A lire, à voir, à écouter
|
Publié le 31 Décembre 2015

De janvier 15 à novembre 15, trois livres pour nommer l'horreur

"Le retour du religieux risque-t-il de faire basculer la France -et l'Europe- dans une régression obscurantiste?"

Par Jeanine Hayat, Critique littéraire, publié dans le Huffington Post le 31 décembre 2015
 
Ce que dit Charlie, Treize leçons d'histoire de Pascal Ory, Gallimard, 2015.
Blasphème, brève histoire d'un "crime imaginaire" de Jacques de Saint Victor, Gallimard, collection L'esprit de la cité, 2015.
Terreur dans l'hexagone, genèse du djihad français de Gilles Kepel en collaboration avec Antoine Jardin, Gallimard 2015.
 
En France, l'année 2015 a été endeuillée par deux séries d'attentats sanglants perpétrés par des combattants de Daech. Sur le modèle de mai 68, Pascal Ory, historien spécialiste de l'histoire culturelle, propose d'identifier le premier massacre de l'année comme janvier 15.
 
Nous étendrons nous-mêmes cette forme de dénomination à novembre 15 puisque le livre de Pascal Ory, intitulé Ce que dit Charlie, était sous presse avant les plus récents attentats. Son ouvrage n'est d'ailleurs pas le seul à avoir été, en quelque sorte, dépassé par une actualité tragique: il s'intègre dans une vaste réflexion sur le djihadisme français, entamée par les spécialistes en sciences humaines, une fois dépassée la sidération de janvier 15.
 
Il convient du reste de saluer l'engagement des éditeurs qui ont le souci de proposer des ouvrages sérieux à l'attention de lecteurs parfois désorientés. Pris au dépourvu par l'accélération de l'histoire, plusieurs auteurs ont juste eu le temps d'ajouter en urgence à leur manuscrit un chapitre d'analyse du massacre de novembre 15.
 
C'est le cas de Gilles Kepel, qui a pu compléter son livre intitulé Terreur dans l'hexagone d'un bref passage sur la tuerie du Bataclan. Ces pages sont riches d'enseignements car les centaines de victimes du 13 novembre ont eu pour effet de recomposer en quelques heures le paysage politique.
 
En effet, les victimes des derniers crimes de masse étaient indifférenciées alors que les attentats de janvier ont ciblé surtout un journal, Charlie hebdo, et les clients Juifs d'un Hyper Cacher. Pourtant, s'ils ont été déplacés, les enjeux de janvier 15 n'ont pas disparu. Ils perdurent comme des particularités d'une histoire plus globale.
 
Ne nous y trompons pas. Les auteurs de sciences humaines peinent parfois à adopter un point de vue réellement scientifique et à se débarrasser de leur idéologie personnelle. La production éditoriale relative à l'islamisme est un véritable champ de bataille dans lequel il est parfois malaisé de s'orienter. Entre les auteurs complaisants envers le salafisme, les islamo-gauchistes sensibles à la victimisation des radicalisés et les discours racistes de l'extrême droite, adopter une position juste nécessite information et réflexion. C'est pourquoi écrire et publier des ouvrages savants relève d'une démarche citoyenne.
 
Personnellement interpellé par la mort tragique de son ami Cabu, Pascal Ory réagit en pédagogue en proposant treize leçons d'histoire. Son ouvrage se présente comme un manuel dans lequel le lecteur trouvera, outre des synthèses consacrées au dessin de presse et à la dénonciation d'un nouvel antisémitisme, de longues analyses du Traité sur la tolérance de Voltaire et de Soumission, le roman de Michel de Houellebecq, paru en janvier 15, à la veille de la première série d'attentats. La France est considérée comme une nation littéraire, rappelle l'historien, et les écrits littéraires, ou classés comme tels, sont d'excellents symptômes des contradictions sociales du pays.
 
Le réflexe des historiens quand un événement monstrueux surgit et bouleverse tout à coup une nation, et même le monde, consiste à le replacer dans la durée, quitte à y définir des points de basculement ou de rupture. La mise en perspective de phénomènes à forte composante émotionnelle établit la distance nécessaire à l'analyse. À l'évidence, ni la réponse policière, ni la réponse armée ne suffiront à vaincre Daech et le djihadisme. Sans une évolution de la société vers davantage de lucidité, de justice et de laïcité, la violence, qui ne touche qu'une faible minorité de la communauté musulmane française, ne pourra être éradiquée.
 
Concernant la définition juridique d'une laïcité républicaine, Blasphème, l'essai de Jacques de Saint Victor s'avère être un guide précieux. Concise et éclairante, sa défense de la liberté d'expression est celle d'un historien du droit, à l'argumentation rigoureuse. S'il fait remonter sa réflexion au temps des Hébreux et des premiers Chrétiens pour la poursuivre jusqu'au XXIe siècle, l'historien s'attarde sur le grand moment de rupture qu'il situe au XVIIIe siècle.
 
Jacques de Saint Victor étudie avec minutie le cas du chevalier de La Barre dont le procès inique a provoqué l'abolition du délit de blasphème au début de la Révolution. En 1766, le jeune homme a été condamné à mort pour blasphème, notamment au motif que la police avait découvert chez lui un exemplaire du Dictionnaire philosophique portatif de Voltaire, dont l'irremplaçable combat contre le fanatisme est encore un modèle pour nous. Indirectement impliqué dans cette affaire, le philosophe a contre-attaqué grâce à sa courageuse Relation de la mort du chevalier de La Barre .
 
Gilles Kepel, historien spécialiste de l'Islam et arabisant distingué, s'efforce également de périodiser l'histoire récente. Grâce à son titre choc, Terreur dans l'hexagone, il signale d'emblée que les tueries de novembre 15 ont, de fait, marqué une rupture. La nouvelle ère est l'inévitable aboutissement de dix années de montée de l'islamisme et de progression de Daech, qu'il fait débuter avec les émeutes de 2005 et s'achever avec les récents massacres de novembre 15. Le modèle d'intégration français reposait autrefois sur l'école. Le manque de crédibilité du système scolaire aux yeux de la troisième génération de l'Islam de France est un facteur favorable à la radicalisation... Lire l'intégralité.
 
CRIF