Virginie Guedj-Bellaïche

Journaliste-Blogueuse

Alfred Dreyfus, Anouk, l’histoire et la mémoire

14 Juillet 2015 | 1003 vue(s)
Catégorie(s) :
France

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12 juillet 1906, Alfred Dreyfus  est réhabilité par la cour de cassation de Rennes. C’était il y a 109 ans, autant dire une éternité.  

J’aime le dates-anniversaires, les éphémérides, l’idée qu’à la date du jour, il y a des années ou plusieurs décennies, un morceau de l’histoire s’est joué. Il s’en est passé des choses le 12 juillet. Rappelez-vous. 1998, les Bleus remportent la Coupe du Monde. Les français  descendent dans la rue pour fêter la victoire de la France Black Blanc Beur. Le lendemain, les journaux écrivent que l’affluence dans les rues de France était supérieure à la liesse de la Libération. Et puis c’est aussi un 12 juillet, en 1906 cette fois, que la vérité éclate enfin. Le capitaine Dreyfus est réhabilité. Condamné pour intelligence avec l’ennemi à 10 ans de travaux forcé, déporté à Cayenne et dégradé au cours d’une cérémonie militaire - un triste sort, qu’il partage, ironie de l’histoire, avec Philippe Pétain – Alfred Dreyfus retrouve son rang.

J’ai découvert l’affaire Dreyfus au collège. Dans mon manuel d’histoire, au détour d’une page, je me souviens de cette gravure de diner mondain. L’image était séparée en deux. En haut, une tablée calme et disciplinée où l’hôte déclare doctement « Surtout ne parlons pas de l’affaire Dreyfus ». En bas, la même table avec des convives qui se tapent dessus et la légende « Ils en ont parlé ». Symbole d’une France coupée en deux, divisée, déchirée. Dans  La France et les Juifs de 1789 à nos jours (Paris, Le Seuil, 2004, p. 379), l’historien Michel Winock rappelle que le philosophe Emmanuel Levinas aimait citer son grand-père qui louait l’hexagone comme une terre d’accueil pour les juifs, non pas en dépit de l’affaire Dreyfus mais au nom de la célèbre affaire. « Un pays qui se déchire, qui se divise pour sauver l’honneur d’un petit officier juif, c’est un pays où il faut rapidement aller » répétait-il à l’envi.

Adolescente, je pouvais laisser vagabonder mon esprit des heures devant ce dessin de presse du caricaturiste Caran d’Ache. Je me revois détailler chaque expression sur les visages crispés, scruter tous les plis des robes des femmes du monde s’écharpant comme des chiffonnières sans pour autant mesurer la dimension politique et sociale de cette affaire qui bouleversa profondément la France dans l’entre-deux siècles. Je ne suis pas une spécialiste de cette histoire, je vous renvoie volontiers à l’excellent article de Marc Knobel sur le sujet, mais je m’interroge sur la mémoire de cette affaire, ce que je peux en dire à ma fille. Comment en 2015, peut-on expliquer à une petite fille de bientôt 8 ans née en France et éduquée dans un cadre communautaire organisé qu’à l’époque on disait « israélite » et non juif ? Comment rendre perceptible à cet enfant installée en Israël depuis 2 ans, la suspicion de « double allégeance » ? Comment lui demander de trouver révoltant une erreur judiciaire, alors qu’elle sait qu’au cours du siècle dernier les juifs ont été l’objet d’une extermination systématique ? Comment expliquez le patriotisme français d’Alfred Dreyfus à une enfant qui a grandi en entendant ses parents, ses grands-parents se demander s’ils avaient encore une place en France ?

Evacuons ces questions trop complexes. Elle n’a que 7 ans et demi après tout. Tentons de simplifier au maximum et de faire passer la notion de durée.  L’affaire Dreyfus, à la charnière du XIXe et du XXe siècle débute avec une condamnation en 1894 et s’achève par sa réhabilitation en 1906. Quand j’étais en Maitrise d’Histoire, Philippe Levillain, grand spécialiste de la papauté et accessoirement mon directeur de mémoire, s’était arrêté brusquement dans son cours, réalisé toujours sans note. « Il faut se rendre compte de ce que cela représente » nous avait-il lancé solennel avant de compter levant chaque doigt en égrenant une année, « 1894, 1895, 1896, 1897…. » Et ce jusqu’à 1906. Douze ans. Douze années de procès, d’expertises, de bagne à Cayenne, d’attente. Douze ans. Comment expliquer ce que représentent 12 années à une enfant qui regarde des films sur une tablette et avance pour voir « sa scène fétiche » sans s’embarrasser des passages où selon elle « il ne se passe rien » ?

En attendant qu’Anouk comprenne l’histoire. Celle avec un grand H, ardue et complexe, il me reste la petite histoire.  Celle des sources dites mineures qui ne permettent pas de tisser les frises qui se retrouveront dans les manuels scolaires mais qui éclairent l’événement d’une nouvelle lumière. S’agissant de l’affaire Dreyfus, il faut se plonger dans la correspondance entre Lucie et Alfred Dreyfus compilé avec minutie et talent par Vincent Duclert que j’ai eu la chance et le privilège de croiser à la fac. Anouk ne comprendra sans doute pas l’affaire Dreyfus en m’entendant lire une des ses lettres. Mais quand elle entendra « Lucie, J’attends avec impatience une lettre de toi. Tu es mon espoir, tu es ma consolation ; autrement la vie me serait à charge. Rien que de penser qu’on a pu m’accuser d’un crime aussi épouvantable, d’un crime aussi monstrueux, tout mon être tressaille, tout mon corps se révolte. Avoir travaillé toute sa vie dans un but unique, dans le but de revanche contre cet infâme ravisseur qui nous a enlevé notre chère Alsace et se voir accusé de trahison envers ce pays — non, ma chère adorée, mon esprit se refuse à comprendre ! », elle décèlera sans doute une partie de l’injustice subit par ce petit capitaine juif.

 

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