Lu dans la presse
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Publié le 31 Août 2021

Europe - A l’Est, Natalia Romik répertorie les anciennes cachettes des juifs

La chercheuse polonaise fouille jardins, sous-sols et égouts, en Pologne et en Ukraine, pour mettre au jour, archiver et conserver les abris où se dissimulaient les juifs pendant la seconde guerre mondiale. Un projet éminemment sensible dans son pays.

Publié le 27 août dans Le Monde

Il est midi, ce 3 août, Natalia Romik pousse les portes d’un café dans la banlieue de Gdansk, ville polonaise qui a été le point de départ de la seconde guerre mondiale quand elle s’appelait encore Dantzig. Chevelure rousse et costume jaune, la chercheuse de 38 ans, politologue et architecte, s’attable sans plus attendre, un cappuccino à la main. Depuis trois ans, Natalia Romik dépiste en Pologne les cachettes des juifs pendant la guerre.

Cet été, elle a décidé de changer de pays et de se rendre pour la première fois en Ukraine. Le 18 juillet, à Lviv, elle a poussé les portes d’un autre café pour y découvrir, sous les dalles du sol carrelé, un nouveau refuge qui aurait été utilisé par des juifs. Au gré de ses recherches dans les deux pays, elle a ainsi mis au jour dix abris, qu’elle s’efforce de préserver. Pour mieux conserver ces cachettes dont certaines menacent de tomber en ruine, elle s’attache aussi à garantir leur pérennité en les archivant numériquement, grâce à un scanner 3D et à d’autres technologies de pointe.

A l’intérieur d’un chêne

Natalia Romik a retrouvé ces caches dans toutes sortes d’endroits : à l’intérieur d’un chêne de 650 ans à Wiśniowa, dans le sous-sol d’une maison à Siemianowice Sląskie, dans les égouts de Lviv, dans le cimetière juif de Varsovie… Les juifs s’y dissimulaient pour éviter les arrestations par les nazis ou la police bleue (la police polonaise du pays sous occupation allemande) et pour se protéger d’éventuelles trahisons de voisins.

« L’idée est de faire ressurgir les fantômes qui peuplent nos villes », explique Natalia Romik. Pour trouver le moindre indice susceptible de la conduire à une nouvelle cachette, elle récolte les témoignages des locaux et fouille dans les archives de l’Institut historique juif de Varsovie. « Elle est extrêmement méticuleuse et apporte toujours une dimension interactive à son travail en apprenant des personnes qu’elle rencontre et en partageant avec eux le fruit de ses recherches », explique François Guesnet, enseignant de l’histoire juive moderne à l’UCL (University College London) – il codirige aussi le doctorat de Natalia Romik (intitulé « Post-Jewish architecture of memory within former Eastern European shtetles »).

Sous des pierres tombales

Une fois la cachette décelée, la chercheuse s’entoure de spécialistes (anthropologues, scénographes, techniciens) pour restituer l’histoire des abris et les cartographier. « Je m’intéresse aux murs inégaux, aux fissures et aux trous à travers lesquels les rayons des sondes modernes peuvent passer et révéler ce qui est invisible à l’œil nu, explique-t-elle. L’utilisation d’une caméra endoscopique a permis de mettre au jour quatorze marches construites par ses occupants juifs dans un tronc d’arbre creux. »

Cette architecte tient, à chaque fois, à concevoir une œuvre de commémoration. A condition d’« éviter à tout prix l’écueil d’un monument qui glorifierait les lieux », souligne-t-elle. La cachette située dans une tombe du cimetière juif de Varsovie devrait être, en 2022, entourée d’une structure en verre. Elle permettra de voir les matzevot, ces pierres tombales qui servaient à masquer l’entrée du refuge. Elle sera également agrémentée d’une maquette et d’explications en polonais, en hébreu et en anglais. Un projet qu’approuve Abraham Carmi, l’un des deux survivants de cette cachette (le second est aujourd’hui décédé).

En mars, cet homme de 93 ans, qui vit aujourd’hui en Israël, est redescendu sous terre dans l’obscurité et l’humidité de la tombe. Il s’y était réfugié à l’âge de 14 ans, de juillet à septembre 1942, avec six autres personnes, dont sa mère et un cousin. Une rencontre inoubliable pour Natalia Romik. Il se souvenait avec exactitude de cette cache, qu’il lui a décrite comme un lieu où il était content de pouvoir s’exprimer avec les mains, conscient d’être en vie sous des pierres tombales.

Le mythe d’une nation héroïque

La chercheuse est décidée à poursuivre encore longtemps ses recherches. Un travail très politique dans un pays où le parti populiste Droit et justice (PiS) cultive le mythe d’une nation héroïque et a du mal à faire face à la mémoire de la Shoah. Le 14 août, le président, Andrzej Duda, a ainsi promulgué une loi qui fixe un délai de prescription de trente ans pour les demandes de restitution des biens juifs spoliés pendant la guerre. Natalia Romik compte bien se battre pour faire la lumière sur les parties les plus sombres de l’histoire polonaise, « en ces temps de discours haineux et d’antisémitisme grandissant ».

Aleksandra Janus, chercheuse à l’Ecole de sciences sociales et humaines de Varsovie, admire le travail de sa collègue : « Natalia ne regarde pas seulement ce qui s’est passé pendant la guerre, mais aussi ce qui s’est produit depuis, et nous aide à comprendre la complexité et les enchevêtrements de l’Histoire. » Natalia Romik présentera ses moulages de cachettes lors d’une exposition en mars 2022 à la Galerie nationale d’art Zachęta de Varsovie. Les visiteurs pourront les effleurer, les palper, une manière comme une autre de toucher l’histoire du bout des doigts.

 

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