A lire, à voir, à écouter
|
Publié le 8 Octobre 2014

À propos de Dieulefit

La publication dans nos colonnes, le 6 octobre 2014, d'une recension par Jean-Pierre Allali du livre d'Ahmed Kalouaz, « Les fées de Dieulefit », a entraîné plusieurs réactions de lecteurs parmi lesquels le Professeur Bernard Delpal, de Lyon, membre du LARHRA (CNRS). Nous avons interrogé ce dernier.

Jean-Pierre Allali : Vous connaissez bien la commune de Dieulefit puisque vous y habitez et que vous conseillez la Maire de cette localité, Madame Christine Priotto, sur le plan historique. Selon vos recherches et estimations, le chiffre de 1500 enfants juifs sauvés et placés à l'école de Beauvallon, à Dieulefit, pendant l'Occupation allemande est erroné. Qu'en est-il exactement ?

Bernard Delpal : L’École de Beauvallon, école de la pédagogie active à Dieulefit, a été, pendant la guerre de 1939-1945, un lieu de refuge pour les adultes et les enfants. Parmi eux se trouvaient des Juifs, étrangers et français. La directrice-fondatrice, Marguerite Soubeyran, a indiqué la capacité d’accueil de l’École (Rapport sur l’école, 1974) : 50 personnes (adultes et enfants) en temps « normal ». Cette capacité a été doublée pendant l’Occupation. Ce qui était une prouesse extraordinaire. Parmi les enfants et adultes accueillis et sauvés se trouvent des Juifs. En mars 1944, Marguerite Soubeyran demande aux garçons circoncis de se cacher en un lieu très sécurisé. Ils sont dix. Deux d’entre eux sont arrivés en 1940, trois en 1941 (envoyés par les EIF et l’OSE). Ces précisions, émanant de l’École elle-même, disqualifient les exagérations et élucubrations qui n’ont pas manqué de déferler ensuite.

Vous parlez à ce propos de « négationnisme emphatique ». Qu'est-ce à dire ?

J’ai eu, à Lyon, de 1986 à 1994, la dure expérience du négationnisme universitaire. J’ai pu observer que l’une des pratiques favorites des négationnistes consiste à saisir une erreur ou une invraisemblance, à lui appliquer une hypercritique acharnée pour nier le fait historique dans sa globalité. Qu’une chambre à gaz ait été reconstituée en un lieu muséographique, par exemple, et qu’elle soit présentée comme « historique » constitue une aubaine pour le négationnisme. Il va en tirer argument pour nier l’existence des chambres à gaz dans les camps de la mort. C’est ainsi qu’a procédé le négationnisme à Lyon, bien relayé par le Front national. Lancer des chiffres farfelus, inventer des situations imaginaires, les parer de l’honorabilité historique, c’est faire le jeu des négationnistes par « emphase ». C’est aussi, pour revenir à Dieulefit, blesser les acteurs, les témoins, les descendants en les mêlant à une fiction qui ne dit pas son nom et prétend tenir lieu « d’histoire des Justes ». C’est enfin adresser un camouflet au travail de vérification rigoureuse opéré par Yad Vashem, à Paris comme à Jérusalem.

Ces précisions n'entachent en rien la renommée de Dieulefit dont l'attitude a été exemplaire et qui a sauvé des milliers de personnes en danger pendant la Guerre. Un classement récemment opéré met  Dieulefit en tête des « villages symboliques de  la résistance civile et du sauvetage ». Une cérémonie aura d'ailleurs bientôt lieu sur place. Donnez-nous des précisions.

Vous avez tout à fait raison. Dieulefit et les communes voisines ont accueilli, sauvé et protégé, en moyenne annuelle, 1 400 personnes de 1940 à 1944. Parmi eux, des Arméniens, des Alsaciens et Mosellans,  des Républicains espagnols, des Juifs - étrangers ou français -, des déserteurs italiens ou allemands. La société locale a ainsi développé une authentique résistance sans armes face à la Collaboration et à l’Occupation. C’est ce qui a été souligné au mois de novembre dernier : sous la présidence de Jean-Pierre Azéma, des historiens spécialisés ont établi un classement des lieux de la résistance civile exemplaire. Dieulefit a été placé en tête. Ce classement  fait suite à une demande qui émane de la Direction de la Mémoire (Ministère des Anciens combattants) et du cabinet de la Présidence. Nous verrons bien en 2015 la suite « politique » qui sera réservée à cette distinction accordée par des historiens.

Dans le même temps, et cette fois pour répondre aux multiples demandes formulées par les personnes sauvées pendant la Guerre, ou par leurs descendants, la ville de Dieulefit a décidé d’ériger un Mémorial en hommage à la résistance civile de la région. C’est l’artiste Ivan Theimer, de notoriété internationale, qui a fourni le projet retenu par les autorités locales. Le Mémorial sera inauguré officiellement le 31 octobre prochain. Cette échéance suscite dès à présent un très grand intérêt, sans blesser la modestie qui sied à un pays de forte tradition protestante et républicaine.

 

CRIF