réparer l’histoire, est un beau titre et un beau livre, passionnant, foisonnant. Il en intéressera plus d’un. Tous ceux qui s’intéressent au cinéma tant sont analysés précisément, finement une cinquantaine de films, de grands films ; loués ou critiqués ; je passe vite sur ceux-là mais recommande la lecture de Intouchables (p. 17-18, 29), La vie est belle et ses pauvres et détestables pitreries (p.159-160, 185), et plus encore Salo (p. 24-26) où malgré la pensée anti-fasciste de Pasolini quelque chose s’attarde qui ne se détache pas du sado-masochisme jouissif. Or de ces crimes, il s’agit aujourd’hui encore de cadrer la jouissance plutôt que de la donner à voir.
Evidemment tous ceux qui s’intéressent à la psychanalyse, freudienne et lacanienne y trouveront matière à réfléchir, à penser, à rêver. J’insiste sur la psychanalyse freudienne, avec sa traversée intellectuelle, conceptuelle. Car si Lacan a décrété qu’il n’existait pas de métalangage puisque même les catégorèmes en discours relève de la chaîne signifiante, il s’en forge dans toute discipline humaine, élaborant quelque peu sa pratique, sa méthode. Il en fut ainsi de Freud, comme de Lacan, jusqu’aux mathèmes et au nœud (borroméen !).
J’insiste parce que souvent le discours freudo-lacanien vire, comme on sait, au jargon, oublieux de la lisibilité freudienne. Il n’en est rien ici et l’on trouvera nombre de références à Freud, à ses catégories, à ses principaux ouvrages, fondamentaux pour l’auteur (J-J. Moscovitz), comme (entre autres) L’interprétation des rêves, Psychologie des foules et analyse du moi, Le malaise dans la culture, Totem et tabou, et bien entendu le Moïse (L’homme Moïse et la religion monothéiste) – on sait que J-J. Moscovitz lui a consacré maints travaux – ainsi que certains séminaires de Lacan (Encore, Joyce le symptôme, etc.). Il en va ainsi des concepts ou catégories de ces auteurs, travaillés au fil du texte et du parcours commentant les films, de façon clinique : la castration (de la mère), le meurtre du père, l’Œdipe, le transfert, l’identification, RSI, etc. seront revisités, dans une progression nouant cinéma et psychanalyse, film et écoute clinique avançant vers les opérateurs, plus personnels de J-J. Moscovitz. Je les cite dès maintenant en rappelant qu’ils n’apparaissent qu’au fil du parcours vers les pages 114-115 puis 150-153, tels forclusion construite, à porter au collectif, à différencier de forclusion et de refoulement ou, comme le fit Freud, de répression des pulsions ; ou encore silenciation, mort de la mort (p.153), sans oublier la question du sexuel ; les fictions permettront de la travailler (cf. Augustine, l’hystérie et les débuts de la psychanalyse (p.62-63) ou encore Sabina Spielrein avec a Dangerous Method (p.68-69), etc.).
Avec ces mots, rapidement cités, on entend et l’objectif du livre et la thèse psychanalytique de l’auteur. Celle-ci a été maintes fois énoncée – des références d’interventions ou d’articles sont données en note comme balise de ce travail – mais ici elle l’est dans une articulation pensée, travaillée avec le cinéma, et inscrite dans le titre donnant ainsi, également l’objectif du livre (l’histoire) ; d’où le tressage, psychanalyse, cinéma, histoire et même plus, politique.
La thèse : ce qui s’est passé, la Shoah – ainsi désignée depuis la coupure opérée par le film de C. Lanzmann (à rapprocher de l’œil coupé dans le Chien andalou de L. Buñuel et S. Dali (p.9, p.33), en métaphore ouvrant le livre) – le meurtre des Juifs, des Tsiganes, des malades mentaux, et plus que tout le meurtre dans la chambre à gaz, toute génération confondue, avec la volonté d’anéantir toute trace (un négationnisme déjà là), de traiter l’humain comme un déchet (voir Les nuits fauves, et le chosification du corps, p.91-92), a atteint chaque subjectivité. Ce qui s’est passé a laissé des traces dans l’inconscient et convoque la psychanalyse et l’analyste à en répondre, à en tenir compte dans sa pratique, son écoute, ses opérateurs ; d’où la mort distribuée, la mort de la mort, la jouissance erratique, sans limité, un travail complexe sur le désarrimage, la désimbrication Eros /Thanatos (cf. Eros attaque Thanatos, p.85 et suiv.).
L’autre thèse du livre, son objectif ai-je dit, c’est que les grands films (et leurs auteurs) témoignent de cette question de l’irréparable qui a eu lieu. Eux aussi en sont touchés et comptables. Ce sont ceux qui seront loués, en particulier ceux qui ont inauguré un style, ou comme je dis une « écriture filmique », les documentaires, sans pathos, avec leur exigence de transmission, de restitution d’une loi (de « mise en scène du droit », comme ceux de Marcel Hanoun L’authentique Procès de Carl-Emmanuel Jung (p.116), de Marcel Ophüls Le chagrin et la pitié (p.21, etc.) The Memory of Justice (p.22, 117-118), qui ont eu tant de difficulté à être vus en France, ou l’immense Shoah de C. Lanzmann, maintes fois cité (de la p.9 à la 191), qui a donné ce nom à « l’extermination des Juifs d’Europe » (je reviendrai sur ce titre). Ce film « événement originaire », comme le désigne son auteur, a provoqué d’autres films (ainsi Belzec de G. Moscovitz, p.122-123), sans oublier les fictionnels, car il a inspiré aussi des auteurs réalisateurs de fiction ; entre autres, La sentinelle, Arnaud Desplechin (p.105-107), Train de vie, R. Mihaileanu (p.158-160) etc.
C’est là le « réel de notre temps », à repenser, à tenter de réparer, même si irréparable, sans compréhension, car il ne s’agit pas de se mettre dans les pas des criminels. Mais penser suppose travailler les liens psychanalyse /cinéma comme deux grands espaces où ça se travaille, œuvre, se transmet ; d’où dans ce livre de belles analogies, de belles illustrations (clichés d’écran par F. Siksou) et de vraies questionnements. Il y aurait beaucoup à dire. J’en prendrai un, concernant l’altérité du langage, son équivocité constante, et celle de l’image. On sait l’image assertive ; elle pose, elle montre, elle dit et ne peut nier. Alors comment peut-elle faire trou, absence, équivoque ? J-J. Moscovitz questionne : dans sa chaîne, ses enchaînements, le rapport son / image, image / scénario, les mouvements de caméra, les hors champs ? Vraies questions travaillées, étayées sur nombre de films ; ce qui permet que les commentaires des films ne soient pas seulement illustration du discours psychanalytique, prétexte à monstration ou démonstration psychanalytique plus ou moins conceptuelle, conceptualisée. Cela avec une réelle implication subjective de l’auteur (J-J. Moscovitz reconnue aux auteurs-réalisateurs (à leur désir (p.48), où s’entend le « désir de l’analyste » (p.40). Cette implication subjective s’entend dans le style et quelques trouvailles où l’on relève le lien, cher à Freud et à J-J. Moscovitz (et nombre d’entre nous) entre intime et collectif ; ici intime et collectif, imaginaire et réalité, en psychanalyse et au cinéma. Par exemple : « le cinéma psychise le collectif, politise le sujet spectateur ». Le cinéma fait ainsi œuvre émancipatrice, comme fit Freud, comme fait la psychanalyse avec et depuis Freud et son « courageux regard » (cette fois c’est un énoncé de Lacan). Alors le cinéma, le film fonctionne-t-il comme un rêve ? Ou comme une interprétation ? Au fil des commentaires déployant les films on verra travailler ces questions… Lire l’intégralité.
« Rêver de réparer l’histoire... Psychanalyse, Cinéma, politique »,
de Jean-Jacques Moscovitz
Collection « Le regard qui bat », Èrès, 2015, 206 p.

http://www.psychanalyseactuelle.com/textes/rever-de-reparer-l-histoire-de-moscovitz-par-a-m-houdebine
 

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