A lire, à voir, à écouter
|
Publié le 13 Décembre 2013

Hommage aux musiciens de Theresienstadt - la musique comme volonté de survie

Par Michaël de Saint-Cheron

 

Dorothée Binding et Benedict Mirow ont réalisé un film rare et pénétrant « Refuge dans la musique – Terezín | Theresienstadt (1) » en deux parties : le documentaire et le concert qui eut lieu en mars 2012 à l’Académie bavaroise des Beaux-Arts à Munich, à l’initiative de la grande mezzo-soprano Anne Sofie von Otter qui porta le projet d’un bout à l’autre.

 

L’action du film se passe essentiellement à Theresienstadt aujourd’hui et à Terezín alors avec quelques-unes des séquences réalisées par la propagande nazie, mais aussi à Munich

Non seulement elle chante, mais encore elle accompagne chaque musique d’un commentaire. Les autres interprètes du concert sont Daniel Hope, violon, Christian Gerhaher, baryton, Bengt Forsberg, piano, Bebe Risenfors, contrebasse, guitare et accordéon, enfin Gert Heidenreich, le narrateur. Les œuvres exécutées lors du concert, reprises en partie dans le documentaire, sont signées par Ilse Weber (1903-1944), Karel Švenk (1917-1945), Robert Dauber (1922-1945), Viktor Ullmann (1898-1944), Erwin Schulhoff (1894-1942), Pavel Haas (1899-1944), Carlo Sigmund Taube (1897-1944) et Adolph Strauss (1902-1944), tous morts très certainement à Auschwitz-Birkenau. Deux des musiciens présents ici ont survécu : Martin Roman (1910-1996) et Karel Berman (1919-1995). Les concepteurs du concert ont aussi eu l’intelligence d’adjoindre à ces compositeurs juifs, Johann Sebastian Bach avec son Largo de la Sonate n°4 en Ut mineur, BWV 1017. Dans le documentaire, on entend aussi de Bach la sarabande de la Partita n°2 pour violon solo en ré mineur BWV 1004,  un mouvement de la Sonate pour piano en si bémol majeur de Franz Schubert et la Kaddish de Ravel.

 

L’action du film se passe essentiellement à Theresienstadt aujourd’hui et à Terezín alors avec quelques-unes des séquences réalisées par la propagande nazie, mais aussi à Munich ou chez nos deux témoins. Les principaux personnages sont donc, d’une part, Alice Herz-Sommer et Coco Schumann, tous les deux survivants du camp-ghetto, et d’autre part, Anne Sofie von Otter et Daniel Hope, qui dialogue avec les témoins. Göran von Otter, père de la cantatrice, était diplomate suédois en Allemagne durant la guerre et le 20 août 1942 dans le train reliant Varsovie à Berlin, il rencontra Kurt Gerstein, qui venait d’assister à un gazage massif de juifs à Belzec. Traumatisé, il fit un rapport terrifiant au diplomate, qui tentera en vain d’alerter ses supérieurs au ministère des Affaires étrangères à Stockholm. Alice Herz-Sommer parle beaucoup à Daniel Hope de l’importance de la musique dans ces situations limites, disant : « Avant tout la musique touche l’âme ». Le guitariste Coco Schumann avait aussi participé au documentaire  « Bei mir bist du schön ! » (Chez moi, que tu es beau !) sur les Ghetto-Swingers.

 

On sait que furent assassinés ensemble le 17 octobre 1944 à Birkenau Pavel Haas, Hans Krása et Viktor Ullmann avec d’autres musiciens tchèques réputés comme Bernard Kaff, Egon Ledeč et Rafael Schächter. Gideon Klein, curieusement absent de ce DVD si précieux, qui fut l’un des plus jeunes musiciens enfermés à Theresienstadt, fut assassiné au camp de Fürstengrube, fin janvier 1945. Paul Mefano, voici vingt ans, a sauvé de l’oubli des œuvres de ce compositeur au talent si prometteur, assassiné à vingt-cinq ans.

 

Le documentaire de Dorothée Binding et Benedict Mirow fait une place bien sûr à Hans Krása (1899-1944) et à son opéra Brundibár, créé par le chœur d’enfants de l’orphelinat juif de Prague en 1941. À Terezín, seules les images tournées par les nazis restituent une représentation de l’opéra pour enfants. Il y connut un tel succès qu’il fut représenté cinquante-cinq fois.

 

Ilse Weber composa au camp des lieder poignants, à commencer par celui qui ouvre le film et le concert : Ich wandre durch Theresienstadt, que Anne Sofie von Otter chante avec une émotion et une simplicité qui nous bouleversent, et dont voici les paroles en allemand, que je me risque à traduire :

 

Ich wandre durch Theresienstadt,
das Herz so schwer wie Blei.
Bis jäh mein Weg ein Ende hat
dort knapp an der Bastei.

Dort bleib ich auf der Brücke stehn
und schau ins Tal hinaus:
Ich möcht so gerne weitergehn,
ich möcht so gern nach Haus.

 

Je me promène dans Theresienstadt

Le cœur aussi lourd que  du   plomb

Jusqu’à  ce  que  mon  chemin

Brusquement  s’arrête  au bastion.

 

Là  je  reste  debout  sur  le  pont

Et  regarde  au-delà  la  vallée

Je  désirerais  tant  continuer

Je désirerais tant rentrer à la maison(2).

 

Les séquences tournées par les nazis sont doublement bouleversantes, car elles donnent une image tout à fait fausse des conditions inhumaines de survie dans ce camp de transit, avant le départ sans retour vers les camps de Pologne, en le transformant en village à la Potemkine pour  l’unique inspection (à ma connaissance) de la Croix-Rouge. Elles sont aussi un témoignage à nul autre second de cette centaine de juifs tirés au sort pour paraître à l’écran, en particulier pendant la représentation de Brundibár, la seule qui nous soit parvenue depuis cette antichambre des camps de la mort.

 

Victor Ullmann refusa l’exil, choisissant la résistance intellectuelle et artistique. Disciple d’Arnold Schönberg, il était devenu chef d’orchestre, mais à l’entrée de la Wehrmacht en Tchécoslovaquie, le 15 mars 1939, il fut interdit de toute activité publique. C’est au camp qu’il recouvra ses racines juives, composant plus de vingt partitions en deux ans. Juste avant sa déportation, il composa encore un cycle de Jiddishe Lieder, Březulinka, dont la première figure au programme du concert.

 

Un autre compositeur majeur fut Viktor Ullmann, qui de 1943 à sa déportation, composa trente-trois œuvres, dont l’opéra Der Kaiser von Atlantis oder Die Tod-Verweigerung, op. 49 (L’Empereur d’Atlantis ou le refus de la mort), écrit tour à tour sur le mode de l’ironie tragique (comme l’atteste l’évocation de l’hymne national allemand, Deutsche über alles, au n°7 du premier tableau) et sur celui de la protestation, de la révolte, avec des hommages appuyés à certains compositeurs interdits, classés dans la catégorie « Entartete Musik – musique dégénérée ».

 

Erwin Schulhoff, qui avait composé une cantate sur le Manifeste du Parti communiste, puis obtenu la naturalisation soviétique pour lui et sa famille en avril 1941, fut arrêté au lendemain de l’invasion de l’URSS par les armées nazies le 22 juin suivant. Incarcéré à Prague, il fut ensuite déporté au camp de concentration de Wülzburg en Bavière, où il mourut le 18 août 1942, laissant inachevées ses 7ème et 8ème Symphonies, Eroica et Heldensymphonie. En revanche, son père fut déporté et mourut à Theresienstadt en 1942. Daniel Hope consacre beaucoup d’énergie à faire revivre Schulhoff. « Je sens dans cette musique une magie particulière, qui envoûte aussi bien les auditeurs que les interprètes de la première à la dernière note. Ce qui me fascine, c’est la passion et la volonté de survie qui s’expriment à travers cette musique. » 

 

Un dernier mot. Deutsche Grammophon publie aussi un magnifique album MIROIRS sur la thématique du Lamento, faisant fresque  autour de celui de Nicolas Bacri,  motet pour soprano et chœur mixte, op. 81, avec, autour de lui, le sublime Lamento de Johann Christoph Bach dont il reprit le titre, Ach, dass ich Wassers gnug hätte (Que n’ai-je assez d’eau dans ma tête et que mes yeux soient des fontaines de larmes…), l’Adagio op. 11 de Barber (fort célèbre aux États-Unis) et la Symphonie de Chambre op. 110 de Chostachovitch. L’Ensemble Matheus et Malena Ernman sont conduits par Jean-Christophe Spinosi. N. Bacri, né en 1961, est l’un des musiciens les plus féconds et les plus primés des années 2000. Ces Lamentos en Miroirs, je les écoute aussi comme un tombeau musical pour ces musiciens morts à Auschwitz ou ailleurs, Juifs ou non-juifs, mais aussi Arméniens ou Cambodgiens, Russes ou Chinois, blancs ou noirs, Européens ou non, femmes ou hommes, car toutes et tous ces compositeurs et interprètes ont mis la musique et son message universel au-dessus de tout et surtout de la barbarie. 

 

Notes :

1. Deutsche Grammophon (Universal Music) /Bayerische Akademie der Schönen Künste, DVD, 2013.

2. Aucun texte n’est proposé dans le livret du DVD, pas même en allemand. 

CRIF